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Chapitre 2. Rapprochement des caractéristiques temporelles des expériences

2.1. Hétérochronies impliquées par le cinéma et par l’analyse

2.1.3. Temps du récit et de l’histoire

Comme l’expliquent André Gaudreault et François Jost, « tout récit met en jeu deux temporalités : d’une part, celle de la chose racontée, d’autre part celle qui tient à l’acte narratif lui-même »264. Ainsi, ajoutée au temps effectif de projection, qui correspond au temps du

récit, et affectant aussi le temps ressenti par le spectateur, la temporalité de l’histoire est à

262 En effet, selon Jung, dans le transfert de cure comme lors de toute relation avec autrui, les « archétypes […] sont projetés sur des êtres du monde extérieur, qu’on perçoit dès lors à travers un écran [soit] à travers un voile d’illusions ». P. Marson-Zyto, Comprendre la psychanalyse – 25 livres clés, op. cit., p. 215.

263 P. Beylot, Le Récit audiovisuel, op. cit., p 151.

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prendre en compte dans un film. Cependant, une distinction au sein de ce temps diégétique, correspondant à la temporalité de la « chose racontée », peut également être observée. En effet, le temps diégétique « résulte de la combinaison du temps du récit et de celui de l’histoire qui forment deux lignes temporelles qui peuvent se superposer ou se croiser selon d’infinies variations »265. Mais au sein de nombreux films, comme au cours de la cure

psychanalytique, le temps de l’histoire se divise en deux segments dont l’un comporte l’autre : le temps de l’histoire dans son ensemble englobe tout ce qui est raconté par la parole ou par l’image, y compris les flash-back et flash-forward et notamment le présent diégétique vécu par les personnages, ou le passé revécu de l’analysant qui se confie à l’analyste. En effet, au cours de la cure, l’analysant raconte des événements se référant à son passé plus ou moins lointain. À la temporalité du passé induite par l’histoire qu’il narre s’ajoutent celles impliquées par son histoire personnelle et celle de l’analyste, c’est-à-dire leurs histoires depuis leur naissance jusqu’à l’instant présent. La dimension transpersonnelle du transfert suppose des projections mutuelles entre deux individus impliquant donc la personnalité de chacun, elle-même influencée par leur passé. Ces deux strates temporelles peuvent être mises en parallèle avec celles qui constituent une diégèse filmique, bien que le présent diégétique du récit filmique soit alors remplacé par le passé raconté consciemment dans la cure.

Dans un film comme au sein de la cure, on assiste à une conjonction du temps du récit et de celui de l’histoire, dont les durées sont rarement égales. Le temps effectif de la séance est souvent inférieur à celui de l’histoire tant un film peut être constitué d’ellipses temporelles266 et une cure nécessite de multiples sessions. En outre, le temps de l’histoire dans

son ensemble peut aisément être plus long que celui du présent diégétique ou du récit de l’analysant car il n’est pas rare que des événements antérieurs au début du film ou de la cure soient évoqués, ne serait-ce que par la parole. Ainsi dans Persona, l’histoire se déroule sur plusieurs années. En plus du présent diégétique vécu par les protagonistes allant de l’entrée d’Alma dans le bureau du médecin à sa montée dans le bus quittant l’île de Fårö, l’histoire englobe notamment la période durant laquelle Elisabet était enceinte ; l’après-midi qu’elle a passé dans la forêt avec son mari, raconté par ce dernier dans une lettre ; la représentation d’Électre lors de laquelle elle fut prise d’un fou rire ; le premier amour d’Alma, son adultère et son avortement ainsi que les temps historiques évoqués par la célèbre photo Arrestation

dans le ghetto de Varsovie et par les images documentaires montrant un bonze qui s’immole

265 P. Beylot, Le Récit audiovisuel, op. cit., p 151.

266 On ne prend pas en compte les quelques exceptions presque expérimentales visant à faire coïncider le temps du récit et celui de l’histoire.

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par le feu en signe de protestation contre la guerre du Vietnam. Similairement, tout en enveloppant le passé du couple, notamment l’été précédent le décès de l’enfant, le temps de l’histoire d’Antichrist embrasse également une période historique à travers l’évocation de la thèse écrite par la femme au sujet de l’Inquisition. Dans Nymphomaniac le présent diégétique correspond à une nuit durant laquelle Joe raconte sa vie à Seligman. Son récit est illustré par de nombreux flash-back allant de ses 2 ans, âge auquel elle découvrit l’existence de sa vulve, jusqu’à l’instant précédent sa rencontre avec Seligman. Ainsi, le temps de l’histoire comprend les jeux d’enfant de Joe dans la salle de bain, ses cours de sport à l’école, sa lecture de livres d’anatomie, ses promenades dans la forêt avec son père, la perte de sa virginité à 15 ans, la compétition avec son amie B dans le train à ses 17 ans, la création du « petit troupeau », les cours de médecine, son premier travail, son premier et seul amour, les balades en forêt, la mort de son père, son accouchement, l’abandon de son enfant, sa découverte du sadomasochisme, son avortement, etc. Mais le temps de l’histoire débute antérieurement, alors que Seligman, qui semble plus âgé que Joe, parle d’un livre qu’il avait étant enfant. Il mentionne également son plaisir de la pêche et ajoute une dimension historique à la temporalité induite par le film, notamment à travers l’évocation de la religion. Cette dimension historique est encore accentuée par le récit mythologique du père de Joe à propos de la création du frêne, arbre cosmique de la mythologie nordique.

Cette inscription d’un temps historique au sein de l’œuvre semble faire défaut dans

L’Heure du loup, dont le temps de l’histoire correspond au séjour du couple sur l’île, ainsi

qu’au passé réel ou fantasmé de Johan, qu’il raconte notamment dans son journal intime et à sa femme durant ses nuits d’insomnie. Le temps de l’histoire de Melancholia, quant à lui, inclut le temps du mariage de Justine et Mickael jusqu’à l’apocalypse. Le passé est évoqué par des citations d’œuvres préexistantes, tels le prélude de Tristan et Isolde et les tableaux de Bruegel alors que la mention d’Antares, étoile de la constellation du scorpion fait référence à la mythologie grecque et témoigne d’un temps mythique, tout comme l’apocalypse. À l’instar de la représentation de La Flûte enchantée à travers un spectacle de marionnette dans L’Heure

du loup, ces éléments n’affectent pas directement la temporalité du film.

S’ajoutant au présent et au passé particulier à la diégèse, le temps qu’englobe l’histoire peut inclure un passé historique et commun. Si on accorde au film une place proche de celle de l’analysant qui raconte et se confie au spectateur-analyste, ce passé historique pourrait établir une référence à l’inconscient collectif. Or, dans le phénomène de transfert, les temps de l’histoire de l’analysant et de celle de l’analyste, correspondant aux contenus psychiques

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projetés inconsciemment et réciproquement de l’un à l’autre, peuvent concerner autant l’inconscient personnel que l’inconscient collectif qui le sous-tend267. Au cours de la cure, le

temps de l’histoire est donc multiple car il implique le temps effectif des séances, le temps du récit de l’analysant qui raconte une histoire de son passé et la combinaison de passés personnel et collectif issue du temps de l’histoire de chacun des individus engagés dans le transfert. À l’instar de l’analyste et de l’analysant, le spectateur possède une histoire ayant influencée les contenus de son inconscient. Face à l’histoire du film, il pourrait se trouver dans une situation propice au transfert en ce qu’il consiste en la rencontre de contenus personnels –particuliers au film – et collectifs – correspondant aux références historiques et culturelles.

Au sein d’un film, un événement peut se définir par « la place qu’il occupe dans la chronologie supposée de l’histoire, par sa durée et par le nombre de fois où il intervient »268.

En effet, Pierre Beylot269, David Bordwell et Kristin Thompson270 ou encore André

Gaudreault et François Jost mettent en évidence trois paramètres de la relation temporelle : l’ordre, la durée et la fréquence.

Des effets de rétrospection permettent la présentation d’un événement passé qui peut être soit antérieur au début du film ou de la cure, soit apparaître pour la première fois au cours de ceux-ci. À l’instar de l’analysant évoquant des souvenirs marquants, le film peut raconter un événement passé antérieur au début de son récit. Ainsi en est-il du flash-back de Persona lors duquel Elisabet est prise d’un fou rire sur scène au milieu d’une représentation d’Électre. Cet événement s’avère être à l’origine de la rencontre entre l’infirmière Alma et Elisabet car il témoigne de la prise de conscience ayant provoqué l’apathie de l’actrice. Dans Antichrist, le flash-back de la femme chaussant son enfant au milieu des herbes détient également une forte charge émotionnelle due à la révélation d’un élément central dans l’intrigue : le spectateur est témoin du comportement monstrueux de la mère ayant provoqué la déformation des os des pieds de son fils, ce qui peut être une des causes de sa chute à l’origine des événements du film. Les analepses peuvent aussi se rapporter à un épisode s’étant produit après le début du film : il s’agit de flash-back internes qui insistent alors sur un événement marquant à travers un effet de répétition. Ce dernier, central dans le transfert, souligne le caractère traumatisant

267 Comme je l’ai mentionné précédemment, pour Jung la personnalité est « une somme plus ou moins arbitraire de la psyché collective » C.G. Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, op. cit., p. 82.

268 A. Gaudreault et F. Jost, Le Récit cinématographique, op. cit., p. 104. 269 P. Beylot, Le Récit audiovisuel, op. cit., p. 159.

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d’un incident. Dans Persona, le plan des deux femmes entremêlant leur chevelure apparaît pour la première fois au cours de leur rencontre nocturne. Juste avant le départ de l’île, Alma se regarde dans le miroir et l’image réapparaît en surimpression, insistant sur la fusion des deux femmes. L’altération du plan d’origine, provoquée par la surimpression dans Persona, est bien plus prononcée dans Antichrist alors que des images inédites appartenant pourtant à l’espace-temps du prologue apparaissent vers la fin du film : les yeux de la femme, fermés lors du prologue, sont ouverts dans le flash-back. Ce dernier dénonce une fois de plus la monstruosité, réelle ou fantasmée, de la femme qui aurait vu son enfant se diriger vers la fenêtre mais aurait préféré assouvir son désir sexuel plutôt que de s’occuper de lui. Enfin, des effets d’anticipation peuvent être développés. En psychanalyse, ils peuvent correspondre à certains rêves qui présagent de traits de personnalité qu’un individu n’a pas encore exprimés consciemment271. Dans la construction narrative de films, des flash-forward peuvent annoncer

des événements futurs. Ainsi, le prélude de Melancholia se termine sur la collision de deux planètes, présageant de la fin du film.

Concernant la durée et la fréquence, elles peuvent également souligner l’intensité dramatique de certaines scènes ou d’événements. En effet, tout comme en cure l’analysant peut raconter longuement un événement en détail et un autre très brièvement, la durée de certaines scènes filmiques peut influer sur leur importance au sein de la diégèse. Ces impressions peuvent être accentuées par des effets de condensation ou de dilatation du temps, à l’aide d’accélération ou de ralentissement de la vitesse de défilement des images. Par ailleurs, à l’instar de la reproduction de situations vécues ou de la répétition de certains événements par la parole de l’analysant, la multiplication de la fréquence d’apparition de certaines scènes, au travers des flash-back ou flash-forward ou par un montage répétitif peut révéler l’envahissement d’un événement traumatisant. Ainsi dans Persona, la séquence de confessions d’Alma, centrale pour la compréhension de ce qui réunit et oppose les deux femmes, se développe sur environ 11 minutes composées de scènes agencées dans un ordre non chronologique. Par ailleurs, le dédoublement de la séquence lors de laquelle Alma révèle la haine d’Elisabet pour son enfant souligne son caractère traumatique et fondamental dans la compréhension du film.

Dans L’Heure du loup, le meurtre de l’enfant est non seulement présenté comme un flash-back antérieur au début du film – quand bien même il aurait été fantasmé par Johan ou Alma – mais certaines images de cet événement, exposé dans une scène d’environ 6 minutes

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et 30 secondes, muettes malgré la musique angoissante, apparaîtront deux fois. La répétition de ces images marque le traumatisme au sein du film qui, comme un analysant, raconte à plusieurs reprises le même événement au spectateur-analyste.

Alors que dans Nymphomaniac, le principe narratif repose sur une construction en flash-back, offrant parfois des répétitions d’images, dans Antichrist et Melancholia, des effets de dilatation du temps sont mis en place, notamment dans les prologues témoignant également d’événements centraux dans les films, qu’il s’agisse de situations passées ou à venir. Ainsi, bien que ces éléments de construction temporelle « traduisent souvent une intériorisation du temps narratif perçu par un personnage de la fiction »272 et affectant la perception et

l’interprétation du spectateur, par leur élaboration, les films peuvent aussi être assimilés à un analysant se confiant et ressassant lors de la cure, qui implique une temporalité similaire.

À l’instar du temps de projection, du temps ressenti ou de la construction du temps diégétique, qui consistent en une accumulation de temps incompatibles, les temps impliqués par la cure et le phénomène de transfert sont hétérochroniques. Cependant, correspondant à la projection du passé en devenir d’un individu sur l’autre, et provoquant une confusion entre l’actuel et la remémoration des temps anciens, le transfert implique un temps subjectif qui n’est pas seulement le temps ressenti mais correspond à un instant kairique vécu comme un événement.