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Ville et tissu urbain, visées, objets d’étude et méthodes

3 Modélisations du tissu urbain

3.4 Modéliser et gérer le temps

3.4.1 L’approche temporelle

Au-delà des notions de passé, présent et futur, le temps est un concept complexe. D’Aristote à Newton, de Saint-Augustin à Einstein, ou des Pythagoriciens à Kant en passant par Walter Benjamin, les réflexions sur le temps sont multiples. L’objectif des paragraphes suivants n’est ni de présenter ces théories, ni même de se positionner philosophiquement (à ce propos il existe une très riche bibliographie).

L’objectif n’est pas non plus ici de débattre de la thèse du récent livre de Laurent Olivier concernant la notion de mémoire et le rapport introspectif de l’archéologue au temps (OLIVIER 2008). Il s’agit plus modestement de présenter un concept particulier du temps, celui de la topographie historique que l’archéologue cherche à manipuler et / ou à restituer (FERDIÈRE 2007).

3.4.1.1 Les pratiques du temps et l’histoire

En histoire, Fernand Braudel reconnaissait la multiplicité du temps située entre l’événementiel et la longue durée ; dans sa réflexion, c’est cette dernière qui trouve une place privilégiée puisque, selon lui, c’est elle qui permet une observation commune aux sciences sociales (BRAUDEL 1958). Si les premières réflexions sur les temps des sciences sociales et leur « architecture » sont plus anciennes, la formulation d’une prise de position historienne s’imposait pour Fernand Braudel pour répondre à la vague structuraliste qui touchait les autres sciences sociales. Comme pour le structuralisme, la principale critique est celle du statisme. À ce propos, Bernard Lepetit met en garde : « la métaphore braudélienne d’étagement des plans de l’histoire, le souci privilégié des phénomènes de plus longue durée ou le couple analytique structure/conjoncture portent en eux en particulier le risque d’oublier les processus et le changement » (LEPETIT 1993 : 117). Or, le phénomène de transformation est au centre de l’étude du tissu urbain s’il est envisagé dans la longue durée. Dans ce cas, l’étude du temps peut être une entrée en soi, même si elle est liée aux transformations spatiales et fonctionnelles (cf. supra). Mais comme ces deux dernières, pour être intelligible et manipulable, le phénomène complexe du temps doit être déconstruit. Cependant avant même de modéliser le temps, une question fondamentale se pose : à quel temps avons-nous affaire ? Sous le couvert de l’expression

« temps », Jean-Paul Cheylan a remarqué que nous manipulons finalement plusieurs temporalités qui n’ont pas toutes un déroulement continu (CHEYLAN 2007 : 6-7). Il distingue :

1. Le temps de la « réalité » linéaire (parfois cyclique), ordonné et strict.

2. Le temps « reconstruit », c'est-à-dire embranché dans le passé puisqu’il représente diverses hypothèses.

3. Le temps de l’observation d’un phénomène et

4. le temps de son enregistrement : par essence ce sont des temps instantanés ou discontinus. 5. Le temps de la représentation d’un phénomène.

6. Le temps de la durée de l’analyse qui est infini, car en autocritique.

De ces six catégories, seule la première concerne le temps de l’Histoire : c’est la seule qui intéresse notre étude. Les descriptions 3, 4, 5 et 6, correspondent aux temps relatifs, aux histoires des histoires, alors que la deuxième catégorie renvoie clairement au temps analysé, à la synthèse. Pour nous, le temps est celui de l’historien pour qui « tout commence, tout finit, par le temps, un temps mathématique et démiurge, dont il serait facile de sourire, temps comme extérieur aux hommes ‘exogène’, diraient les économistes, qui les pousse, les contraint, emporte leurs temps particuliers aux couleurs diverses : oui, un temps impérieux du monde » (BRAUDEL 1958).

Précision faite de cette définition de Fernand Braudel, le temps de l’historien apparaît comme une fonction simple, linéaire : un continuum. C’est le temps comme on conçoit qu’il existe au-delà de sa manière de l’appréhender. Cette définition est fondamentalement différente de celle de Laurent Olivier pour qui il n’existe pas de trajectoire unilinéaire des transformations historiques (OLIVIER 2008 : 151).

Même en retenant la fonction absolue du temps comme linéaire, reste la question de sa construction. Comment la décomposer afin de l’analyser ? L’architecture braudélienne du temps court, de la moyenne et de la longue durée s’applique partiellement à l’archéologie où prennent place des incertitudes et des hiatus, et qui s’intéresse à la durée, la filiation et la datation d’un « objet » ou d’un « fait » (FERDIÈRE 2007 : 15). Mais, qu’il s’agisse de durée ou d’instantané et, même si le temps est bel et bien continu (comme l’est l’espace), les données ne renseignent pas de manière homogène ce continuum : elles rendent même parfois (souvent) la lecture complexe.

3.4.1.2 L’archéologie et les fragments du continuum temporel

Si le temps manipulé par les archéologues et les historiens est bien dans l’absolu une fonction continue, comme pour l’espace, les sources disponibles permettent rarement la perception du continuum. Certainement, nous savons tous que tout n’est pas renseigné de manière homogène et notamment qu’il existe des hiatus de connaissances, soit par l’absence de données, soit par leur inaccessibilité. L’archéologue glane des informations qui ne forment jamais que des bribes de la réalité passée, et si le temps est bien un « ordre complet », notre raisonnement se

fonde sur l’« ordre partiel », en raison d’une absence de datation appuyée sur un unique et fiable calendrier (CHEYLAN 2001 : 36). De surcroît, la valeur de l’information archéologique est bien souvent relative : c’est d’ailleurs le principe fondamental de l’analyse stratigraphique (HARRIS 1975). Comme les strates, la chronologie est souvent organisée par des relations d’antéro/postériorité, c'est-à-dire que les objets sont considérés les uns par rapport aux autres. Ces valeurs subjectives ou relatives sont, dans un sens, topologiques (ALLEN 1984) (cf. Partie 1, § 3.4.2.1, p. 157). Elles fonctionnent par relations et doivent être suffisamment nombreuses pour pouvoir être en mesure de situer chaque objet dans la chronologie. Confrontés aux données de fouille, les archéologues savent bien que ce n’est pourtant pas toujours le cas et, parfois, malgré leurs relations, certaines données ne sont pas interclassables (CHEYLAN 2007 : 5) : par exemple, si on sait juste que A et B sont antérieurs à C, il n’est pas possible d’en déduire la relation entre A et B.

Une autre manière est d’organiser les données dans un système objectif, composé de valeurs absolues, c'est-à-dire immuable et, finalement, purement géométrique (PEUQUET 1994 : 444). Dans un système absolu, l’objet est décrit non par rapport aux autres, mais par rapport à des références extrinsèques aux données. L’exemple le plus fréquent est la datation calendaire. Parce que ce type de datation exige l’utilisation d’un unique système de référence commun à l’ensemble des données, il offre l’avantage de pouvoir comparer des données qui sont pourtant déconnectées entre elles. Les travaux de Bruno Desachy ont montré qu’une modélisation des données selon la théorie des graphes permet le passage du temps « ordonné » au temps « qualifié » (DESACHY 2005). Cependant la transformation d’un système relatif en système de valeurs absolues n’est pas toujours simple, surtout parce que les deux approches ne mobilisent pas les mêmes renseignements. Par exemple, si A date du 12e s., et que B lui est antérieur, sans plus d’indice, il est impossible de donner la datation absolue à B. À l’inverse, si on sait que A date du 12e s. et que B date du 8e s., on sait que B est antérieur à A. Il est en effet possible, à partir d’un système objectif, de déduire les relations relatives entre les objets parce qu’ils sont positionnés de manière absolue, mais non l’inverse. D’ailleurs, James Allen indique : « a good representation of time for instantaneous events, if it’s possible, is using an absolute dating system » (ALLEN 1991 : 341).

Ici, j’utilise naturellement ces deux types de représentation du temps. Le temps relatif est cependant exclusivement réservé à la phase d’acquisition des données sur le terrain, lors des études de bâti. Il permet de mettre en place le phasage et de reconnaître les états d’utilisation de chaque bâtiment, en l’interprétant (cf. Partie 1, § 2.4.2, p. 117). Il n’est pas modélisé ailleurs que dans les diagrammes stratigraphiques (cf. BA07 – annexe 3.2). Cette manipulation du temps relatif, parfaitement connue des archéologues, ne mérite pas de présentation plus longue. Elle constitue la première étape de l’analyse qui permet ensuite d’identifier puis de placer les différents états dans un système de références absolues. C’est au sein du système de gestion de l’ensemble des objets historiques que s’opère la modélisation du temps (comme celle de l’espace d’ailleurs), non au sein de leur « création ». Par simplicité, dans le système tel que je l’ai conçu, seul le temps absolu peut être géré : la translation d’un système relatif à un système absolu est donc obligatoire.

Ceci est évidemment une opération difficile, parfois impossible si les données manquent. C’est pourtant une condition sine qua non afin d’assurer le bon fonctionnement du système. Dans le système choisi, chaque objet historique doit être daté à l’année. On doit lui associer une date de début et une date de fin dont l’intervalle formera sa durée d’existence. Le cas le plus simple est celui des objets dont on connaît précisément les datations, par exemple, l’objet A est construit en 1407 (datation dendrochronologique) puis transformé en 1765 (devis de maçonnerie) : il dure 358 ans. Le cas est plus délicat avec l’objet B construit dans la seconde moitié du 12e s., et remplacé par un autre fin 14e s. Il faudra néanmoins le dater à la manière du précédent, il débute en 1150, se termine en 1400 et dure donc 250 ans. La fiabilité des datations des objets A et B n’est pas la même, et il convient de marquer cette différence par un critère de fiabilité associé à chaque date (début et fin). Cette qualification de la datation s’effectue selon la même logique que celle de l’espace et de l’interprétation fonctionnelle. Comme les objets identifiables, ou non-localisables, ceux qui sont indatables ne seront pas intégrés à la base de données puisqu’ils ne contiennent pas les informations nécessaires à l’analyse des dynamiques. Ils ne seront pas pour autant rejetés de l’analyse, mais traités à part de manière plus empirique.

Si ce nécessaire formatage des données temporelles est une contrainte, celle-ci est bénéfique car elle oblige à davantage réfléchir sur la définition de l’objet, à préciser ces contours en indiquant lesquels sont nets, lesquels sont approximatifs. Ce formatage du temps s’apparente fortement à celui de la spatialisation des objets historiques. Dans un certain sens, au-delà des inévitables différences, il existe une certaine analogie entre ces deux dimensions : elle s’explique naturellement par leur dépendance (cf. supra) et la robustesse de la triade espace-temps-fonction.

3.4.2 Modéliser la structure et la conjoncture : le recours au temps