Quel que soit le domaine scientifique, les publications doivent répondre à certains
critères et suivre des voies qui ont été élaborées sur la longue durée des siècles pour
améliorer leur efficacité. Le système de la communication scientifique doit garantir la
qualité des écrits et des communications qui sont produits pour répondre aux critères et aux
règles de la communauté dans laquelle elle s’inscrit. Nous devons donc comprendre quelles
sont ces normes qui ont été établies et quelle place y tiennent les publications scientifiques.
La part de la communication est montrée comme incontournable, c’est ce que montrent M.
Ben Romdhane et S. Lainé-Cruzel : le rôle d'un scientifique ne s'arrête pas à la réalisation de
la recherche, il doit la communiquer aux autres, affirment-ils85. La communication
scientifique est au centre de tout travail de recherche. En effet, le chercheur doit savoir
choisir le support de la publication de ses travaux. Cette publication, dans des maisons
d’édition reconnues, dans des revues spécialisées, est une validation et une valorisation du
travail de recherche. Dès lors, toute recherche scientifique ne s'achève que par le biais de sa
communication : une recherche scientifique ne peut être achevée tant que ses résultats ne
sont pas publiés86.
L’aspect officiel qui régit cette production peut être défini par le terme
« publication ». Il s’agit de caractériser les méthodes et les moyens par lesquels le savoir
scientifique est publié. Dans le terme même de « publication », nous avons plusieurs
aspects, si nous étudions la définition du Petit Robert. Celui-ci nous donne d’abord son sens
juridique comme « action de publier ; procédure ayant pour objet de porter (un acte
juridique) à la connaissance de tous. Voir aussi « promulgation ». Nous voulons noter dans
la définition juridique deux composantes qui, d’une certaine manière, portent leurs marques
aussi jusque dans les publications scientifiques. Il y a, dans une publication, une
« procédure », c’est-à-dire un ensemble d’actions spécifiques à mettre en œuvre, et cela peut
s’appliquer aussi au domaine qui nous intéresse, c’est-à-dire les sciences de l’information et
de la communication. Nous voulons aussi retenir qu’une publication a valeur de
« promulgation », dans le sens où sa parution même contient sa légitimité. Nous pouvons
penser que dans les publications scientifiques, il reste quelque chose de cette signification
première, liée sans doute à la dimension quelque peu solennelle qui reste attachée à l’écrit.
Dans le sens « courant », publication signifie « action, manière de publier (un ouvrage, un
écrit) » et ensuite son résultat, l’ « écrit publié (brochures, périodiques) », toujours selon le
Petit Robert. Dans le cadre des sciences de l’information et de la communication, ce sont
ces actions et ces manières qui vont bien sûr nous intéresser. Nous devons autant prendre en
compte la dimension technique qui permet de donner forme aux écrits scientifiques que les
composantes systémiques qui forment le cadre dans lequel ces parutions deviennent
possibles.
85
M. Ben Romdhane & Sy. Lainé-CruzelPrise en compte de la structure des articles en sciences
agronomiques pour la navigation dans un corpus scientifique électronique, voir
http://www.recodoc.univ-lyon1.fr/publications/sfsic/sfsic.htm#1/%20Caract%E9ristiques%20et%20typologie%20des%20revues%20sci
entifiques%20:
86
DAY, Robert A. [1989]How to Write and Publish a Scientific Paper.- 3ème éd.- Cambridge :
Cambridge University Press,
1989.-La forme des publications scientifiques est reliée à une fonction sociale, un titre de
propriété. Guédon note l’importance du système de publication qui est très codifié dans les
sciences depuis le XVIIe siècle. Les résultats scientifiques n’acquéraient de la valeur que
s’ils étaient rendus publics. Il explique comment ce qu’il appelle un « code de propriété
intellectuelle » pour les scientifiques a été conçu. Ainsi fonctionnait le jeu de la science
articulé autour de règles de publication permettant de revendiquer et de prouver la
possession de « titres de propriété » (semblables à des titres de possession d’objets
matériels) portant sur quelques-unes des propriétés de la nature. Ce système est né grâce à
un « registre social des innovations scientifiques », instauré par le biais d’un périodique
londonien vers les années 1660, Philosophical Transactions of the Royal Society of London,
fondé par Henri Oldenburgh. Cette revue appelée aussi «Phil Trans », bien que diffusant
aussi des informations récentes, avait véritablement pour but de créer un registre public des
contributions originales à la connaissance. La revue londonienne servait à valider
l’originalité des idées diffusées87.
Guédon fait part de l’historique de l’émergence des publications savantes. Selon lui,
la conception d’un périodique scientifique, n’a pas pour seul but la diffusion de la
connaissance, mais cherche en fait à renforcer les droits de propriété sur les idées. La
propriété intellectuelle et les auteurs n’étaient pas des concepts juridiques conçus pour
protéger les écrivains. Ils furent inventés pour le bénéfice des imprimeurs ou des libraires.
La leçon qui peut être retenue de ce qui précède est celle-ci pour Guédon : les chercheurs
scientifiques conçoivent les revues et les articles publiés, exactement comme Oldenburg
l’avait anticipé, c’est-à-dire comme des registres de propriété intellectuelle dont les
fonctions seraient semblables à celles d’un registre foncier. Dans les faits, les revues
enregistrent les titres de propriété (les articles) et définissent des limites et des frontières. Au
final, les scientifiques peuvent se connaître les uns les autres, connaître leurs positions
respectives dans les domaines de savoir tels qu’ils ont été délimités par les chercheurs à un
moment donné, par les titres des revues qui représentent ces champs de la connaissance. Le
fait de publier un article dans une revue plutôt que dans une autre est significatif de la
reconnaissance de la qualité du contenu proposé, de son inscription dans un « paradigme »
qui a délimité son périmètre de connaissances et ses méthodes et signale que le chercheur a
bien enregistré les règles de la communication scientifique et son contexte.
Les revues spécialisées sont donc des institutions qui formalisent / incarnent des
classements divers à des niveaux différents. Un paradigme scientifique qui s’établit en tant
que tel définit quels sont ses concepts fondamentaux et dans quel champ de la connaissance
il s’inscrit. Un exemple dans les sciences de la nature : le périodique Science est
représentatif d’un domaine de connaissances qui est clair pour tous. Il a été fondé par l’
American Association for the advancement of science à Washington en 1880 et représente
une des plus hautes autorités en matière de publication dans les sciences dures. Sa
renommée s’étend jusque dans la société civile où la citation d’un auteur et de son article
publié dans Science fera autorité, quant au sérieux des découvertes qui seront proposées
dans les informations diffusées par les grands médias de communication. Dans les sciences
humaines, par exemple, la revue L’Année sociologique est fondamentale pour la discipline
de la sociologie. La revue a été crée par E. Durkheim qui en a été un des fondateurs et qui
est reconnu comme ayant une autorité incontestable.
Une revue fonctionne selon des principes bien précis : les articles soumis à la
publication sont lus et examinés par un comité de personnalités reconnues dans le domaine
87
Guédon [2001]A l’ombre d’Oldenburgh : bibliothécaires, chercheurs scientifiques, maisons
d’édition et le contrôle des publications scientifiques ARL meeting, Toronto, mai 2001, p. 5
qui est concerné. En termes de publication, ces personnes apparaissent nommées dans une
page prévue à cet effet et que l’on nomme en termes de bibliothéconomie l’« OURS ». Sur
cette page, sont donnés les noms du fondateur de la revue, son directeur (actuel et les
précédents), les membres du comité de direction, les membres du comité éditorial, le
directeur de publication, les membres divers qui participe à cette forme d’institution : des
secrétaires, présidents, trésoriers etc. On y trouve aussi des informations pratiques
concernant l’identité de la publication elle-même : l’identifiant sous la forme du numéro
nécessaire au Dépôt légal appelé ISSN88, la maison d’édition qui la publie et qui a une
autorité reconnue dans le domaine visé.
Le système institutionnalisé des revues scientifiques fonctionne en pratiquant des
opérations de classement. Un premier type de classement permet de signaler dans quelle
branche du savoir se situe la publication qui est ainsi proposée. On voit ensuite à l’œuvre un
deuxième type de classement qui représente le degré plus ou moins grand d’« excellence »
du contenu (et par rapprochement de l’auteur) par le biais d’indices de citations. Comme le
notait Kuhn, un paradigme se signale par des présupposés, des livres de référence et des
théories considérées comme fondamentales : le fait de citer un article et un auteur dans
d’autres ouvrages montre donc l’importance de la reconnaissance de ces éléments et les
instaurent progressivement comme des fondements de ce paradigme, des « valeurs sûres »
qui participent à sa définition et à l’établissement de son sérieux. Les écrits scientifiques
font ainsi référence les uns aux autres par le biais de citations : il s’agit de l’emploi des
idées, des concepts, des théories établies comme fondamentales pour le domaine et le sujet
traités dans l’article. Une publication scientifique n’est donc pas un écrit isolé, une
production « en soi », détachée de tout contexte ou de réalités « triviales », selon
l’expression utilisée par Jeanneret lorsqu’il s’exprime sur l’affaire Sokal89.
Dans les circuits traditionnels, il faut donc noter qu’il y a plusieurs acteurs qui ont
une place et qui remplissent chacun une fonction bien définies. Les chercheurs, dans ce
système, sont à des moments différents des lecteurs, des auteurs et des validateurs. Ils ont lu
les auteurs canoniques et intégré les composantes du paradigme dans lequel ils s’insèrent et
ils participent ensuite à des institutions qui vont permettre la transmission des travaux selon
le respect de ces règles. Ils appartiendront à des sociétés savantes, à des comités de lecture
de revues, à des jurys de soutenance pour les thèses scientifiques, à des comités présidant à
la publication de monographies tels les directeurs de collection dans des maisons d’édition
spécialisées dans les domaines scientifiques dont ils font partie. Toutes ces institutions
participent à établir l’autorité d’une discipline, l’endroit qui lui est assigné dans les
domaines du savoir, la définition des concepts essentiels qui caractérisent son contenu, les
personnalités qui en sont représentatives, les organismes qui sont habilités à organiser sa
diffusion.
Le livre est la forme institutionnelle que lui a donné la tradition pour la transmission
du savoir scientifique. Bachimont et Charlet traitent de l’édition électronique via un
nouveau support, le format d’édition PolyTEX90 et notent que le livre est notre support
d’enregistrement de la connaissance et de sa transmission. Dans le cas de l’archéologie,
J.-C. Gardin constate que l’information archéologique est jusqu’ici diffusée par la seule voie
de l’édition91. La pratique la plus courante dans le monde scientifique, pour rédiger puis
88
International Standard Serial Number, numéro identifiant la revue lors du dépôt légal, puis pour les
systèmes institutionnels qui traitent le livre (éditeurs, libraires, bibliothèques) et ensuite les particuliers qui
veulent y avoir accès
89
Jeanneret 1998 : 14
90Bachimont & Charlet 1992 : 3
91pour diffuser les connaissances, semble donc encore actuellement de publier sous la forme
de livres, d’articles dans des revues scientifiques, d’actes de colloques, de manuels
pédagogiques ou de polycopiés. C’est encore ce qu’affirme J.-C. Gardin lorsqu’il se
demande si la monographie est la meilleure forme de divulgation possible pour le discours
archéologique92. Le savoir est donc soumis à la communauté scientifique principalement par
le biais de monographies éditées par des organismes reconnus comme habilités à cette
mission, chacun dans le domaine où il a déterminé son expertise : les maisons d’édition, et
par des articles publiés dans des revues, soumises elles aussi au système reconnu des
éditeurs qui sont fondés à le faire et des personnalités scientifiques qui donnent leur validité
scientifique.
Ces publications ont à justifier de leur caractère scientifique. Nous aurons donc à
nous interroger sur la signification de ce que l’on nomme « la science » et ses rapports avec
la société. Le sens même que l’on peut donner à « la science » et les contraintes que ce
concept peuvent imposer aux formes d’écriture et aux pratiques sont à parcourir et à
expliciter. Le dictionnaire le Petit Robert nous en donne trois définitions, dont les deux
premières sont : 1) connaissance exacte et approfondie ; ensemble de connaissances,
d’expériences ; 2) savoir-faire que donnent les connaissances, habileté.
En troisième partie, le Petit Robert cherche à définir ce qu’il nomme UNE, LES
SCIENCES : « tout corps de connaissance ayant un objet déterminé et reconnu, et une
méthode propre ». Nous parcourons encore les définitions du dictionnaire : « ensemble de
connaissances, d’étude de valeur universelle, caractérisées par un objet et une méthode
déterminés, et fondées sur des relations objectives véritables ». Nous voyons ici s’ajouter
deux éléments qui sont d’importance. Pour qu’il y ait UNE science, il faut que les
connaissances visent l’universalité et qu’elles soient fondées sur des relations objectives
véritables. Nous retrouvons le caractère de vérité nécessaire tel qu’il a déjà été exigé mais il
est ici appliqué au terme « relations objectives ». La science doit donc se fonder sur des faits
qui doivent être mis en relation, de telle manière que la subjectivité n’intervienne plus. On
peut supposer qu’alors, se détachant de la pure subjectivité, elles atteignent à une
universalité.
De manière générale, nous pouvons dire qu’il s’agit, dans les publications
scientifiques, d’élaborer et d’échanger des connaissances. Celles-ci se manifestent par des
comportements et particulièrement par des discours, comme l’affirme Grize93. Par ailleurs
J.-C. Gardin, lorsqu’il analyse ce qu’il appelle les « constructions scientifiques », constate
que le « discours » est la seule forme tangible de ces constructions94. La pensée scientifique
nous est donc livrée essentiellement au travers de discours, qui sont la production manifeste
de l’activité scientifique.
L’emploi du discours s’impose à tous les niveaux des publications scientifiques. Le
discours est indispensable jusque dans les descriptions et donc dans toutes les parties d’un
travail scientifique rigoureux. J.-C. Gardin souligne en effet la « forme nécessairement
discursive (…) qu’il faut donner à la représentation des vestiges dès le stade de la
compilation » dans le domaine de l’archéologie »95. Il en est de même lorsque certaines de
ces parties consistent en des explications. Pour qu’elles puissent être interprétées comme
telles, il faut qu’elles soient soumises à « une forme d’énonciation particulière, qui est la
92
Gardin 1975
93Grize 1990 : 115
94Gardin 1991 : 173
95Gardin 1979 : 65
conditionsine qua non de la possibilité de reconnaissance en tant qu’explications », comme
le rappelle M.J. Borel96. Pour ce qui est de la composante narrative, inhérente aux formes
habituelles du discours, elle peut se retrouver aussi dans les discours scientifiques. J.-C.
Gardin rappelle lui aussi que la narrativité est considérée comme une « composante
inévitable des textes scientifiques relatifs à l’ordre humain, dans quelque perspective que ce
soit – historique d’abord, mais aussi bien sociale, économique ou plus généralement
anthropologique97. Cependant, la narrativité doit être traitée d’une manière spécifique dans
le domaine scientifique et la signalisation du raisonnement doit être manifeste.
Or, « à la différence d’autres cultures, comme les cultures chinoise et arabe par
exemple, notre tradition dans son ensemble est discursive et rhétorique »98, nous rappelle
Joëlle Gardes-Tamine. Cette affirmation émane d’un travail sur la stylistique et sur la
grammaire : elle peut apparaître comme un truisme. Pour nous, il n’en est rien. Elle pose
d’abord le caractère particulier de chaque culture et celui-ci est d’importance. Nous pouvons
donc d’emblée poser que nous allons parler des publications scientifiques denotre tradition,
ce qui signifie « occidentale », bien entendu.
Comme le souligne Jacques Gernet, il s’agit de ne pas oublier que nos traditions
sociales et politiques, religieuses et morales, nos conceptions de l’homme et du monde sont
le produit d’une histoire particulière. « Les catégories de nos langues, celles du grec et du
latin ont servi de fondement à notre discours philosophique », affirme-t-il99. Il nous rappelle
ainsi les différences entre les philosophies orientale et occidentale et les catégories du
discours que cette dernière a engendrées. Les langues indo-européennes et plus
particulièrement la langue grecque ont joué un rôle important avec leur structure formelle
complexe et rigoureuse. Le fait que les mots soient composés de racines et de désinences, et
la place qui leur est assignée dans la phrase et dont dépend sa compréhension, structurent le
mode de pensée en Occident. Il est certain, écrivait Paul Demiéville, que les Chinois ont
toujours été rebutés par la forme des textes sanscrits, par leur développement dont pas une
maille n’est épargnée au lecteur, par toutes les répétitions qu’impose impitoyablement la
rigueur scolastique des démonstrations100 ». Augustin Berque fait remarquer que la langue
japonaise ignore le pronom « je » tel qu’il est pratiqué en Occident et donc, qu’a fortiori le
japonais ne pourra pas faire usage d’un raisonnement fondé sur le «cogito ergo sum »
puisque ce « je » cartésien et « absolu » n’existe pas pour un japonais. En effet c’est un
« je » relatif, qui s’exprime dans des formules de langage différentes selon des situations
données, que l’on peut observer au japon101.
Que le langage et son étude formelle soient aussi développés dans notre culture
occidentale n’étonne pas J. Gernet, lorsqu’il les compare aux traditions orientales et plus
particulièrement chinoise. En effet, nous pouvons opérer un rapprochement entre la
philosophie et les catégories du discours des différentes cultures et voir comment celles-ci
ont influencé celle-là. Dans les langues indo-européennes, un accord formel est exigé entre
les différents termes de la phrase alors que dans les textes chinois, c’est un accord entre les
fonctions, la syntaxe et les significations qui est demandé102. Le chinois ignore toute
distinctionformelle entre ce que nous appelons verbe, substantif, adjectif, adverbe, pronom
… La rigueur n’y est pas d’ordre morphologique mais à la fois syntaxique et sémantique. Le
96