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6.2 Les valeurs postmodernes des enseignantes

6.2.1 La flexibilité

De la débrouillardise dans les méthodes de travail, nos dix enseignantes en ont. Cette capacité à s’adapter aux circonstances et aux changements, de pouvoir soi-même changer sa manière de faire ou ses plans, fait partie du quotidien raconté par tous les sujets interrogés, sans exception. Qui dit flexibilité dit postmodernité, et les enseignantes le confirment; elles s’identifient dans ce qu’elles disent à l’idée d’une flexibilité qui, selon les recherches récentes menées par Rayou et Van Zanten, pourrait provenir d’une disposition personnelle acquise (2004). Cette tendance générale postmoderne de flexibilité au travail bouleverse en même temps le concept de temporalité (Amorim, 2007) des enseignantes. C’est par exemple le cas pour Camille qui se dit en manque chronique de temps à cause de sa flexibilité au travail. Soumis au principe de la flexibilité, le temps est maintenant subordonné à l’action immédiate, qui pose elle-même ses limites structurelles; la flexibilité remplace ainsi le temps immuable dans l’importance qu’elle accorde à un horaire jamais fixe, toujours modifiable, tel que décrit par la majorité des participantes. S’ensuit une fatigue professionnelle ressentie par plusieurs des enseignantes participantes.

6.2.1.1 Style au travail et influence du pragmatisme postmoderne

Cette préférence pour la flexibilité que manifeste la plupart des sujets de l’enquête touche aussi à un aspect mentionné plus tôt dans le cadre conceptuel : le style au travail. La flexibilité que requiert la construction d’un style professionnel représente une facette tout aussi importante que celle de l’authenticité dans ce délicat processus. Pour se construire un style, les enseignantes interrogées expliquent qu’il est important de demeurer fidèle à soi-même, mais avouent aussi avoir emprunté, tout en se laissant guider par leurs valeurs personnelles, plusieurs éléments à des collègues. Elles font ainsi preuve d’une grande flexibilité dans ce travail de construction identitaire. Ce qui amène à parler du pragmatisme postmoderne.

Le pragmatisme postmoderne se définit par le fait de puiser à diverses sources les façons de faire et les thèses sociales les plus adaptées, en les combinant afin d’obtenir le meilleur résultat possible, ce qu’il y de mieux et de plus performant (Boisvert, 1996). Il

en est de même à l’école avec nos enseignantes lorsque s’effectue le passage du personnel au « transpersonnel » (Clot, 1999), soit le passage d’un état initial en tant qu’individu entrant dans la profession à un état professionnel, ce qui implique la confection d’une identité professionnelle, par la réflexion, la remise en question et la comparaison. Clot parle quant à lui d’investir sa subjectivité dans un « genre professionnel » (1999). En effet, ce bricolage de l’identité professionnelle est très pragmatique et s’effectue grâce à des capacités d’adaptation et d’authenticité que disent posséder les enseignantes interviewées.

« Pour toute la tradition sociologique classique, la modernité est définie comme l’émergence progressive de l’individualité, comme l’affirmation de l’individu en tant qu’acteur social et que sujet » (Dubet, 2002 : 36). Avec l’avènement de la postmodernité, le « je » peut s’épanouir. Les individus sont beaucoup plus à l’état libre, renvoyés à eux- mêmes; ils doivent choisir, s’adapter, survivre à la « différence » et surtout à la compétition. Freitag (1998) parle notamment d’une « crise de la normativité ». Nos enseignantes le confirment en expliquant, chacune à sa façon, que la nouvelle norme est de nos jours cette capacité de flexibilité. La « dissolution du caractère normatif des institutions sociales modernes » (Legault, 2003 : 14), remplacée par la flexibilité au travail, transforme le sens que l’on donne à l’existence à travers un lien social qui ne passe plus par la norme, mais par la différenciation et, dans le contexte de notre recherche, par l’authenticité.

6.2.2 L’authenticité

Être soi-même. Voilà une définition présente sur toutes les lèvres lors des entretiens lorsqu’il est question d’authenticité. En ce sens, l’authenticité permet cet épanouissement, cette adéquation du discours et de l’être (Godin, 2004). Dans notre analyse de l’état des lieux, nous sommes à même de constater que pour nos dix enseignantes, la référence à l’identité propre joue un rôle de premier plan dans leur manière d’enseigner, dans leur rapport avec les enfants, les collègues, avec les parents et la direction. Elles affirment, et il n’y a pas de doute là-dessus tant elles sont unanimes, que le fait d’être authentique au travail représente une valeur primordiale pour elles. Être

soi-même est un gage d’authenticité. Être soi-même, c’est transporter ses valeurs et se construire une identité professionnelle sur la base de ses valeurs personnelles (Julie, Verbatim, 2008). La sincérité se voit ainsi déplacée sur le plan ontologique (Godin, 2004) et l’enseignante type de notre enquête n’en démord pas tout au long des réponses au questionnaire ; c’est sur l’authenticité que se fonde son rapport au travail. Elle refuse de « jouer un rôle » et recherche l’intégrité, même si à cause de cela elle se sent plus vulnérable. Cela est en tension avec la survie postmoderne. Être près des élèves, mais pas pour autant des collègues de qui on se méfie d’autant plus que l’on tend vers l’authenticité. Pourquoi ? Simplement par crainte du jugement de l’autre. Même si la crainte d’être jugée par les collègues est forte, le besoin de demeurer soi-même semble venir de la certitude que le respect se gagne avec l’authenticité et l’acceptation de ce qu’on est. C’est avec beaucoup de sensibilité que nos enseignantes nous le font comprendre lorsqu’elles répondent aux questions portant sur l’authenticité. Dans la thèse postmoderne, ce qui fait que la valorisation de l’authenticité est si forte, c’est probablement à cause du mouvement critique envers la raison et la science qui, autant l’une que l’autre, n’ont su être suffisamment signifiantes dans les réponses qu’elles apportaient. À l’heure où la fragmentation sociale, le pluralisme des styles de vie, l’individualisme, la victoire du présent sur le futur et le passé, un sens critique exacerbé et le relativisme questionnent le sens à donner à nos vies, le seul repère stable n’est-il pas l’être, l’individu lui-même? Grâce à l’authenticité, le sujet dans toute son authenticité l’emporte sur les grands principes et sur les institutions modernes qui sont censées les incarnés. La croyance dans la contextualisation et la singularité remplit désormais le vide laissé par la volonté moderne de tout aplanir par la raison universelle (1979). Cependant, et finalement, le prix à payer pour nos enseignantes « authentiques » semble être une certaine insécurité qui se traduit par cette importante peur des cliques et du jugement des autres et aussi par la crainte de perdre le contrôle sur l'image qu'elles projettent.