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Ville et tissu urbain, visées, objets d’étude et méthodes

1 Espace et dynamiques du tissu urbain : problèmes et problématique

1.2 La problématique de la formation du tissu urbain

1.2.4 Le tissu urbain et la morphologie urbaine

L’analyse morphologique des villes est une pratique ancienne qui remonte au 19e s. Elle a d’abord visé à reconnaître dans la forme des agglomérations l’expression de structures sociales. Pierre Lavedan a développé dans son ouvrage, l’Histoire de l’urbanisme, une typologie des villes non pas tant fondée sur leur forme que sur leur origine ; ce travail a durablement marqué la pratique de la morphologie urbaine, même s’il faut reconnaître que, avant tout descriptif, il ne peut plus maintenant servir de référence (LAVEDAN 1926 ; LAVEDAN, HUGUENEY 1974). Plusieurs synthèses historiographiques ont déjà fait le bilan de la pratique de la morphologie au 20e s., en insistant sur les divers champs disciplinaires concernés : histoire, histoire de l’art, urbanisme, géographie et archéologie (DARIN 1993 ; GAUTHIEZ 2001 ; ZADORA-RIO 2003).

Dans les années 1960, l’étude de la morphologie urbaine a connu un tournant particulier grâce aux travaux des architectes italiens soucieux de comprendre la forme de la ville pour pouvoir mieux y inscrire leur projet. Dans son travail sur Venise, Saverio Muratori a proposé une lecture minutieuse des quartiers ordinaires de la ville descendant jusqu’à l’étude des parcelles et du bâti (MURATORI 1959). Ces travaux ont rapidement fait école en Italie (voir les recherches d’Aldo Rossi ou de Carlo Aymonino (1966)), mais toujours en cherchant à lier l’analyse urbaine et la conception du projet architectural. Cette « école italienne » s’est principalement fondée sur les analyses typo-morphologiques en s’appuyant sur les recherches antérieures en théorie de l’architecture. Ces recherches ont énormément influencé certains membres de l’École d’architecture de Versailles (Jean Castex et Philippe Panerai), mais il faut reconnaître que ces travaux restent faiblement liés aux sources archéologiques et écrites. Dans les années 1970, les historiens de l’art modernistes autour de Françoise Boudon et André Chastel ont également mis à profit les acquis des travaux italiens, selon une approche beaucoup plus historique en réalisant un travail colossal sur le quartier des Halles de Paris (BOUDON 1975 ; BOUDON et al. 1977). Ces publications n’ont finalement eu qu’un très faible écho chez les archéologues.

Dès les années 1970, les historiens médiévistes se sont intéressés à l’étude des plans des agglomérations, notamment les bastides du Sud-Ouest et les villeneuves du Bassin Parisien (par exemple HIGOUNET 1979). Ces recherches ont été consacrées à la morphologie urbaine davantage pour identifier le plan des villes à une époque donnée que pour en étudier les processus de transformation (ZADORA-RIO 2003 : 16). Ces travaux s’inscrivent clairement dans la ligné de l’Histoire de l’urbanisme de Pierre Lavedan, mais ignorent les acquis italiens ou ceux de M. R. G. Conzen.

Dans l’essai d’historiographie que propose Élisabeth Zadora-Rio en préambule à l’ouvrage Village et ville au Moyen Âge : dynamiques morphologiques, elle insiste sur le fait que

les travaux du géographe M. R. G. Conzen ont peu influencé la recherche française. Pourtant dès 1968, il proposa, d’une manière identique aux travaux de Saverio Muratori, de voir dans le plan urbain la résultante de trois systèmes complexes de formes : le réseau viaire, les parcelles individuelles et leur agrégation en îlots, et le bâti (CONZEN 1968). Élisabeth Zadora-Rio commente le travail de M. R. G. Conzen en soulignant qu’il fut le premier à attirer l’attention sur la division parcellaire comme facteur important des transformations morphologiques :

« Dans le paysage urbain, ces trois systèmes sont interconnectés : chacun des éléments conditionnent les autres. Les formes plus anciennes, celles qui ont la plus grande importance fonctionnelle, comme les rues, tendent à constituer des cadres morphologiques conditionnant la genèse et la croissance des formes plus tardives, et sont en retour modifiées par celles-ci. » (ZADORA-RIO 2003 : 15)

Loin de cette approche, l’étude morphologique des plans de villes par les archéologues a d’abord consisté à lire les cadastres afin de découvrir des formes disparues (notamment les tracés d’enceinte). Plus récemment, dans les années 1990, l’analyse morphologique a connu un renouvellement important grâce aux travaux de Gérard Chouquer et Bernard Gauthiez. Le parcours intellectuel de ces deux chercheurs a rapidement évolué et, bien que tous deux utilisent les documents planimétriques comme source première de l’analyse des formes, leurs démarches s’opposent tout à fait. La singularité du travail de Bernard Gauthiez est de chercher à comprendre les formes étudiées par l’identification du concepteur et du maître d’ouvrage, ainsi que par celle du milieu culturel dont ils sont issus. Cette approche est très atypique en archéologie puisqu’elle se termine souvent par l’identification d’un projet urbain à forte valeur symbolique et/ou idéologique. Ses principaux travaux ont concerné les villes de Rouen (GAUTHIEZ 1991 ; GAUTHIEZ 1993a) et de Lyon (GAUTHIEZ 1994) mais aussi de plus petites agglomérations de Normandie comme Louviers et Fécamp (GAUTHIEZ 2003b). L’opposition entre l’approche de Bernard Gauthiez et celle de Gérard Chouquer tient en partie de la causalité des formes : alors que le premier part du postulat de l’intelligibilité historique du plan, le second va dans le sens d’une affirmation de l’autonomie de la morphologie par rapport aux processus historiques et fait appel au paradigme de l’auto-organisation pour rendre compte de la dynamique des formes. En dehors de l’étude du plan de la ville de Besançon (CHOUQUER 1994) et d’une contribution à l’analyse d’une partie de la ville de Tours (GALINIÉ et al. 2003), les recherches de Gérard Chouquer ont davantage concerné l’étude des formes du paysage (CHOUQUER 2000). Aujourd’hui, son travail revêt un caractère beaucoup plus théorique et promeut une nouvelle discipline, l’archéogéographie4, qui après avoir mis en place son propre vocabulaire dispose maintenant d’un « traité » (CHOUQUER 2008). Le sens de cette discipline est de viser à « refonder les objets de l’histoire de l’écoumène par une pratique résolue de l’archéologie des savoirs et à réorganiser le discours sur les dynamiques spatiotemporelles des milieux, espaces, paysages et

environnements »5. Élisabeth Zadora-Rio remarque que « dans ses travaux les plus récents, il [Gérard Chouquer] tend de plus en plus à mettre en doute les interprétations chronologiques, et même à récuser la possibilité de rendre compte des formes par les processus historiques » (ZADORA-RIO 2003 : 19).

Ainsi, au moins en archéologie, les choses ont bien changé depuis le bilan pessimiste que dressaient Pierre Merlin et Françoise Choay à l’occasion du colloque Morphologie urbaine et parcellaire tenu à Arc-et-Senans en 1985 (MERLIN 1988a). Désormais la morphologie urbaine ne s’attarde plus uniquement à l’identification de formes anciennes conservées dans les plans de villes, mais procède à une véritable analyse des dynamiques des formes à l’instar de ce que proposait il y plus de 40 ans M. R. G. Conzen. Des tentatives d’analyses morphologiques du parcellaire ont même été tentées sur des territoires ruraux (CHOUQUER 1996), y compris sur l’articulation entre agglomération et espace rural (ABBÉ 1993).

En archéologie l’approche morphologique ne porte jamais sur le tissu urbain mais toujours sur la forme de la ville. Si les études s’appuient sur les plans parcellaires, elles ne prennent que très rarement en compte le bâti : à l’exception de quelques constructions auxquelles les auteurs prêtent un rôle particulier dans la formation de l’espace (église, château, enceinte, etc.), l’architecture banale n’est pas considérée dans les études de cas proposées dans l’ouvrage Village et ville au Moyen Âge : les dynamiques morphologiques (GAUTHIEZ, ZADORA-RIO, GALINIÉ 2003). Pourtant dans la définition que Bernard Gauthiez donne de la morphologie dans son ouvrage Espace urbain, vocabulaire et morphologie, il précise qu’elle :

« procède notamment par analyse des formes en plans et en volumes, par détermination des unités de plan et restitution d’états de plans plus anciens par méthode régressive (ou récurrente). Par extension c’est le fruit de tous les aménagements de l’espace qui ont produit et fait évoluer la forme de la ville, portant sur le bâti, le parcellaire, le relief et le site en général et les espaces libres (voirie, cours, etc.), du fait de la géométrie de ces réalisations et des effets des processus d’évolution. » (GAUTHIEZ 2003a : 110)

On constate que dans sa pratique de la morphologie urbaine, Bernard Gauthiez distingue la morphologie parcellaire (en plan) (par exemple GAUTHIEZ 1993a) et la morphologie du bâti (en volume) (par exemple GAUTHIEZ 2002) et que jamais il ne propose une étude simultanée des deux, y compris dans sa thèse. Seuls M. R. G. Conzen, d’une part, et, d’autre part, les architectes-urbanistes italiens suivis de Philippe Panerai ou de Françoise Boudon, sont véritablement descendus à l’analyse morphologique du tissu urbain, en prenant en compte ces trois composantes, les voies, les parcelles et les constructions. Mais ces travaux ne se sont pas véritablement penchés sur l’analyse des dynamiques morphologiques des tissus urbains.

Étudier les dynamiques du tissu urbain (donc les transformations de sa forme) c’est précisément l’ambition de ce travail.

1.3 Le cas de la transformation de l’amphithéâtre antique en