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Ville et tissu urbain, visées, objets d’étude et méthodes

1 Espace et dynamiques du tissu urbain : problèmes et problématique

1.1 Une idée de la ville

1.1.2 Le temps de la ville

Dans un célèbre article, l’historien Fernand Braudel a montré en quoi la notion de temps est profondément ancrée dans les sciences sociales, même si chacune l’envisage de manière fondamentalement différente (BRAUDEL 1958). Ainsi, quelle que soit la forme du temps et qu’il s’agisse du présent ou du passé, le social (et donc la ville) lui est indissociable par essence. Alors, tout objet social est défini dans un cadre spatio-temporel qui lui est spécifiquement propre, même s’il est entièrement créé par la science qui l’étudie car, comme l’indique Christian Grataloup, depuis longtemps chaque science a développé à sa convenance des « îlots d’analyse de sa propre temporalité » dont l’ensemble est loin de former un tout (GRATALOUP 1995 : 168). En ville, le fait que chaque discipline possède sa propre perception de la temporalité est largement reconnu (LEPETIT, PUMAIN 1993a). C’est ainsi que jusque dans les approches dites synchroniques des sciences sociales, le temps tient sa place : les situations comme les mouvements impliquent obligatoirement une position relative ou absolue au temps. Il est en effet incontestable que « toutes les approches thématiques des sociétés sont amenées à produire des réflexions sur les rythmes, les changements et les permanences, les ruptures et les vitesses d’évolution de leur

propre objet » (GRATALOUP 1995 : 168). Or, si le temps appartient bien à l’ensemble des sciences sociales et concerne tous les objets sociaux (et la ville en est peut-être le plus significatif), il semble que dans chaque discipline « la réflexion sur le temps, ce soit l’affaire des autres » (GRATALOUP 1995 : 168). À priori, il semblerait pourtant que ce soit le domaine privilégié de l’histoire et de l’archéologie, mais force est de constater que ces deux disciplines sont davantage celles du passé que du temps : rarement les dynamiques sont parties prenantes des analyses. On le regrette particulièrement dans l’étude du phénomène urbain. Même si, avec la société et l’espace, la prise en considération de la profondeur temporelle complexifie encore davantage l’appréhension de l’objet ville, elle représente une dimension essentielle pour les sciences humaines, bien sûr ; pour l’archéologie, évidemment.

En histoire ou en archéologie, il existe deux pratiques inégales de l’espace urbain dans la longue durée : celle en ville ; celle de la ville (GALINIÉ 1982). La première est la plus fréquente, la plus ancienne aussi. Elle revient à une analyse de topographie historique, c'est-à-dire à dater et à localiser des occupations de natures différentes afin de reconstituer et décrire des états illustrant l’histoire de la ville. La seconde approche s’ajoute à la première et promeut l’étude de la continuité socio-spatiale de la ville, celle de sa formation. Elle laisse de côté une recherche, certes diachronique, mais fondée sur de multiples phénomènes isolés (atomisme), au profit de l’étude de systèmes d’ensembles aux enjeux peut-être davantage synchroniques. Il ne s’agit plus alors de chercher à connaître ponctuellement l’occupation de l’espace urbain, savoir qu’il y avait d’abord un atelier de potier puis une nécropole et enfin une rue, mais aussi d’analyser ces objets comme interagissant avec d’autres. Propres aux rapports sociaux, ces phénomènes d’interactions, dont l’ensemble correspond au fonctionnement de la ville (GALINIÉ 2000), changent eux-mêmes dans le temps : réunis, ils constituent l’ensemble des systèmes de transformations ; c’est la formation de la ville.

C’est précisément parce que le concept de formation correspond à l’ensemble des transformations qu’il renvoie directement à la notion de dynamique, ici spatio-temporelle. Mais comment appréhender le temps dont la particularité est justement d’être continu, en marche ? Le plus souvent la solution consiste à le morceler en périodes. Or, on sait tous que « les limites séculaires n’[ont] pas plus de chance de coïncider correctement avec des césures historiques que les kilomètres carrés avec des discontinuités géographiques » (GRATALOUP 1998 : 9). On préfère alors parler de la ville de l’Antiquité, de celle du haut Moyen Âge, ou de la ville médiévale. Travailler ainsi est courant, car c’est rester dans un flou chronologique et fonctionnel tolérable qui permet entre autres de ne pas (trop) définir les périodes retenues et de masquer les lacunes des connaissances tout en proposant néanmoins une vision synthétique acceptable. Mais plus personne ne défend aujourd’hui la pertinence de ces macro-découpages. Christian Grataloup a consacré un article, et même un livre, à montrer que toute périodisation est en fait relative à un contexte social et finalement valable seulement selon une localisation géographique (GRATALOUP 1996 ; GRATALOUP 1998). D’après cette définition qui semble aller de soi, mais qui dans la pratique n’est peut-être pas si évidente, toute proposition de périodisation de la

ville en amont de l’étude de sa réalité sociale est partiale. Ainsi un découpage chronologique construit pour une ville en particulier n’est pas adapté à l’histoire de la cité voisine ; il ne vaut pas non plus pour un faubourg de la dite ville. D’autre part quels sont les faits qui permettent de découper la temporalité d’une ville ? Par exemple, choisir de découper l’histoire de Tours à la date de 1202 ou à la mort de Louis XI n’est vraiment pertinent que si l’on suppose que ces faits correspondent à des ruptures sociales, sinon à des changements importants. Mais la prise de Tours par Philippe Auguste a-t-elle véritablement changé la ville ? Nous savons tous que de tels découpages présupposeraient, en fait, la primauté de l’aspect politique, social ou économique sur la matérialité de la ville et relègueraient l’espace et le temps à un cadre de l’activité sociale. Cela « réduirait la considération du phénomène urbain à une vision spatio-temporelle de la société et renverrait à l’impasse […] qui limite l’interprétation à l’observation des phénomènes marquants et à leurs causes simples, aux relations évidentes entre société, espace urbain et chronologie » (GALINIÉ 2000 : 55-56). En effet, le temps, comme l’espace, est souvent envisagé comme le support des activités, comme une simple référence alors qu’il renvoie à une dimension en mouvement, continue (sans temps mort) mais inconstante dans la formation de la ville. D’autre part, sa subordination à certaines manifestations de l’activité sociale résume trop partiellement ce que représente le fait urbain. C’est finalement n’importe quel morcellement à priori du temps qui semble voué à l’échec, car l’aspect simplificateur et statique ne permet pas de rendre compte des interactions et du dynamisme, c'est-à-dire des perpétuelles transformations qui s’opèrent dans le champ de l’espace urbain. Pourtant, ce sont précisément ces transformations qui forgent le fonctionnement de la ville avec sa part d’éléments anciens, d’héritages et de nouveautés, tant spatiaux que sociaux.

À cause des perpétuelles et multiples transformations dans l’interaction entre la société urbaine d’une part et la ville d’autre part (c'est-à-dire la fabrique de la ville), comment appréhender la ville qui semble être un objet d’étude insaisissable ? Comment le rendre intelligible afin d’en étudier le fonctionnement et le rendre comparable à d’autres ? Une modélisation s’impose.

Selon les disciplines, il existe déjà d’innombrables modèles qui tendent à rendre compte du phénomène urbain pour ce qu’il est social, dans des dimensions spatiales et temporelles. Certains sont relativement simples et souples (comme l’approche chronochorématique des villes : BOISSAVIT-CAMUS et al. 2005) ; d’autres terriblement complexes (comme les systèmes auto-organisationnels des villes : LEPETIT, PUMAIN 1993b), mais tous reflètent une certaine interprétation du phénomène. C’est pourquoi avant même de proposer un modèle fonctionnel pour cette étude, une lecture du phénomène est indispensable. Comme archéologue, Henri Galinié donne en partie sa vision dans son essai Ville, espace urbain et archéologie ; comme urbanistes, Philippe Panerai, Jean-Charles Depaule, Marcelle Demorgon et Michel Veyrenche présentent quelques pistes dans leur manuel Analyse urbaine (PANERAI et al. 1980). Tous s’accordent pour dire que la ville contient une part de réalité matérielle en relation avec une part d’activité sociale et que l’ensemble se transforme dans le temps. Une telle considération revient à proposer que la

ville est constituée d’une multitude d’objets associés par des jeux de relations ; c’est de surcroît présumer que ces objets et ces relations peuvent être structurés et former un système complexe et que le formaliser peut être une méthode pour l’appréhender.