3.2 Le texte et sa représentation dans le livre
3.3.1. Logique, rhétorique et traitement numérique de l’information
Nous pouvons nous interroger sur l’emploi qui est fait actuellement de la logique et
de la rhétorique dans les publications scientifiques, en analysant certains usages de ces
termes dans les discours qui traitent de l’édition numérique. Il est essentiel pour nous
d’observer l’emploi de l’expression « structure logique », car elle est très répandue et on la
retrouve dans de nombreux documents traitant de l’édition numérique. Elle peut nous
semble-t-il être considérée comme le symptôme d’un usage particulier du sens du terme
« logique », dans tous les textes qui traitent de l’édition numérique et de ses avantages, pour
l’opposer à « structure physique ». Ainsi « structure logique » peut-il correspondre à divers
sens comme « contenu » ou « plan » ou « table des matières » ou encore « parties
déterminées d’un discours particulier quel qu’il soit » ? Ou bien cette « structure logique »
cache-t-elle un autre sens que nous devrons chercher en analysant les discours sur
l’encodage numérique des textes ? Nous pouvons nous demander de quelle « logique » il
s’agit et si cela en est effectivement. Pouvons-nous y voir une empreinte de la logique
comme technique par l’usage qui est ainsi fait de ce terme ? Ne pouvons-nous y voir une
imprégnation qui montre ainsi une influence profonde de la logique formelle et, à sa suite,
de la logique mathématique ? Elle se serait exercée sur tous les aspects de la pensée – y
compris est surtout la pensée scientifique, au point de détrôner complètement tout concept
relatif à la rhétorique et même d’effacer le terme même de « rhétorique », et cela au profit
de celui de « logique ». C’est ce que nous allons étudier maintenant.
Dès qu’il s’agit du numérique, on retrouve dans toute la littérature qui traite peu ou
prou de document numérique, cette opposition qui semble pour tous d’une évidence
déconcertante, tant elle revient avec insistance : « structuration logique » versus
504
« structuration physique ». Nous avons déjà analysé en profondeur la signification que
peuvent prendre ces concepts de « logique », de « rhétorique », d’argumentation et de mises
en formes conceptuelles et textuelles du discours, mais nous avons maintenant à revoir la
signification de ces expressions « banalisées » et saisir quels sont les enjeux de ces
pratiques. Il nous faut donc creuser la signification de l’usage des termes que l’on trouve sur
l’édition numérique, et comprendre ce que signifie la « structuration logique » et la
« structuration physique ».
Nous rappelons que Barthes, Ricœur, Genette, etc. ont noté et pris acte en 1970 de la
quasi disparition de la rhétorique dans notre société européenne et particulièrement en
France dans un numéro de la revue Communication consacré à la rhétorique. Genette note
en 1969-1970 la parution de trois titres qui sont pour lui symptomatiques505. Il démontre, au
travers de ces exemples, l’état de dégénérescence, de quasi disparition de la rhétorique : il
constate que la rhétorique s’est vue ainsi restreinte à une « théorie des figures ». La
rhétorique du trivium, note-t-il, écrasée entre grammaire et dialectique, se voit rapidement
confinée dans l’étude de l’elocutio, des ornements de discours, colores rhetorici506. Le
mouvement séculaire de réduction de la rhétorique semble donc aboutir à une valorisation
absolue de la métaphore, seul élément de cet art du discours qui resterait supportable dans sa
fonction, tant la rhétorique tout entière est bannie507.
Si l’on regarde son évolution historique en France, on note qu’à l’époque classique
et encore au XVIIIe siècle, la rhétorique tend à devenir pour l’essentiel une étude de lalexis
poétique. Un autre fait attestant sa quasi annihilation, dans l’espace de la pensée française,
est la nécessité pour Roland Barthes de pratiquer une enquête historique sur la rhétorique,
dans le cadre de son Séminaire à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, l’année académique
1964-1965. Les résultats de ces études seront publiés dans le numéro de la revue
Communication sur la rhétorique en 1970, que nous avons déjà parcouru dans ce travail à
maintes reprises.
Ainsi, ces auteurs notent que dans l’enseignement (le trivium) en France depuis le
Moyen Age, il y eut la domination successive de la rhétorique, de la grammaire et de la
logique508. Ainsi de Rhetorica Ve-VIIe siècles, puis de Grammatica VIIIe – Xe siècles et
enfin de Logica XIe-XVe siècles qui a dominé ses sœurs, reléguées au rang de parentes
pauvres. Apparemment la Logique a étendu son empire sans contestation depuis le XVe
siècle, au point de faire disparaître les références à la rhétorique, ou de voir celle-ci
violemment critiquée - comme le fait J.-C. Gardin qui voudrait qu’elle soit totalement
éradiquée - et d’envahir au XXIe siècle le discours qui traite de la structuration des
documents avec les techniques numériques. Nous pouvons penser que l’emploi du terme
« logique » s’est imposé en raison de son rapport intime avec les technologies numériques,
puisque l’informatique elle-même est une expression matérialisée de la logique et plus
spécialement de la logique mathématique.
Ce sont en effet les applications des systèmes formels issus de la logique
mathématique qui auraient donné naissance aux calculateurs puis aux systèmes
informatiques, comme nous pouvons le voir dans [Chevalier 1990]. Nous y lisons qu’un
système formel est donné par 1) un alphabet constitué par un ensemble infini de symboles
505
Rhétorique générale / groupe de Liège, le Groupe
Pour une théorie de la figure généralisée / Jacques Sojcher, in revue Critique, oct. 1969.
La métaphore généralisée / in Revue internationale de philosophie no. 87, f. 1.
506Genette 1970 : 159
507Genette 1970 : 168
508Barthes 1970 : 185-186
qui ne sont pas nécessairement tous de même nature ; une suite finie d’éléments de cet
alphabet est un assemblage ou un mot, 2) un procédé permettant de construire des
assemblages particuliers, lesformules, avec un langage (c’est-à-dire la donnée d’un alphabet
et des règles permettant de construire des formules) ; 3) une liste d’axiomes : chacun est
une formule et 4) des règles d’inférence509. Grâce à ce formalisme, nous obtenons un
alphabet plus des règles, ce qui nous donne un langage : la démarche informatique suit le
même cours. Or, nous savons que la base, en logique mathématique, est la Définition des
valeurs de vérité : soit U, ensemble {0, 1} :
0 pouvant être interprété comme valeur de vérité « faux »,
1 pouvant être interprété comme valeur de vérité « vrai ».
On a ainsi tous les ingrédients du système informatisé. C’est ce qu’explicite P.
Cambier et il en donne la méthode : ce qu’il faut faire, c’est la relation entre les deux états
VRAI et FAUX et les « micro-interrupteurs » que sont les transistors gravés dans les circuits
électroniques qui composent nos ordinateurs. Le courant passe ou ne passe pas. Ensuite il
faut faire une relation entre ce fait et les deux chiffres binaires 0 et 1510. Nous pouvons ainsi
penser que la logique, et plus précisément la logique mathématique, étant la base même des
systèmes informatisés qui sous-tendent les éditions numériques, son vocabulaire se soit
étendu « naturellement » aux pratiques qui s’en sont suivies. Nous allons donc parcourir
quelques textes qui traitent de l’édition numérique et de l’utilisation de technologies
numériques à des fins de communication.
L’informatique est définie comme une automatisation du traitement de l’information
par un système abstrait (la machine de Turing) ou concret (dans ce cas, une machine).
L’informatique correspond à n’importe quel système se comportant comme un circuit
logique. Dans la littérature qui traite de ces questions, « circuit logique » ou « électronique
numérique » sont des synonymes. Un circuit logique est constitué d’un ensemble de « portes
logiques » qui entraînent certaines représentations. Les portes logiques sont : OU, ET, OU
exclusif, NON, NON OU, NON ET. Nous retrouvons leur origine : l’algèbre de Boole, qui
traduit des signaux dans des expressions mathématiques. Chaque signal élémentaire donne
une « variable logique » à laquelle peut s’appliquer un traitement par des « fonctions
logiques ».
Depuis l’élaboration de l’algèbre de Boole et le développement de la logique
mathématique, une identité s’est établie entre une « structure logique » et une « machine
programmable ». Voici l’expérience que nous avons faite. Nous avons effectué sur le Web
une requête en utilisant les termes : « structure logique ». Nous avons utilisé le moteur de
recherche en plein texte Exalead511. Nous avons obtenu des documents divers, dont un qui
traite de création de documents pédagogiques, d’E. Gebers de l’Université technologique de
Compiègne (UTC)512. Et nous avons trouvé un document qui nous a été proposé sur le
serveur TEL : Archive EduTice, Education et technologies de l'information et de la
communication513. C’est la relation d’une expérience d’apprentissage dans un collège sur le
concept de machine programmable. C’est la transcription, la description et la relation de
509
Chevalier 1990 : 202
510Pascal Cambier : voir http://www.ubiq.be/initiation/ini05.html
511accessible via
http://edutice.archives-ouvertes.fr/more/full_text_edutice.php?halsid=1c32b474daa51241cd9477f068f5a68d
512
Gebers, Erik [2002]Peut-on s’affranchir des standards ? (UTC / Laboratoire HeuDiaSyc / Unité
d’Innovation Ingénierie des Contenus et Savoirs) voir
http://edutice.archives-ouvertes.fr/docs/00/05/65/42/PDF/Gebers.pdf
513
voir dans lesportails thématiques du CCSD, Archive EduTice , à l’adresse
http://edutice.archives-ouvertes.fr/
cours qui ont été donnés dans un collège pour faire comprendre la notion de « machine
programmable » :
«En 1982-83, c'est dans le cadre d'un atelier décloisonné lors des après-midi éducatifs du
collège J. CHARCOT de FRESNES que s'est inscrite une initiation à la notion de machine
programmable514
. »
Cette expérience passionnante est relatée et nous avons trouvé dans ce document, ce
qui suit :
« DÉROULEMENT DE L'ATELIER : (ENVIRON 2 SÉANCES DE 1 H30)
I. Découverte des notions d'objets binaires et de programmation à travers des exemples de la vie
courante (enseigne lumineuse, feux tricolores ...).
2. Analyse et compréhension des différents éléments du programmateur permettant la programmation
d'un "chenillard" des LEDS.
L'analyse d'unestructure logique aura conduit à la déduction d'un schéma logique tenant compte
descircuits logiques
515disponibles (schéma 2).
La constitution et le fonctionnement de l'horloge ne seront pas étudiés.
A ce stade, la compréhension peut être stimulée par un jeu de rôle mimant les actions des différentes
parties de l'ordinateur (cf. jeu ORDITABLE proposé dans les camps ANSTJ) et les notions suivantes devront
être passées :
– compteur : succession des codes, rôle de l'horloge, RAZ
– mémoire : capacité, format de l'information, adressage, codage et décodage, lecture, écriture ».
L’illustration du « circuit logique » est donnée dans le schéma 2 :
Le résultat de notre recherche se révèle ainsi fort troublant. Nous voyons ainsi que la
« structure logique », le « schéma logique » et le « circuit logique » ont les mêmes
514
Auvolat-Bianquis, NicoleInitiation à la notion de machine programmable, voir
http://edutice.archives-ouvertes.fr/docs/00/03/06/78/PDF/b40p106.pdf
515
fondements : ils sont de l’ordre du calcul, de l’algorithme, ce sont des machines
programmables (expression qui définit à l’origine la Machine de Turing, rappelons-le).
Nous pouvons trouver de nombreux exemples de l’emploi de termes « logiques »
dans les textes qui parlent d’édition numérique. Il est fort intéressant d’y voir l’emploi qui
est fait des notions de « logique » et surtout leur application à des processus d’élaboration
de contenus ou de mises en forme par un traitement numérique de l’information. On observe
dans la littérature qui traite de la création de documents numériques des formulations
diverses et qui peuvent donner lieu à quelques flottements dans les concepts ou dans la mise
en œuvre de ceux-ci. Mais il y a de grandes tendances qui se dégagent. Dans de nombreux
textes sur les éditions numériques, la structuration logique est opposée à la structuration
physique. On assiste à des méthodes diverses pour maîtriser le traitement numérique de
l’information et ces méthodes font appel à des concepts qui dégagent un consensus sur la
« structure logique », ce qui permet de penser qu’il s’est élaboré une communauté de
pratique sur le document numérique. Cependant ce que recouvrent les concepts qui font
appel « à la logique », ou bien « au logique » (nous ne pouvons formuler bien exactement),
se révèlent assez flous et montrent que les pratiques sont en cours de construction et qu’elles
se cherchent, qu’elles tâtonnent.
Dans l’Encyclopédie de la chose imprimée516, nous avons trouvé des chapitres sur
l’édition numérique. Maurice Laugier note que l’information est stockée sous forme de
données numériques517. Elle doit être structurée : découpée en unités distinctes pouvant être
hiérarchisées. Plus on découpe l’information en éléments distincts, plus on pourra utiliser
les ressources de cette information. Les unités d’information peuvent être des lettres, des
mots, des paragraphes ou des pages. Deux méthodes de travail peuvent être mises en œuvre
soit sous forme de systèmes de gestions de bases de données (SGBD) pour des annuaires,
catalogues, dictionnaires, bibliographies, listes d’hébergement ; soit saisir du texte avec un
codage normalisé (utiliser des langages comme SGML par exemple pour la structuration et
le stockage des informations) pour des livres, revues, encyclopédies, ouvrages de droit. Les
deux méthodes peuvent être complémentaires. Il note qu’il faut distinguer Structure logique
et structure physique dans un document. Les auteurs sont considérés comme responsables du
contenu et de son « organisation logique », au travers des parties, chapitres, sections, paragraphes,
textes particuliers, illustrations, notes, etc. La typographie, représentée par les polices de
caractères, corps, attributs graphiques etc., met en forme la « structure logique » en fonction
du support utilisé. Il montre la nécessité de réfléchir aux utilisations actuelles et futures
avant de commencer le traitement de l’information et étudier la structure qui offrira le plus
de possibilités.
Sur un site des services gouvernementaux du Québec, dans un chapitre qui traite de
la diffusion de documents numériques, nous trouvons aussi des définitions et des emplois de
la « structuration logique » est opposée à une « structuration tangible » telle qu’on la trouve
sur des supports imprimés518. Un lien est fait avec des notions telles que celles
d’« information », et de « document ». On y considère que la structuration logique réfère aux
éléments d'information qui s'ajoutent à l'information propre d'un document pour en permettre
l'intelligibilité. Or, sur un support papier, la nature des éléments d'information d'un document se révèle
par leur disposition visuelle, leur organisation dans la page. Cette notion de structuration logique est
donc introduite dans le cadre des éditions électroniques comme devant apporter ces éléments
516
Combier & Pesez 1999 : 392
517Maurice Laugier, in Combier & Pesez 1999, pp. 391-411
518Services gouvernementaux du Québec, voir
d’information supplémentaire pour « recomposer » en quelque sorte ce qui est la dispositio
traditionnelle sur le support livresque.
On trouve un autre exemple sur un site qui explique comment gérer des documents
numériques en utilisant des bases de données. La structure interne d'une base de données
Oracle est ainsi explicitée. Cette base de données est divisée en plusieurs sous-unités.
L’auteur donne des précisions sur la composition de ces unités. Il explique que « certaines
sont physiques » (ont une existence physique, et l’auteur donne comme exemple un
«datafile »), d'autres sont « dites logiques dans le sens où leur existence est essentiellement
liée à des conventions 519 ». La « structure logique » est définie comme composée de
niveaux et d’objets de tailles diverses (du plus grand, le schema object au plus petit le
datablock en passant par des tables, tablespaces, segments, extents et blocks). Un schéma
représente de manière modélisée la base de données avec les éléments qui la composent et
l’on comprend qu’il s’agit de classes et d’ensembles qui s’emboîtent et sont reliées les unes
aux autres. Nous pouvons comprendre ici le terme « logique » comme référence à une
logique classificatoire qui différencie le contenu par les fonctions qui doivent lui être
assignées.
Un autre site donne les moyens de connaître et de maîtriser les « techniques
informatiques pour la communication ». Pour introduire les « notions de document », M.
Gaio oppose 1) Structure (logique versus physique), 2) Support (papier versus électronique) et 3)
Cycle de vie (création/ mise à jour, publication, diffusion, archivage, transformation…)520
. Gaio
définit la Structuration logique comme « hiérarchique », ou « tabulaire » ou par « référence ».La
Structuration hiérarchique est représentée par les exemples : \titre de niveau 1, \titre de niveau 2,
\titre de niveau 3, \paragraphe. La Structuration tabulaire est définie comme une structure formée
d’au moins une série d’information du même type et dont le nombre est fixé (comme par exemple :
((info1.0, info1.1, info1.2, info1.3) (info2.0, info2.1, info2.2, info2.3)). La Structuration par
référenceest une structure comportant des éléments permettant une lecture non séquentielle (il
donne comme exemple des liens hypertextuels, des renvois).
Il définit la Structuration physique comme : 1) organisation hiérarchique, 2) organisation
tabulaire et 3) organisation par référence (bibliographie, source, hypertexte,…). Nous voyons que les
concepts sont utilisés d’une manière assez vague et semblent auto- suffisants sans être approfondis
dans des définitions claires. La présentation des opérations nécessaires à l’organisation, la
composition et la mise en œuvre de supports numériques peuvent rester encore floues et montrer un
flottement dans les notions qui mêlent les problèmes de fond et de forme aux moyens techniques.
La structure logique est associée à l’auteur, est reliée au contenu. Pour Line Poullet il
faut distinguer un modèle physique, un modèle logique et un modèle sémantique521. Le
modèle logique émane de l’auteur en termes de structuration : il décide quelles sont les
parties comme les en-têtes, les paragraphes, les chapitres. Son objectif est d’établir une
« image structurée de l’information » contenue dans le document. Line Poullet propose une
modélisation sous la forme suivante. «Les objets sémantiques qui composent ce modèle mettent
en œuvre une définition du sens des contenus documentaires à deux niveaux : 1) le niveau
rhétorique : qui explicite l’organisation du discours ; les objets sémantiques sont typés : ce sont des
519
Oracle : structure logique et physique d'une base de données voir
http://www.infini-fr.com/Sciences/Informatique/Bases_de_donnees/Relationnel/Oracle/structure.html
520
Mauro GaioTechniques informatiques pour la Communication, Université de Pau et des Pays de
l’Adour voir
http://sciences.univ-pau.fr/~mgaio/L2TIC/slides_cours1.pdf
521