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Tensions entre les valeurs modernes et postmodernes chez les enseignantes

6.4 Complémentarité des valeurs modernes et postmodernes

6.4.1 Tensions entre les valeurs modernes et postmodernes chez les enseignantes

Mieux saisir les tensions existantes entre valeurs modernes et valeurs postmodernes pourrait conduire vers une meilleure interprétation des valeurs discutées. À notre avis, ces nouvelles tensions se concentrent autour de quatre axes principaux : la

manière d'enseigner, les relations entre collègues enseignantes, les raisons d'entrer dans la profession et, finalement, le syndicalisme enseignant. Nous devons cependant admettre qu’il existe probablement d’autres tensions entre les valeurs modernes et postmodernes, mais celles que nous avons identifiées se retrouvent dans les réponses au schéma d’entrevue.

6.4.1.1 La manière d'enseigner

D’abord, la manière d’enseigner; les enseignantes croient qu’il est indispensable de tenir compte de la diversité en classe et des situations particulières, même si elles admettent, dans la moitié des cas, que la bonne manière de faire est tout aussi importante à leurs yeux. Lors des entretiens, les enseignantes sont partagées sur ce qu’elles favorisent dans la manière d’enseigner : la moitié d'entre elles croient à la fois à une bonne manière de faire et à la prise en compte des contextes singuliers; l’autre moitié elle, croit seulement à la prise en compte des contextes singuliers. Cette divergence d'opinion montre qu'il existe bien une tension entre les valeurs modernes et postmodernes à propos de la conception qu'ont les enseignantes d’une pratique efficace et efficiente. Par ailleurs, il faut dire que l’idée moderne d’une bonne manière de faire les choses n’est pas toujours en tension avec l'idéologie postmoderne de prise en compte des différents contextes et des situations particulières; il s’agit donc ici d’une tension, mais aussi d’une complémentarité des valeurs moderne et postmoderne. La présence de cette tension permet, pour ainsi dire, de démontrer la grande flexibilité de ces enseignantes qui n'hésitent pas à prendre position, d'un côté comme de l'autre, ou même de combiner les deux approches. Ainsi, une enseignante peut prendre position pour un style d’enseignement flexible, et préconiser en même temps une manière de faire plutôt «à l’ancienne» dans une matière particulière, soit pour se sécuriser, soit par choix pédagogique. En qualité de postmodernes, les enseignantes ont la possibilité de choisir et, usant ainsi de flexibilité et d’intégrité, elles choisissent finalement ce qui «fait leur affaire», n’hésitant pas à combiner vision moderne et postmoderne.

6.4.1.2 Les motivations d'entrée dans le métier

En ce qui a trait aux raisons qui motivent l’entrée dans le métier, il faut dire qu’on ne sent pas toujours l’appel de la vocation. Les enseignantes citent souvent l'aspect rationnel, l'intérêt pour les méthodes d'enseignement ainsi que l’attrait pour la science de la pédagogie, lorsqu’elle parle de leur désir d'enseigner. Mais curieusement, elles s’investissent malgré cela «avec leurs tripes» dans un métier qu’elles n’hésiteront pas à quitter s’il menace leur intégrité. Cependant, bien que les raisons évoquées fassent surtout appel au sens de la carrière moderne, il n’en demeure pas moins que certaines des enseignantes ont réellement senti l’appel de la vocation. S’agit-il réellement d’une tension entre l’idéal moderne de carrière et l’idéal postmoderne de passion et d’investissement total de la personne de l’enseignante, fut-il temporaire et non permanent ? Oui. Puisque même celles qui ont l’impression de choisir la carrière, se laissent tôt ou tard rattraper par la réalité : une tâche mal définie, des horaires qui changent sans arrêt, le sentiment d’être dépassées par la tâche sans pouvoir réellement s’en distancer puisque ce travail accompli de manière authentique nous définit en quelque sorte, ce qui mène le plus souvent à des conflits intérieurs profonds, voire même, dans un faible pourcentage de cas, à la détresse psychologique et à la dépression. Cette tension pourrait cependant trouver son issue dans le décrochage scolaire; les enseignantes veulent évoluer vers autre chose (selon les valeurs postmodernes d’individualisme et de réalisation de soi) ou simplement survivre à ce travail «qui déborde de partout» et pouvoir se réaliser autrement.

6.4.1.3 Les rapports de travail

Ensuite, les relations entre collègues enseignantes occupent une place importante dans l’éventail des tensions entre valeurs modernes et postmodernes. Il faut tout d’abord expliquer les rapports de travail postmodernes qui sont basés sur l’individualisme, le sentiment de compétition, la productivité et l’authenticité. Les rapports de travail modernes seraient quant à eux plutôt des rapports basés sur une identification au groupe; un groupe d’appartenance à une même cause et basé sur une solidarité mutuelle. Dans les faits, la difficulté majeure dans les relations au travail de nos nouvelles enseignantes réside dans leur sentiment d’isolement face aux «cliques» présentes à l’école. Les

enseignantes interrogées sont presque unanimes à ce sujet; entretenir des rapports de travail sain avec les collègues est difficile et parfois même douloureux. On ne s’intègre pas facilement à un groupe. Est-ce parce que la valeur d’authenticité rend difficile le sentiment d’appartenance? Les nouvelles enseignantes se sentent uniques et refusent de concéder cette authenticité contre une forme d’identité de groupe, surtout si cette identité ne convient pas aux valeurs personnelles ou aux traits de personnalité qui les caractérisent. Toujours en lien avec les collègues, il existe une tension réelle entre le professionnalisme et son opposé. Le professionnalisme décrit dans l'analyse comme une valeur moderne, peut aussi être envisagé sous un angle postmoderne qui fait surtout appel à la responsabilité individuelle dans les actes professionnels. Dans le contexte actuel du postmodernisme, celui-ci se retrouve en situation de tension avec le profil d'exécutant; un exécutant se contente d'accomplir la tâche qu'on lui impose, suit le manuel sans apporter sa touche personnelle et ne se remet pas en question. L'exécutant adhère au métarécit technique et base sa pratique sur des principes établis et rationnels, alors que le professionnel entend dépasser cet ordre hiérarchique et réclame une prise en compte éclairée du contexte de l’action, une autonomie et une responsabilité individuelle et collective reconnue. Le professionnel de haut niveau investit le « genre » professionnel au point de développer son propre « style » (Clot), ce qui est source d’épanouissement et de créativité tant personnelle que collective.

6.4.1.4 Le rapport au syndicalisme enseignant

Enfin, le rapport au syndicalisme enseignant est plus difficile à appliquer à l'ensemble des enseignantes interrogées ; très peu d'entre elles nous parlent de syndicalisme. Peut-être est-ce là une preuve de la place qu'occupe cette question dans leurs valeurs de travail. Malgré tout, quelques unes d'entre elles abordent le sujet. Il est clair que suite à son expérience décevante, Maude croit profondément que les enseignantes manquent de solidarité. Alexandra le pense aussi. Julie, cependant, est la seule pour qui le syndicalisme semble avoir de la valeur. Enfin, selon Cattonar et Maroy (2000), ce sont les structures du métier en regard de la pratique réflexive qui faciliterait cette perte de contact avec l'identité collective de la profession. En vérité, le modèle du praticien réflexif, en sa qualité postmoderne de forte individualisation, encourage à

réfléchir sur le métier, ce qui est tout à fait moderne dans les valeurs, mais éloigne aussi paradoxalement les enseignantes d'une réflexion globale et collective quant aux grandes visées de la profession, puisque qu'elles n'arrivent pas à se sortir du cercle infini de la réflexion sur soi-même. Cela constitue une tension entre les valeurs modernes et postmodernes qu'il est difficile d'ignorer.