3.2 Le texte et sa représentation dans le livre
3.2.2 La forme donnée par la Rhétorique : disposition, classement, plan
Barthes rappelle que dans l’art rhétorique complet, il y avait deux pôles. D’abord
l’aspect syntagmatique : c’est l’ordre des parties du discours avec la taxis451 ou dispositio.
Ensuite le paradigmatique : ce sont les « figures » de rhétorique avec la lexis452 ouelocutio
[Barthes 1970]. Ainsi, souligne-t-il, la Rhétorique se donne ouvertement comme un
classement (taxis) mais dans le sens complexe de classement : de matériaux, de règles, de
parties, de genre, de style. La rhétorique dénote une véritable passion du classement. Après
le travail préliminaire de catégorisation, dont nous avons déjà vu l’importance, vient ensuite
l’opération de classement. Ce que nous relevons comme étant très important dans ce que dit
Roland Barthes, c’est que le classement lui-même est l’objet d’un discours dès l’Antiquité
448
Chartier 1996 : 39
449Chartier 1996 : 10
450Chartier 1996 : 15
451terme employé par Aristote
452Nous notons au passage l’importance étymologique des deux mots grecs qui ont donné “taxinomie”
et “lexique”
grecque. Il porte l’accent sur l’annonce du plan du traité, et la discussion serrée du
classement proposé par les prédécesseurs. Or nous ne devons pas oublier qu’il y a toujours
un enjeu derrière la place que l’on donne aux choses, point sur lequel Barthes insiste :
l’option taxinomique implique une option idéologique453. Ainsi, si nous observons de quelle
manière la disposition se reflète dans les supports de lecture, nous devrions pouvoir
comprendre quelles sont les options idéologiques de chaque format. Dans ce cadre, il ne
semble pas anodin de constater que l’option, choisie et voulue par J.-C. Gardin, soit de
considérer que toute construction scientifique doive s’exprimer sous la forme d’une
structure figée en quatre blocs et quatre niveaux de lecture (la schématisation logiciste).
Selon Barthes, Aristote a défini la rhétorique comme l’« art d’extraire de tout sujet le
degré de persuasion qu’il comporte » ou encore « la faculté de découvrir ce qui dans chaque
cas peut être propre à persuader ». La rhétorique est donc ainsi unetechnè, c’est-à-dire «le
moyen de produire une des choses qui peuvent indifféremment être ou n’être pas » et ne se
trouve pas du côté des choses naturelles ou nécessaires. Le discours ne fait donc pas partie
ni des premières ni des secondes454. Le discours est conçu comme un message qui tient
compte de ses trois composantes : Aristote expose l’art du discours en trois livres qui
traitent chacun de l’une d’elles. Le livre I parle de l’émetteur, l’orateur, de son adaptation au
public ; il expose la conception des arguments pour autant qu’ils dépendent de l’orateur, et
cela selon trois genres : judiciaire, délibératif, épidictique. Le livre II traite du récepteur, du
public, et des ses émotions ou passions, ainsi que des arguments pour autant qu’ils sont
reçus (et non plus conçus). Le livre III parle du message lui-même, c’est-à-dire de la lexis
ouelocutio, des « figures », et de lataxis oudispositio : c’est-à-dire de l’ordre des parties du
discours.
Barthes brosse un rapide portrait de l’évolution de la rhétorique depuis les maîtres
latins qui l’ont enseignée et enrichie, comme Cicéron et Quintilien, en passant par le Moyen
Age et la Renaissance pour arriver aux Temps modernes. L’intérêt que nous trouvons dans
l’analyse de Barthes, c’est qu’il voit aussi la rhétorique sous l’angle d’une pratique sociale.
Il montre que la rhétorique est cette « technique privilégiée (puisqu’il faut payer pour
l’acquérir) qui permet aux classes dirigeantes de s’assurer la propriété de la parole455 ». Il
souligne ainsi les liens entre la rhétorique et le pouvoir : on acquérait la rhétorique à prix
d’or auprès de maîtres particuliers (dans l’Antiquité ou bien au début du Moyen Age),
ensuite elle ne fut enseignée que dans des lieux réservés aux élites, et cela jusqu’au XXe
siècle. D’abord, de l’Antiquité jusqu’au début du VIIIe siècle, elle fut transmise
essentiellement par enseignement oral et par le biais des transcriptions des maîtres. Après
cette date, on constate une situation de dégénérescence de ce type d’enseignement à cause
d’une situation concurrentielle aiguë. A côté des écoles monacales ou épiscopales on voit se
développer des Ecoles libres : n’importe quel maître y enseigne, pourvu qu’il ait du succès,
ce qui lui attire les faveurs d’un public payant.
Au Moyen Age la « culture » est une taxinomie, réseau fonctionnel d’« arts »
(langages soumis à des règles), le Septennium (7 arts libéraux), qui articule deux parties
ayant chacune leur fonction : d’une part le Trivium : Grammatica, Dialectica, Rhetorica.
D’autre part le Quadrivium : Musica,Arithmetica,Geometria,Astronomia. Cette division ne
reflète pas ce que nous considérons actuellement comme l’opposition entre les lettres et les
sciences. Mais elle met plutôt en vis à vis les secrets de la parole et ceux de la nature
[Barthes 1970]. La taxinomie de la parole elle-même est donc représentée par le Trivium ou
453
Barthes 1970 : 195
454Barthes 1970 : 179
455Barthes 1970 : 173
voie triple, qui verra, du Ve au XVesiècle, la domination successive de :Rhetorica Ve-VIIe
siècles, Grammatica VIIIe – Xe siècles, Logica XI-XVe siècles qui a dominé ses sœurs,
reléguées au rang de parentes pauvres456.
La rhétorique n’est donc pas coupée du monde comme une pure théorie mais
entretient des rapports étroits avec certaines institutions. La rhétorique antique, après avoir
survécu jusqu’au Ve siècle, se voit christianisée par Saint Augustin, Cassiodore et ensuite
Bède le Vénérable457.
La Rhétorique reçoit ainsi la caution du Christianisme, affirme Barthes458.
L’« institutionnalisation » de la rhétorique grâce au christianisme est relevée par d’autres
auteurs, qui montrent que celle-ci s’est effectuée de manière très pratique et cela par l’usage
des livres : des manuscrits d’abord et des livres imprimés ensuite. C’est ce que nous
démontrent Rouse & Rouse dans le précieux ouvrage de Chartier et Martin, Le livre
conquérant459. En effet, l’histoire des index, tables des matières et autres systèmes
permettant à un lecteur de trouver une référence dans un livre donné a commencé fin XIIe
-début XIIIe siècle, mais les premiers outils ont été élaborés dans les bibles460. Ils ont
commencé avec les capitulations au IIIe siècle, qui étaient des résumés des matières (les
sujets ou «capita ») joints aux livres bibliques manuscrits. Le but était que l’on puisse, en
parcourant la capitulation, trouver rapidement le passage désiré. Ils sont nés de la nécessité,
pour l’érudit chrétien, de pouvoir comparer les quatre évangiles. Car l’on considérait à
l’époque que l’essence des écritures chrétiennes était contenue dans les quatre récits de la
vie du Christ. Nous assistons ainsi à la naissance de dispositifs qui, s’ils ont été conçus dans
un but pieux qui est d’offrir aux dévots les moyens de comprendre la parole divine, sont des
outils permettant l’exercice de la critique et l’extraction des passages ou des thèmes
importants. Nous retrouvons chez Goody la mise en relief de l’importance de l’organisation
graphique d’une page grâce à l’écriture, par des tableaux ou des colonnes et par cette
« raison graphique » les possibilités d’analyse approfondie des textes, impossible lorsqu’ils
étaient sous forme orale461.
Dans notre démarche de compréhension des significations profondes de la forme qui
est donnée aux publications scientifiques au travers de supports numériques actuellement, il
nous semble important de revenir d’abord sur l’organisation du livre, de la monographie et
de la revisiter à la lumière des théories et des concepts que nous avons parcourus. L’enjeu
du classement se reflète dans la place qui est donnée au plan. Quelle est la place de la
dispositio, l’ordre des parties du discours ? Nous pouvons nous demander à quoi nous
pouvons rattacher la dispositio ? On observe que deux conceptions de la dispositio se sont
s’affrontées, dès la naissance de la rhétorique, mais aussi tout au long de son histoire. Soit la
dispositio est considérée comme une mise en ordre, et non un ordre tout fait. Elle est alors
vue comme l’acte créatif de distribution des matières, un travail, une structuration. On le
rattache alors à la préparation du discours. Soit la dispositio est considérée comme état de
produit, de structure fixe. On la rattache alors à l’œuvre, au produit fini et à l’art oratoire - à
l’oratio. Cela devient alors une grille, une formule stéréotypée. En un mot, l’ordre est-il
actif, créateur ou bien passif, créé ?
456
Barthes 1970 : 185-186
457Bède le Vénérable : 673-735
458Barthes 1970 : 185
459Chartier, Roger ; Martin, Henri-Jean (ed.) [1989] Le livre conquérant du Moyen-Âge au milieu du
XVIIe siècle. Vol. 1.- Paris : Fayard,
1989.-460
Rouse & Rouse 1982 : 77
461Le lieu qui se révèle être le centre des débats et de l’enjeu du classement, c’est le
plan, dans l’organisation du discours. Derrière la présentation du plan, se cache un enjeu
essentiel : c’est la place et la signification qui sont accordées à la place de la dispositio.
L’ordre que l’on donne aux parties du discours est loin d’être anodin. Ainsi cet ordre, cette
dispositio, à quoi la rattacher ? Dès la Grèce antique et puis tout au long de l’histoire de la
rhétorique, des débats passionnés vont voir s’opposer deux conceptions. Soit on rattache la
dispositio à la préparation du discours, on l’envisage comme un travail, une structuration.
Elle est alors considérée comme une mise en ordre. C’est alors un acte créatif de distribution
des matières. Soit on considère ladispositio comme liée à l’œuvre, à l’oratio. C’est un ordre
tout fait. Elle n’est alors plus qu’une grille, une formule stéréotypée. Elle est alors
considérée à l’état de produit, de structure fixe.
En un mot, voici la question fondamentale qui se cache derrière le problème de la
dispositio : l’ordre est-il actif, créateur ? Ou bien est-il passif, créé ? Quels sont les enjeux
qui sont tapis derrière la place que l’on donne aux choses ? Quelles sont les options
idéologiques qui sous-tendent les options taxonomiques ? Nous pouvons observer qu’elles
ne s’expriment jamais clairement. Nous pouvons même comprendre que, la plupart du
temps, la dimension idéologique de la disposition est totalement inconsciente, tant « l’image
du texte a souffert d’ostracisme » comme le dit Souchier, et tant notre culture logocentrique
a relégué hors du conscient, hors de tout discours, toute manifestation ayant trait à l’image,
à la matière et au corps462.
Dans le cas des publications scientifiques, il est temps de rappeler l’importance de ce
fait. Alors que l’on pourrait penser que l’on aurait affaire dans les écrits de science à des
débats éthérés qui ne mettent en jeu que des idées, de purs concepts, nous voyons par contre
la complexité de la communication scientifique s’insérant dans une communauté de pratique
qui propose un univers de pensée qui sert de cadre et d’horizon. Nous devons souligner
l’importance matérielle de l’organisation du discours, qui fait intervenir bien plus que des
notions et le rôle qu’elle joue dans la transmission de celui-ci. Nous pouvons en trouver des
échos dans les débats passionnés qui ont agité durant des siècles – débats existant déjà du
temps d’Aristote - les tenants de deux conceptions différentes de l’organisation du discours.
Nous pouvons donc nous demander si l’on ne peut-on pas trouver encore des traces
actuellement de ces deux perspectives qui se sont parfois affrontées violemment. Ramus au
XVIe siècle par exemple, nous rappellent Barthes et Perelman, s’est violemment opposé à
Aristote et sépare dispositio et inventio. Pour lui l’ordre est indépendant de la découverte
des arguments. Cela se poursuit au XVIIe siècle où l’on assiste à la lutte entre « rhétorique
du produit » et « rhétorique de production » et à la réification du plan. C’est la structure
figée, la grille, la formule stéréotypée qui gagne alors pour un temps. C’est l’époque où
Descartes découvre la coïncidence entre invention et ordre chez les mathématiciens. Par
contre pour Pascal, l’ordre a une valeur créative, il suffit à fonder le nouveau463.
Il est important d’examiner les catégories qui se sont ainsi mises en place et les
structures de classement qui ont été établies, qui sont ensuite devenues des références
obligées, des normes de la communication scientifique, et ce qu’elles cachent. Il est donc
indispensable, comme nous le rappelle Chartier, de « comprendre les raisons et les effets de
ces matérialités (par exemple, pour le livre imprimé, le format, les dispositions de la mise en
page, le mode de découpage du texte, les conventions qui règlent sa présentation
typographique, etc.)464. Ces « matérialités » auront sans doute des conséquences sur la
462
Souchier 1998 : 138
463Barthes 1970 : 196
464Chartier 1992 : 38
manière dont nous pensons, dont nous établissons et concevons le savoir puis sur sa
transmission. Aucun des choix qui peuvent paraître les plus anodins ne doit nous échapper,
dans la mesure où il aura des conséquences peut-être insoupçonnées.
Car, comme le dit Chartier, « les variations des modalités les plus formelles de
présentation des textes peuvent donc en modifier et le registre de référence et le mode
d’interprétation »465. Il n’est pas inutile de rappeler que « c’est avec le codexque s’invente
la typologie formelle qui associe des formats et des genres, des types de livres et des
catégories de discours, donc que se met en place le système d’identification et de repérage
des textes dont l’imprimerie sera l’héritière et qui est encore le nôtre »466. La conviction de
l’importance de l’impact de la forme, sur la réception des discours, s’exprime bien dans ce
point de vue de Condorcet467, lorsqu’il estime que « l’imprimerie remplace les convictions
des argumentations rhétoriques par la raison des démonstrations écrites ». Cela pourrait être
compris comme une prédominance du « texte second » sur le « texte premier », si l’on
s’exprimait dans les termes de Souchier…
La table des matières peut être vue comme une « figure de l’argumentation ». Ainsi,
Barthes de la dispositio la définition suivante : c’est l’« arrangement des grandes parties du
discours »468. Cet arrangement s’exprime au travers du plan, nous l’avons vu, et ce plan se
donne à voir dans la table des matières. Nous essayons de revenir en arrière et de nous
projeter dans le passé, à une époque où les discours étaient oraux, pour Aristote, pour
Cicéron etc., et où il fallait que le plan s’exprime au travers de la récitation. Cette époque
nous paraît bien lointaine tant nous sommes habitués à une table des matières, un index, une
pagination etc., qui organisent notre lecture. Cependant il faut rappeler, comme le fait S.
Kovacs, que c’est l’émergence d’une nouvelle technologie, celle du livre imprimé, qui a
conduit les imprimeurs, auteurs et libraires du XVIe siècle à concevoir le livre en tant
qu’outil de recherche et d’appropriation d’information. Elle note que la culture de l’imprimé
serait à l’origine d’une nouvelle façon de représenter les fonctionnements de l’esprit par
rapport au livre469.
Nous pouvons donc considérer que la table des matières est une « figure », une
« image » de l’argumentation. L’ordre et le sens qui sont données aux idées s’expriment
d’abord par un plan qui se « projette » matériellement dans cette partie du livre que l’on
nomme « table des matières ». Or, si la place et le sens de la table des matières et des index
sont devenus tellement évidents pour nous, nous le devons à des siècles de lente élaboration
d’outils dans les supports de lecture, et dans leur forme qui va lentement se mettre en place.
L’histoire des index, tables des matières et autres systèmes permettant à un lecteur de
trouver une référence dans un livre donné, nous disent Rouse & Rouse470, a commencé fin
XIIe s.-début XIIIe siècle471. Mais cela a débuté bien avant : les premiers outils ont été
élaborés dans les bibles. On voit apparaître des « capitulations » au IIIe siècle. Ils consistent
en des résumés des matières (les sujets ou «capita ») joints aux livres bibliques manuscrits.
Ainsi, en parcourant la capitulation, il était possible de trouver rapidement le passage désiré.
Cet outil aide l’érudit chrétien. En effet on voit apparaître des outils très tôt, avec l’Evêque
Eusèbe de Césarée, dès 260-340, qui invente un système de tables. Elles permettent de situer
465