3.2 Le texte et sa représentation dans le livre
3.2.3 Les parties du discours scientifique et leur configuration
Nous pouvons dorénavant analyser quelles sont les formes qui sont données au
discours scientifique selon les domaines de connaissances et de quelle manière s’exprime l’
« ordre » qui s’est lentement imposé. Dans le cadre des publications scientifiques, nous
devons absolument tenir compte aussi des technologies de mise en page qui nous permettent
de nous orienter dans les textes pour en dégager le sens et les idées. Comment l’ensemble
des codes graphiques complète-t-il l’écriture pour élaborer la construction du sens et
permettre au lecteur de se situer dans le livre et dans la construction intellectuelle qui lui est
proposée ? Il s’agit de plusieurs composantes comme les caractéristiques du papier, les
caractères typographiques, la mise en page, les illustrations, le design graphique,
l’impression, le façonnage. Les textes sont organisés en parties, reflets de la structuration
rhétorique du discours, qui apparaissent sous des configurations diverses selon le type de
texte : monographie, article, thèse etc. et le domaine scientifique auquel il correspond.
La typographie, la mise en page organisent le discours dans son sens. L’
« énonciation éditoriale » va répondre à plusieurs fonctions dans le cadre de la
communication scientifique. Les images, le cadre, la place qui sera assignée à chaque partie
du texte devront renvoyer aux aspects essentiels de la communauté dans laquelle s’inscrit ce
texte. Ils devront montrer à quel domaine l’on a ffaire et différencier les sciences de la
nature des sciences humaines. Il devra donner des points de repères sur la discipline
elle-même qui est concernée, par un logo, ou par une mise en page particulière. Ces éléments
vont ainsi envoyer des signaux clairs sur le contexte et l’univers de référence du discours
qui va être proposé pour montrer dans quel « paradigme » il s’insère. Une autre fonction
sera plus interne au texte lui-même. La manière de proposer le plan et les parties va donner
des indications sur l’argumentation de l’auteur. Il doit être clairement organisé pour donner
un accès direct aux idées principales et aussi guider le lecteur dans les niveaux différents de
lecture qu’il souhaitera.
493
Au niveau le plus technique, la typographie organise une fragmentation syntaxique
pour les phrases par l’emploi de majuscules et l’organisation des idées en paragraphes par
des retours à la ligne. Des attributs graphiques comme les blancs, les signes de ponctuation
et différents niveaux de texte permettent en plus de signaler comment la pensée est
découpée et à quel moment les idées sont développées ou regroupées. À l’intérieur même du
texte, il peut y avoir des repères visuels plus ou moins marqués. Il peut y avoir un ou
plusieurs styles (gras, italique, etc.), des attributs de caractères (capitales, relief, ombré), des
différences de corps et de polices, de couleur différentes, divers espacements dans les
paragraphes, des dimensions variables dans les interlignes, l’alignement, les illustrations ou
encore différents niveaux de titres. Cela constitue des marqueurs au même titre qu’il y a des
« connecteurs » dans le cheminement du discours.
Des relations hiérarchiques ou analogiques dans le texte sont instituées à cause de
différents échelons du texte. Ainsi, il y aura : des titres de plusieurs niveaux ; des
développements insérés dans le texte même, des exemples ; des illustrations avec légendes
associées, des encadrés ; des développements complémentaires à l’écart du texte tels des
notes, commentaires, bibliographies, traductions ; des tables, des index, des glossaires, des
lexiques. D’autres outils de repérage spatial peuvent être insérés : la pagination, des têtes de
chapitres, des blancs de tailles variables. Tous ces éléments poussent à voir le livre comme
une organisation subtile, faite de parties, de chevauchements, d’emboîtements, et cet
agencement complexe ne semble pas pouvoir être définit ni réduit à une « linéarité ».
Si nous connaissons bien ces objets « livres », nous avons cependant besoin de les
parcourir à nouveau mais cette fois avec un œil plus exercé, pour comprendre les
correspondances entre les parties des textes scientifiques et leur signification dans le
système de la communication scientifique. Si les textes peuvent être considérés comme non
linéaires, nous devons ajouter une remarque importante pour le domaine particulier qui nous
occupe : les publications scientifiques. L’une des caractéristiques évidentes liées aux
documents scientifiques et techniques est leur forte structuration, implicite ou explicite,
souligne Lainé-Cruzel. Ainsi nous revenons à la notion de genre, notion dont nous avons vu
la nécessité un peu plus haut. Le genre « scientifique » impose donc des contraintes
précises. Et cette contrainte peut être formulée comme étant de l’ordre de la structuration. Il
semble que dans ce contexte et particulièrement pour le cas des articles scientifiques, nous
soyons loin de constater l’unanimité autour d’une évidente « caractéristique linéaire » de
l’écriture ou de la lecture. S. Lainé-Cruzel note que, pour être acceptés par la communauté
scientifique qui va les exploiter, les différents types de documents respectent des contraintes
de production précises494.
Sylvie Lainé-Cruzel insiste : le discours scientifique, contrairement au roman ou à
l’essai, n’est pas linéaire. Dans le cadre des sciences dures, des pratiques sont observables.
Elles imposent des normes de structuration du contenu où le plan joue un rôle essentiel.
Cela nous montre que la structuration rhétorique étend son empire sur les textes des sciences
naturelles aussi. Un document lié à un travail de recherche, et permettant la reconnaissance
de ce travail par d’autres chercheurs, respectera un plan type dans sa construction (plan
IMRED495, plan OPERA496…). Il comportera un résumé, une bibliographie, éventuellement
une brève présentation biobibliographique des auteurs, etc. Un travail universitaire obéira à
des règles de présentation (introduction, état de l’art, conclusion, annexes, etc.), un rapport
494
Lainé-Cruzel 1999ProfilDoc : Filtrer une information exploitable in BBF - Paris, t. 44, n° 5, 1999,
pp. 60-64
495
Plan « IMRED »: Introduction, Matériel et Méthode, Résultats Et Discussion
496d’activité ou un manuel technique auront leurs propres règles. Un ouvrage pédagogique sera
organisé en chapitres, comportera une introduction, parfois une préface et, éventuellement,
un glossaire ou un index.
La forme d’une publication scientifique sera conditionnée autant par le travail de
l’auteur que par sa destination : c’est le rôle dévolu au lecteur potentiel ou effectif. Ainsi il
est intéressant d’étudier les résultats d’une enquête qualitative qui a été réalisée par Ben
Abdallah auprès d’un certain nombre de chercheurs et d’étudiants et a tenté de cerner les
pratiques d’exploitation des articles scientifiques497. Les principaux résultats qui en ont été
dégagés sont les suivants :
– la lecture d’un article scientifique est rarement séquentielle, et souvent partielle ;
– les parties du texte auxquelles va s’intéresser le lecteur varient selon la tâche qu’il
est lui-même en train d’effectuer ;
– la consultation de certaines parties du document permettra de décider de l’usage
ultérieur de l’article (à exploiter ou non, à lire intégralement ou non…).
Enfin, l’enquête a permis de confirmer que les utilisateurs ont une très bonne
connaissance des règles de production appliquées par les auteurs, et savent à l’avance qu’ils
vont trouver dans un article scientifique l’exposé d’une démarche sous une forme
normalisée. Le résumé, la table des matières, l’introduction, l’état de l’art, la discussion des
résultats ou la bibliographie sont situés dans le document d’une manière qu’ils savent
localiser. A chaque type de document correspond un ensemble de règles de production,
même si cela n’a jamais été explicité [Lainé-Cruzel 1999]. Cette « normalisation », ce
formatage peuvent être rapprochés de ce que Chartier appelle « l’ordre des livres » et que
nous avons déjà évoqué plus haut.
Nous pouvons observer plus précisément la forme qui est donnée aux « livres » dans
les sciences humaines. Chaque partie du livre aura une signification dans le cadre du
système de la communication scientifique. La monographie peut être l’expression d’une
recherche scientifique dans son ensemble ou d’un manuel pédagogique avec un éditeur
scientifique singulier, être le reflet d’un travail scientifique nouveau (thèse de doctorat) ou
d’une communauté (actes de colloque) dans quel cas elle est composée d’articles. Un
deuxième cas de figure est la Revue, composée d’articles. L’article lui-même est une forme
d’écriture scientifique qui a ses codes, ses caractéristiques propres et une relative
autonomie.
Le livre lui-même est constitué d’une matérialité avec :
Couverture (première de couverture)
Deuxième de couverture
Page de garde
Page de titre
Texte : Introduction, Corps de texte (avec niveaux de TIT1, TIT2, TIT3…),
paragraphes, conclusion
Notes de bas de pages
Table des matières
Indexnominorum,Index rerum
Bibliographie : auteurs, théories et univers de référence
Annexes
Troisième de couverture
497
Ben Abdallah, Nabil [1997] Analyse et structuration de documents scientifiques pour un accès
personnalisé à l’information utile : vers un système d’information évolué. – Thèse soutenue à l’université
Claude-Bernard-Lyon 1 le 7 juillet 1997
Quatrième de couverture.
Nous pouvons mettre en relation les parties du livre avec les référents de la
communication scientifique. La page de couverture donne le titre, l’auteur (individuel ou
collectif), l’éditeur et la collection éventuelle créée par cet éditeur. La mention de l’éditeur
renvoie à l’institution éditoriale qui a accepté d’éditer et qui a organisé la mise en forme
matérielle, la publication elle-même. Cette institution a une signification en tant que telle et
sa mention renvoie implicitement au domaine dans lequel s’inscrit l’éditeur nommé. Cet
éditeur est un gage du plus ou moins grand sérieux de la publication : être publié aux
Presses universitaires de France (PUF) est prestigieux et signifie que le contenu a été validé
par des instances reconnues et digne de foi. La collection de l’éditeur donne un degré de
plus dans la précision du domaine considéré. Par exemple, la collection « U » et la
sous-collection « communication » chez Armand Colin montre l’ancrage universitaire de la
publication, le public et le domaine ciblés (sciences de l’information et de la
communication) et le caractère scientifique de celle-ci. La collection « NRF » aux éditions
du Seuil par exemple, donne au lecteur l’indication que l’ouvrage est devenu un
« classique », un « monument » et constitue ainsi ce que Kuhn appelle des manuels
scientifiques élémentaires, des textes scientifiques classiques qui fournissent les éléments de
l’univers de référence, de l’horizon de pensée dans lequel s’inscrit le discours proposé.
Sur la page de garde on trouvera des indications plus ou moins sommaires sur
l’éditeur et ses références officielles montrant qu’il est reconnu officiellement comme son
identifiant (ISBN498 pour une monographie et ISSN499 pour un périodique. Il pourra donner
des informations plus riches avec une description du contenu (ce que l’on appelle aussi des
métadonnées, des informations sur des données) sous la forme d’une fiche catalographique
brève avec le titre, le sous-titre, l’auteur, l’éditeur, le nombre de pages, et même
éventuellement un résumé. La Page de titre fournira le Titre, l’Auteur, (la date, pas
toujours), l’éditeur, (le lieu, pas toujours). La Quatrième de couverture (dos du livre),
fournit des informations développées sur la collection, les problématiques et enjeux, les
auteurs, l’éditeur et son identifiant. Elle fournit ainsi des indications sur l’environnement
scientifique comme univers de référence avec par exemple les laboratoires dans lesquels
travaillent les chercheurs auteurs, ainsi que des précisions sur le domaine (les thématiques
sont affinées).
Le contenu de la publication est objet de découpages et de parties qui renvoient aussi
à des éléments bien précis de la communication scientifique. On y trouve une introduction,
un corps de texte avec des titres, sous-titres et paragraphes, des notes de bas de page. Nous
remarquons que les notes de bas de pages sont importantes pour mettre en relief les idées
reçues qui sont nécessaires et la vision du monde qui caractérise le paradigme dans lequel
s’inscrit la publication, mais aussi les théories auxquelles il est fait référence et qui
légitiment la véracité et la validité du contenu scientifique. Les notes de bas de page
renvoient à des auteurs, des textes, des théories, des univers de références reconnus par les
diverses institutions établies : les établissements universitaires, les laboratoires de recherche,
les sociétés savantes, les maisons d’édition, etc. Il y a autour du texte un plan représenté par
la table des matières. Nous avons vu que celui-ci est le reflet de la structuration rhétorique
du discours, qui donne les idées de l’auteur et surtout l’ordre qu’il a choisi de leur donner. Il
faut ajouter des index (index rerum et index nominorum, les deux ou un seul selon les cas)
498
International Standard Book Number, identifiant numérique standardisé donné au moment du dépôt
légal de l’ouvrage auprès de l’organisme officiel reconnu pour le Dépôt légal. En France le dépôt légal est
effectué par la Bibliothèque Nationale de France (Bnf).
499
qui donne accès aux concepts qui sont choisis et par le biais d’une recherche possible dans
le texte aux définitions qui leur sont données. Enfin, il y a une bibliographie, qui reprend et
récapitule l’essentiel de ce que l’on a pu trouver en notes de bas de pages. On peut ainsi
balayer rapidement en quelques pages le contexte, le domaine et les référents qui ont été
choisis par l’auteur. Il sera ainsi possible au lecteur de voir sur quels accomplissements
scientifiques passés, quelles idées reçues, quelle vision du monde et donc quel
« paradigme » a été choisi par l’auteur et si ses choix sont dignes de foi.
Dans les Actes de colloque et les revues scientifiques de référence, on trouve des
informations spécifiques en plus. Pour les premiers on y donne les Editeurs scientifiques, le
Comité scientifique qui a organisé le colloque, le Comité de rédaction qui a trié et surveillé
le double caractère de validité scientifique et de la forme de la soumission proposée. Le
contenu est proposé sous forme d’articles. On ajoute des détails sur les personnalités qui ont
participé, leur ancrage institutionnel et théorique et l’intérêt de leurs travaux. Pour les
Revues il faut ajouter des pages qui donnent des informations sur la revue elle-même, ce
que l’on appelle en jargon documentaire et jargon des éditeurs, l’« OURS ». Celui-ci donne
les références du domaine concerné, la société savante, son fondateur, les membres
autorisés, les membres ayant autorité. Toutes ces indications permettent au lecteur de
connaître l’environnement scientifique dans lequel il va pénétrer, les éléments qui ont
présidé à la validation du contenu proposé. Ainsi par exemple pour l’Année sociologique
vol.32 de 1982, on nous dira que le fondateur est Emile Durkheim, on donnera Lévy-Bruhl
et Davy comme anciens présidents, Aron, Cazeneuve etc. comme comité de direction et
Boudon, Girard etc. dans le comité de lecture. Elle est publiée par les PUF qui sont la
référence scientifique. Toutes ces informations donne le contexte institutionnel et tout ce qui
fonde la légitimité de la revue et donc de son contenu.
La forme qui a encore son importance est l’article. Les parties que l’on y trouvera
seront comme la monographie mais en condensé avec en première partie : Titre, sous-titre,
auteur, résumé, mot-clés. Ensuite une Introduction, des Titres, Sous-titres, Paragraphes,
Conclusion en corps de texte. Puis on aura une Bibliographie, éventuellement des index, des
Illustrations en corps de texte ou en annexes
Nous pouvons récapituler les éléments qui caractérisent le texte et sa représentation
dans le livre. Nous avons vu dans cette partie de quelle manière dans les publications
traditionnelles que sont le codex, le livre, l’imprimé, le raisonnement d’un auteur
scientifique a pu se rendre visible : par la « figure du texte ». Le livre est un outil organisé
pour que l’on puisse le parcourir de manière rationalisée si on le souhaite. L’essentiel de la
pensée de l’auteur est rendu disponible par le biais de la table des matières, qui livre son
argumentation par le biais du plan. C’est le lieu privilégié où l’auteur exprime les grandes
articulations de son discours, c’est donc un outil de visibilité pour l’art rhétorique qui y est
déployé et pour l’argumentation.
Nous avons cherché à montrer ce qui est spécifique dans la culture de l’imprimé
pour la structuration des connaissances. Nous avons vu le développement d’outils de plus en
plus complexes et précis qui permettent de chercher et d’exploiter son contenu en fonction
des pratiques de lecteurs réels. Kovacs nous rappelle que les index peuvent être perçus
comme des outils d’organisation des savoirs et des contenus mais aussi en tant qu’outils de
recherche afin de réfléchir à la mise en forme du livre imprimé comme manière de classer
les textes et de proposer leur usage aux lecteurs500. Déjà au XVIe siècle, de vifs débats sur la
manière d’effectuer des recherches à partir des lectures faisaient rage. On y voyait déjà une
500