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Ville et tissu urbain, visées, objets d’étude et méthodes

3 Modélisations du tissu urbain

3.2 Les objets historiques du tissu urbain

3.2.2 Structures et matières du tissu urbain

Le tissu urbain est une image héritée du mélange de pratiques et de formes actuelles et passées qui entretiennent d’étroits liens avec la topographie physique. Celle-ci est en effet une contrainte puisqu’elle conditionne l’occupation mais aussi un facteur malléable que l’homme peut transformer en fonction de ses besoins. À Tours, la topographie physique est peu marquée, cependant l’amphithéâtre de type massif représente un volume de terre non négligeable et une gestion lors de son urbanisation tout aussi particulière. La Loire est également un élément physique qui participe à la configuration du tissu urbain de la ville de Tours, mais comme la topographie héritée, elle n’est pas un élément propre au tissu urbain, contrairement à ses aménagements. Là encore il s’agit d’un facteur topographique modifiable qui participe simplement à la formation du tissu urbain, mais n’en est pas un élément constituant (Figure 24).

Figure 24 : L'organisation schématique du tissu urbain. Les flèches représentent les vecteurs des transformations.

En partant du principe que l’espace urbain est en partie formé par le tissu urbain, ce dernier est constitué du parcellaire ; en fait, dans sa définition, le tissu urbain renvoie à une structure et à son remplissage, les deux dépendant l’un de l’autre. La trame d’abord.

3.2.2.1 La trame : les voies et les espaces publics d’une part, les frontières et les limites d’autre part

La trame correspond aux lignes structurantes du tissu urbain. Il existe deux catégories de tracés : ceux qui correspondent à des vecteurs de flux (comme le réseau viaire) et à l’opposé les frontières et les limites (comme une enceinte). D’une part il s’agit de lignes perméables, d’autre part de lignes imperméables, ou dont le franchissement est limité et contrôlé. Selon ces critères, la définition n’est pas toujours univoque, elle dépend notamment de l’échelle d’observation : par exemple, pour le chapitre de Saint-Martin, la Loire est un vecteur de circulation (navigation) ; en revanche pour les chanoines eux-mêmes, il s’agit d’une limite très forte qu’ils ne peuvent franchir qu’à certains points bien précis. Dans l’analyse du tissu urbain implanté sur l’ancien amphithéâtre de Tours, la trame, dans sa diversité, est appréhendée à l’échelle du quartier, plus précisément à l’échelle de toute la moitié méridionale de la Cité.

La trame urbaine a rarement fait l’objet d’études spécifiques de la part des historiens ou des archéologues. Les travaux d’Éric Vion concernant spécifiquement le réseau routier régional ne peuvent pas servir de référence à l’analyse de la trame viaire intra-urbaine (VION 1989). En ville, le travail de Bernard Rouleau consacré aux rues de Paris ne développe aucune méthodologie et est avant tout descriptif (ROULEAU 1965) ; le livre de Jean-Pierre Leguay, La Rue au Moyen Âge présente une approche sociologique du rapport entre les habitants et la rue qui est finalement très éloignée de l’étude de la trame en tant qu’élément constitutif du tissu urbain (LEGUAY 1984).

À nouveau la base de réflexion vient des urbanistes et plus précisément des travaux de Philippe Panerai (PANERAI et al. 1980 et MANGIN, PANERAI 1987). Ceux-ci proposent trois niveaux d’analyse du réseau viaire : d’abord en tant que système global structurant l’espace urbain, ensuite en tant que système local qui organise le tissu urbain, enfin comme un espace spécifique susceptible d’être apprécié pour lui-même (PANERAI et al. 1980 : 78). Ce dernier niveau d’analyse ne concerne pas le réseau viaire du tissu urbain implanté sur l’amphithéâtre antique de Tours, ni même celui de la Cité. Il n’y existe en effet aucune promenade, ni aucune voie dédiée à d’oisives déambulations, dont l’aménagement appartient à l’urbanisme de l’Époque moderne ou contemporaine. L’analyse du réseau viaire, dans un système local d’abord, global ensuite, est en revanche tout à fait justifiée : car même si l’échelle d’étude conduit à privilégier le système local de la trame viaire, la prise en compte de la hiérarchie des voies et le rôle qu’elles occupent dans la structure urbaine dans son intégralité s’impose. Appréhendé dans la longue durée, le système du réseau viaire local a fait l’objet d’une analyse particulière : la démarche s’appuie sur un système de modélisation des parcours (cf. Partie 2, § 6.1.2, p. 244) qui permet de mettre en évidence une organisation hiérarchique où, à côté d’un système de voies principales, s’organise un réseau de rues banales dont le dessin est pourtant porteur de signification. Plus encore, l’étude diachronique permet de reconnaître les tronçons pérennes à travers la formation de la trame, c'est-à-dire l’ensemble de ces transformations. Plus traditionnellement l’étude permet de

replacer le réseau viaire de la Cité dans le système plus vaste, celui de l’ensemble de l’espace urbanisé.

À partir de cette analyse et appuyé par des renseignements issus des sources cartographiques et des sources écrites, l’ensemble du réseau peut se découper en une série d’EF, ce qui n’est pas sans soulever la difficile définition de l’identité de la rue, dont il est clair que la toponymie seule ne permet pas de la régler. Françoise Boudon indique que la notion de parcours n’est guère plus certaine puisqu’elle s’appuie à la fois sur des critères topographiques et d’usage (BOUDON et al. 1977 : 49). Quoi qu’il en soit, le descripteur fonctionnel approprié correspond à la valeur d’usage 11 de la grille d’analyse de ToToPI « voies, rues », plus rarement aux valeurs 12 « espace libre » ou 15 « franchissement ».

Par son essence même, le réseau viaire est un espace lié aux flux, de surcroît un lieu d’échange ; en tant que réseau, il contribue à structurer et à consolider le tissu urbain composé d’objets hétérogènes mais dépendants les uns des autres. Or, à cette première catégorie d’objet s’ajoute une seconde qui participe elle-aussi à la constitution de la trame ; son incidence semble encore plus forte que la voirie puisqu’elle contribue précisément et de manière significative à sa propre configuration. Il s’agit de toute une série de limites imperméables : tracés, contours, enclos, etc. Ces éléments de la trame forment le plus souvent de grandes limites morphologiques, puisqu’elles participent à la sectorisation de l’espace. Agissant comme frontières, elles renforcent l’importance des points de perméabilité, le plus souvent des portes.

Par exemple, dans l’étude de la formation du tissu urbain implanté sur l’amphithéâtre antique de Tours, les limites sont de deux types : l’enceinte urbaine d’une part, celle du quartier canonial d’autre part. Dans le temps et dans la construction de l’espace, ces deux limites n’ont pas la même prégnance ni la même perméabilité : il est pourtant certain que chacune a concouru à conditionner la forme de la trame urbaine. En effet, depuis longtemps inertes, elles sont néanmoins aujourd’hui toujours lisibles dans la forme du parcellaire. L’enceinte urbaine est matérialisée par une muraille (l’EF possède la valeur d’usage 21) ; elle sépare deux EU, l’intra-muros et l’extra-l’intra-muros. La clôture du cloître ne semble pas avoir forcément correspondu à une matérialité propre : les murs de clôture des cours ou des jardins, voire les logis eux-mêmes, en formaient les contours. Seules les rues à l’intérieur du cloître étaient séparées du reste de l’espace urbain par des portes. Bien qu’hétérogènes et instables, ces limites délimitaient le quartier canonial dont l’emprise correspondait à un EU (cf. Partie 1, § 3.2.1, p. 132).

3.2.2.2 Un remplissage de parcelles

Associé à d’autres tracés, le réseau viaire forme la trame du tissu urbain ; en négatif, il dessine les îlots qui sont des entités divisées en une ou, plus souvent, plusieurs parcelles qui en forment le remplissage : c’est précisément la relation entre la rue et la parcelle qui fonde l’existence même du tissu urbain. Le parcellaire correspond à l’ensemble des limites qui dessinent les contours des propriétés fiscales, c'est-à-dire des parcelles cadastrales. Aujourd’hui la parcelle

est entendue comme une portion de territoire d'un seul tenant appartenant à un seul propriétaire et possédant une certaine individualité en raison de l'agencement de sa forme ; elle correspond à l’ancienne notion d’ « îlot de propriété » qui définit un « ensemble de parcelles contiguës appartenant à un même propriétaire et formant un tout dont la liaison est évidente en raison de l’agencement qui y est donné » (HERBIN, PEBEREAU 1953 : 129-130). Dans son dictionnaire de morphologie, Bernard Gauthiez indique que la parcelle correspond à une unité de propriété ou à une affectation juridique (GAUTHIEZ 2003a). Comme les autres (voir le glossaire de GAUTHIEZ, ZADORA-RIO, GALINIÉ 2003 : 480), cette définition est ambiguë car une même maison peut être juridiquement séparée en plusieurs propriétaires, pourtant tant que ce partage ne se matérialise pas dans la disposition topographique ou architecturale, la parcelle garde son identité.

Le découpage parcellaire correspond donc à l’ensemble des limites parcellaires qui s’opposent alors à la trame viaire. Or c’est précisément la relation entre ces deux ensembles qui structure la disposition du contenu des parcelles, c'est-à-dire du domaine construit (Figure 24). Ce terme doit être entendu au sens large : il ne se limite évidemment pas aux seuls bâtiments mais englobe des cours et des jardins, des constructions adventices, des terrains libres et des chantiers (PANERAI et al. 1980 : 83). Une présentation s’impose.

3.2.2.3 Au sein des parcelles, la diversité du domaine construit

Le domaine construit correspond aux aménagements contenus dans les parcelles. Peu se sont véritablement penchés sur la diversité de la configuration des parcelles, en dehors d’un travail classique sur l’opposition entre les surfaces bâties et non bâties. Les urbanistes ne se sont pas attachés à l’échelle de la composition de la structure parcellaire et, bien que celle-ci soit au centre de l’analyse des tissus urbains, les analyses morphologiques lui font souvent peu de place. Dans l’introduction de la seconde partie du livre intitulé Morphologie urbaine et parcellaire, Pierre Merlin souligne sous le titre La place du parcellaire dans les études de morphologie urbaine que même « les études de morphologie italiennes descendent rarement jusqu’à l’analyse du parcellaire » (MERLIN 1988a : 165). Dans la même introduction, l’auteur signale que, chez les architectes, le parcellaire est presque toujours absent des études qui se réclament d’une approche morphologique, alors que la relation avec le bâti est toutefois évidente.

Les historiens ne sont guère plus précis. Dans l’ouvrage de référence Système de l’architecture urbaine, le quartier des Halles à Paris, aucun paragraphe n’aborde la question de la complexité de la composition des parcelles (BOUDON et al. 1977) ; l’article de Cécile Gloriès consacré à l’îlot de l’ancien hôtel de ville de Saint-Antonin-Noble-Val non plus (GLORIÈS 1999). L’analyse morphologique du plan de la ville de Besançon proposée par Gérard Chouquer (1994) ou plus récemment les travaux d’analyse morphologique de Bernard Gauthiez ne se concentrent que sur l’organisation du parcellaire et les formes des parcelles, très rarement sur leur

contenu (voir par exemple les monographies des villes normandes : principalement GAUTHIEZ 1999 ; GAUTHIEZ 2003b).

Aucune typologie fonctionnelle destinée à l’analyse de la composition précise du tissu urbain ne semble non plus exister en archéologie. En effet, s’il faut signaler l’énoncé conjoint d’une typologie fonctionnelle du dépôt archéologique dans les récentes thèses de Mélanie Fondrillon (FONDRILLON 2007) et d’Amélie Laurent (LAURENT 2007), celle-ci est fondée sur des critères strictement sédimentaires qui ne permettent pas d’appréhender l’usage fonctionnel de la parcelle pour ce qu’il est constitutif de l’espace. Les types retenus (occupation intérieure, occupation extérieure, construction, destruction, remblai, naturel anthropisé et naturel) et leurs sous-types décrivent l’usage du sol à l’échelle de l’unité stratigraphique, non celui de la structure.

Il faut donc construire nos propres références car si la notion d’EF proposée dans ToToPI permet de décrire efficacement l’espace urbain à l’échelle de toute la ville, elle ne permet pas en revanche de décrire la diversité du domaine construit, principalement parce que son interprétation fonctionnelle s’appuie sur les valeurs d’usage de l’espace urbain (cf. Partie 1, § 3.2.1, p. 132et Figure 23). Ainsi la création d’un objet d’étude adapté à une plus grande échelle s’impose : on propose qu’il soit recouvert par la notion d’Élément Constituant* (EC). Cependant puisque l’étude de la formation d’un tissu urbain oblige une approche multi-scalaire, la notion d’EF est néanmoins utile. Même, elle doit être associée à celle de l’EC qui fonctionne comme une subdivision de celle-ci, destinée à décrire précisément les objets urbains qui constituent le domaine construit. Comme dans le cas des EF, l’intégrité de chaque EC est définie par le croisement unique des trois propriétés fondamentales : espace, fonction et temps, mais cette fois-ci appréhendées à une échelle de description plus grande.

Une nouvelle échelle d’interprétation, composée de Valeurs Fonctionnelles*, doit être mise en place afin de décrire chaque EC. Elles indiqueront la composition de l’ensemble du domaine construit face à la valeur d’usage qui décrit l’espace urbain à l’échelle de la ville (cf. Partie 1, § 3.2.1, p. 132) : il s’agira alors de la cour, du jardin ou du logis qui sont des aménagements différents (EC) au sein d’un habitat (EF) (LEFEBVRE 2006 : 54).

Figure 25 : Exemple d’organisation possible entre les valeurs d’usage des EF et les Valeurs

Fonctionnelles des (EC).

Dans l’exemple suivant (Figure 25), l’EF « A » a une valeur d’usage d’ « habitat ». On peut détailler les EC qui la composent et préciser leur fonction : il s’agit d’un « logis » (EC 1), d’un « oratoire » (EC 2), d’un « jardin » (EC 3) et d’une « cour » (EC 4). Par la suite (temps 2) cette maison est transformée en couvent (EF « B »), définie comme « bâtiment conventuel ou monastique ». Les EC qui la composent sont : le même « jardin » (EC 3), la même « cour » (EC 4) et une « chapelle » (EC 5) qui remplace la maison et l’oratoire détruits.

Toutefois, il paraissait important d’inscrire cette nouvelle typologie dans le système des valeurs urbaines et valeurs d’usage déjà opérationnel dans ToToPI. Je me suis appuyé sur les descripteurs du thésaurus du CNAU mis en place pour indexer à la fois les découvertes urbaines des Annuaires des opérations de terrain en milieu urbain et celles mentionnées dans les ouvrages de la bibliothèque. Cependant, je me suis rapidement aperçu qu’une organisation hiérarchique où ces Valeurs Fonctionnelles* apparaîtraient comme les sous-types des valeurs d’usage ne pouvait pas tenir. En effet, le descripteur « jardin » peut correspondre aux valeurs d’usage 31 (espaces publics), 37 (habitat), 43 (bâtiments conventuels ou monastiques), 44 (bâtiments ecclésiastiques) ou 63 (agriculture, élevage), alors qu’il renvoie finalement à une seule et même Valeur Fonctionnelle*. Dans la description de l’EC, c'est-à-dire à l’échelle de la composition du tissu urbain, il semble tout à fait inutile de faire apparaître l’héritage de la valeur d’usage (qui permet d’interpréter l’EF) ; en d’autres termes, faire apparaître l’interprétation de l’EF à l’échelle de l’EC n’est pas nécessaire, c’est même une information redondante puisque chaque EC est forcément contenue dans une EF. En effet, dans l’exemple de la Figure 25, la cour (EC4) est identique entre le moment où elle appartient à l’EF « A » (temps 1) et l’EF « B » (temps 2) : le changement de la fonction de l’EC (à l’échelle de la ville) n’a aucune incidence sur l’occupation observée à l’échelle du tissu urbain.

Indépendamment de la hiérarchie proposée par la grille d’analyse du CNAU, une liste de Valeurs Fonctionnelles* fut donc mise en place en s’inspirant de son thésaurus. La Figure 26

présente la liste des valeurs sollicitées lors de l’étude de la formation du tissu urbain implanté sur l’amphithéâtre antique de Tours.

7 Basilique 9 Bastion 10 Cathédrale 11 Cellule 13 Chapelle 14 Chemin 15 Cimetière 16 Citadelle 18 Clôture maçonnée 19 Cloître à galeries 20 Collégiale 22 Cour 23 Cuisine 24 Dépendance domestique 26 Écurie 27 Église paroissiale 28 Enceinte (muraille) 31 Fossé 36 Jardin 37 Latrines 38 Logis 39 Oratoire 42 Place 43 Porte 44 Poterne 45 Puits

46 Rue (portion de) 47 Sacristie 49 Terrain vague 50 Tour

Figure 26 : Liste des Valeurs Fonctionnelles des Éléments Constituants (EC) sollicitées dans l'étude.

À la lecture de ce tableau, on remarque d’emblée que certaines Valeurs Fonctionnelles recouvrent exactement le champ d’interprétation d’autres valeurs d’usage (par exemple les rues). Ce simple constat obligerait-il à nuancer la correspondance proposée entre une échelle d’analyse et un objet d’étude en particulier ? Alors que chaque objet a été créé pour analyser les dynamiques à une échelle particulière (cf. supra), on remarque qu’à l’usage, et contrairement au modèle théorique, une fonction peut avoir du sens à plusieurs échelles d’observation, c'est-à-dire que dans le système, elle doit être contenue dans plusieurs niveaux d’objets (à la fois EF et EC) : s’agit-il d’une redondance ? En apparence seulement, car une rue n’a pas la même fonction à l’échelle de l’ensemble de l’espace urbain ou à celle d’un quartier : dans le premier cas, il s’agira de l’axe est-ouest qui traverse la ville ; dans le second cas, une partie du même objet (car c’est bien de cela dont il s’agit) sera la limite de quatre maisons canoniales. On le comprend, la fonction est relative à un contexte descriptif, à une échelle d’observation : un cimetière ne s’envisage pas de la même manière selon qu’on l’étudie à l’échelle de l’espace urbain ou à celle d’une partie de cet espace. Marquer cette nuance est nécessaire.