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Chapitre 1. Caractéristiques des différents espaces hétérotopiques impliqués dans les

1.2. Espace intérieur

1.2.2. Formation de cryptes comme lieux du transfert

L’espace intérieur psychique impliqué par l’expérience spectatorielle pourrait également correspondre à un espace d’extériorité, c’est-à-dire à l’espace du film dans le spectateur et inversement, à celui du spectateur dans le film. En effet, la rencontre du spectateur avec le film peut entraîner des introjections de contenus de l’œuvre par le spectateur alors que par leurs éléments métadiscursifs, les films analytiques favorisent la prise en compte d’une place dans laquelle l’œuvre pourrait l’introjecter. Ainsi, des espaces cryptiques, dans l’acception donnée à ce terme par Jacques Derrida, pourraient exister entre le film et son spectateur. En effet, le concept de crypte, correspondant à un lieu renfermé dans le Moi, mais plus grand que lui, peut être transposé dans l’expérience spectatorielle : le film et le spectateur, bien qu’étant inévitablement séparés physiquement, s’offrent pourtant des espaces intérieurs dans lesquels s’accueillir mutuellement.

Reprenant la théorie de Nicolas Abraham et Mária Török et la transposant de l’approche clinique au domaine de la philosophie, Derrida considère la crypte non pas comme un lieu pathologique mais comme un espace se constituant à partir de toute relation avec autrui. Ainsi, à l’instar du transfert dans sa conception jungienne, il s’agit d’un lieu interrelationnel mais il apparaît de manière systématique. Bien que pour Jung, le phénomène transférentiel ne se réduise pas à la névrose de transfert, celle-ci présente aussi des ressemblances avec la crypte. En effet, dans son acception derridienne, la crypte correspond à une « organisation des lieux »173, « un dehors exclu à l’intérieur du dedans »174 dans lequel se

trouve « un inconscient “artificiel” logé […] dans le moi »175. Or, Neyraut explique qu’à

« l’intérieur de la cure analytique » apparaît « l’organisation d’une névrose artificielle […] regroupant toutes les manifestations transférentielles »176 et qui doit être « décryptée et

interprétée »177.

173 J. Derrida, « FORS, les mots anglés de Nicolas Abraham et Mária Török », op. cit., p. 53. Je souligne. 174 Ibid., pp. 12-13.

175 Ibid., p. 10. Je souligne.

176 M. Neyraut, Le Transfert. Étude psychanalytique, op. cit., p. 239. Je souligne. 177 Ibid. Je souligne.

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Ainsi, bien que le concept de crypte, dans l’acception que lui donnent Abraham et Török178, ne résulte pas d’une théorie concernant le transfert psychanalytique, il existe des

similitudes entre les deux : leur espace intérieur peut être considéré comme un espace d’extériorité correspondant à l’inconscient d’un individu dans un autre et réciproquement. En effet, selon Abraham et Török, une mauvaise introjection entraîne l’enfermement de contenus étrangers à l’intérieur de la personnalité d’un individu, par un phénomène d’incorporation, donnant lieu à une crypte incluse dans le Moi. Par ailleurs, dans son ouvrage de synthèse sur le transfert psychanalytique179, Neyraut souligne notamment que ce dernier n’est pas

seulement le résultat de projections entre deux individus mais aussi celui d’identifications et d’introjections. Jung remarque également qu’une introjection passive se met en place dans le phénomène de transfert car l’autre exerce une forte influence sur l’individu180.

Signifiant étymologiquement « endroit caché », la crypte est un lieu dissimulé, un « artefact »181 qui correspond à « une sorte de “faux inconscient” »182 : lieu de l’altérité, elle

renferme l’inconscient de l’autre gardé dans le Moi. À l’instar des espaces propices au transfert, la crypte, en tant que « lieu compris dans un autre mais rigoureusement séparé de lui »183 possède un caractère hétérotopique. Organisation des lieux dans laquelle se construit

« un autre for : clos, donc intérieur à lui-même, intérieur secret à l’intérieur de la grande place, mais du coup extérieur à elle, extérieur à l’intérieur »184, la crypte résulte d’une

inclusion excluante. De la même manière, les hétérotopies ont parfois « l’air de pures et simples ouvertures », mais alors qu’on croit les avoir pénétrées, on en est par là même, exclu car elles « cachent en réalité de curieuses exclusions »185. En outre, la crypte est le lieu réel –

logé dans la psyché – de l’utopie – celle de garder l’autre en vie dans le Moi. Espace labyrinthique, impénétrable et introuvable, il s’agit pourtant d’un lieu d’hospitalité ouvert sur

178 N. Abraham et M. Török, Cyptonymie, le Verbier de l’Homme aux Loups, op. cit. 179 M. Neyraut, Le Transfert. Étude psychanalytique, op. cit.

180 C. G. Jung, « Psychological Types » (1923), in : The Collected Works of C. G. Jung, vol. 6, op. cit., para. 768. 181 Ibid., p 53.

182 Ibid., p. 10. 183 Ibid., pp. 12-13. 184 Ibid.

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le monde186 : le cryptophore, hôte de la crypte, accueille l’autre en lui en tant qu’invité

privilégié, mais sans pouvoir le comprendre, c’est-à-dire sans en saisir ni le sens ni la totalité. Dans les films étudiés, la dimension réflexive donne lieu à des échanges de regards, propices à l’introjection. À travers les plans de projecteur, de caméra, d’appareil photo voire de lunette télescopique, ainsi que par les regards caméra, les films, figurant l’organe de la vision et ses substituts artificiels, regardent les spectateurs tout autant qu’ils sont regardés. Ces regards peuvent provoquer un double mouvement d’introjection : le spectateur introjecte le film en le regardant et réciproquement (cf. chapitre 4).

En outre, la mise en abyme de la position spectatorielle, élément constitutif du cinéma analytique, permet au spectateur d’intégrer le film par identification : assimilé à un ou plusieurs personnages cinématographiques et donc spectraux (cf. chapitre 5), il est alors encrypté dans le film bien qu’il lui reste extérieur. Cette place dans laquelle s’insérer, offerte au spectateur par le film, peut être assimilée à la place du regard lacanien. En effet, les théories postlacaniennes du cinéma proposent de considérer la provenance du regard dans le film et non plus du côté du spectateur. Trouvant sa source dans l’objet regardé, le regard n’est plus subjectif mais objectif. Todd McGowan explique que le regard en tant qu’objet a, provoque visuellement le désir187 et correspond alors à quelque chose que le sujet a perdu

sans jamais l’avoir possédé. Ainsi, il est le fait d’une lacune dans le champ du visible, un intervalle dans le regard du sujet. Interrompant sa capacité à être « tout-percevant »188, le

regard en tant qu’objet a, implique le spectateur dans l’image car il participe à ce qu’il voit tout autant qu’il voit. Dans une perspective jungienne, cet espace intermédiaire offert par les images cinématographiques peut être étudié à partir de la dimension symbolique des images. Pour Jung, le symbole, vide et plein de sens à la fois189, renvoie « toujours à un contenu plus

vaste que son sens immédiat et évident »190. Au cinéma, il pourrait être créé dans la rencontre

entre certains contenus individuels du spectateur et d’autres, collectifs, de la représentation visible. L’image au potentiel symbolique offrirait alors la possibilité au spectateur d’y projeter des contenus personnels par un phénomène de transfert (cf. chapitre 5). Par ailleurs, selon

186 M. Foucault donne l’exemple des chambres d’hôtes qui existaient en Amérique du Sud et depuis lesquelles il était impossible d’accéder à la pièce centrale où vivait la famille mais dans lesquelles tout individu avait le droit d’entrer et de passer la nuit. L’auteur précise que « ces chambres étaient telles que l'individu qui y passait n'accédait jamais au cœur même de la famille, il était absolument l'hôte de passage, il n'était pas véritablement l'invité » (Ibib., pp. 760-761. Je souligne).

187 J. Lacan, Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit. 188 C. Metz, Le Signifiant imaginaire, op. cit., pp. 68-69.

189 C.G. Jung, Essai d’exploration de l’inconscient, op. cit. 190 C.G. Jung, Psychologie du transfert, op. cit., p. 86.

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Hockley, dans l’expérience spectatorielle, la coexistence du cinéma et de la psyché situe le spectateur « à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de [lui]-même […] dans l’espace extérieur de [son] moi intérieur »191, soit dans un espace cryptique. Comme dans une rencontre entre deux

individus, le spectateur pourrait introjecter des contenus du film, appartenant aux images considérées comme psychiques. Outre le fait qu’il voit consciemment ces images, il peut accueillir inconsciemment certains de leurs contenus dans sa psyché. Pourtant, ceux-là ne peuvent être totalement introjectés puisqu’ils appartiennent à des images cinématographiques, par nature spectrales. En effet, les images cinématographiques sont inévitablement spectrales puisqu’elles correspondent à une projection lumineuse témoignant d’une captation et d’un acte de création passés. Manifestant le passé, ces images sont perdues avant même d’être projetées à l’écran. Le spectateur doit en faire le deuil, sans avoir pu les posséder. Alors que l’introjection est liée au deuil, Abraham et Török expliquent qu’elle est remplacée par une incorporation lorsque ce deuil est impossible192. Les auteurs ajoutent que cette incorporation,

correspondant au fantasme de garder l’autre en vie dans le Moi, est à l’origine de la formation de l’enclave cryptique. La rencontre du spectateur et des images du film pourrait alors donner lieu à un espace cryptique.

Relativement à la double introjection de l’expérience cinématographique, la notion de crypte spectatorielle peut être comprise selon deux acceptions différentes. Soit elle correspond à la crypte du film, dissimulant le spectateur-spectre. Soit elle désigne la crypte du spectateur cryptophore qui a introjecté le film. Cette deuxième signification est également accentuée par la réflexivité citationnelle des œuvres de Bergman et de Von Trier.

En effet, les films bergmaniens présentent une forme d’autocitation à travers les acteurs, les noms et prénoms des personnages et les thèmes, notamment ceux du double et de la maternité, qui reviennent d’un film à l’autre. Bibi Andersson, Liv Ullmann, Max von Sydow, Gunnar Björnstrand, Ingrid Thulin, Erland Josephson, Gertrud Fridh, Naima Wifstrand, acteurs de Persona et de L’Heure du loup sont des acteurs fétiches de Bergman. Liv Ullmann joue dans les deux films, d’abord le rôle d’Elisabet Vogler puis celui d’Alma. Récurrents dans la filmographie d’Ingmar Bergman, le prénom de sa grand-mère Alma, et le nom de famille Vogler, sont importants dans les deux œuvres. Ainsi, l’infirmière et la femme de Johan se prénomment Alma alors que la comédienne et la maîtresse de Johan se nomment

191 « We are both inside and outside ourselves as temporarily psyche and cinema exist side by side; this is the outer space of our inner selves » (L. Hockley, « The third image. Depth psychology and the cinematic experience », in : Jung and Films II, op. cit., p. 146. Je traduis).

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Vogler. Retrouvant Liv Ullmann non plus sous les traits de la femme sexuée qui n’aime pas son enfant, mais sous ceux d’Alma, celle qui nourrit, enceinte et aimante, le spectateur qui connaît l’œuvre de Bergman a pu encrypter, à l’instar des films, les anciens rôles des acteurs et actrices ainsi que les personnages aux noms similaires et les traits de caractère qui y sont associés. La hantise de l’actrice Liv Ullmann par un ancien personnage qu’elle a incarné est particulièrement visible dans une autre œuvre de Bergman : Une Passion (1969). Il y joue le rôle d’Anna, femme en deuil après la mort accidentelle de son fils et de son mari dont elle porte la lourde responsabilité. Une nuit, Anna fait un rêve dont les images, rendues visibles pour le spectateur, pourraient provenir de La Honte (1968)193, dans lequel Liv Ullmann jouait

Eva Rosenberg, une femme qui désirait vainement un enfant. Dans le rôle d’Elisabet Vogler, toute de noir vêtue, Liv Ullmann est aussi hantée par le personnage de la Mort du Septième

Sceau (figure 3).

De la même manière, Charlotte Gainsbourg joue un rôle important dans chacun des trois films de Lars von Trier. L’actrice est d’autant plus affectée par ses anciens rôles qu’elle joue dans une trilogie, présentant donc une cohérence, notamment thématique. Son rôle de mère impuissante est, entre autres, une constante dans les trois œuvres. Ainsi, les personnages qu’elle a précédemment incarnés peuvent hanter ses nouveaux rôles, notamment dans l’esprit du spectateur qui connaît l’œuvre de Von Trier. Par ailleurs, certains acteurs fétiches du réalisateur, tels Udo Kier et Stellan Skarsgård, jouent dans Melancholia ainsi que dans

Nymphomaniac, aux côtés de Willem Dafoe ou encore Jean-Marc Barr. Synthèse de l’œuvre

de Lars von Trier, certains motifs de ses anciens films apparaissent dans Nymphomaniac devenant alors une crypte hantée par ses créations précédentes. Ainsi, le short rouge que porte Joe dans le chapitre 1 alors qu’elle séduit de nombreux hommes afin de coucher avec eux, rappelle celui de Bess dans Breaking the Waves (1996). La typographie du titre du chapitre 4, « Delirium », est la même que celle qui est utilisée dans Epidemic (1987), alors que le titre apparaît en surimpression pendant une grande partie du film. L’ouverture des portes de l’hôpital dans le chapitre 4 fait écho aux portes automatiques de l’hôpital de la série Riget (1994) alors que le reflet déformé du nouveau-né de Joe, dans le chapitre 6 rappelle le bébé monstrueux figuré dans la série (figure 118). De la même manière, dans le chapitre 6, lorsque Joe abandonne son enfant pour aller assouvir ses désirs masochistes, le garçonnet sort de son lit et s’approche dangereusement du balcon enneigé. La scène cite expressément le prologue d’Antichrist, d’autant plus qu’elle est accompagnée de la même musique. Enfin, le

193 Certes, les images ne sont pas identiquement visibles dans La Honte, mais le procédé accentue la hantise d’Alma par un autre personnage, incarné par la même actrice.

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comportement de Seligman présente des traits caractéristiques d’anciens rôles joués par Stellan Skarsgård dans des films de Lars von Trier. Son écoute attentive des aventures sexuelles de Joe, bien qu’elle ne provoque pas d’excitation sadique chez Seligman, rappelle le rôle de Jan dans Breaking the Waves, alors qu’immobilisé, il demandait à sa femme Bess, de rencontrer d’autres hommes et de lui raconter leurs ébats. Son rôle de docteur bienveillant dans Dancer in the Dark (2000) fait écho à son attitude générale avec Joe. Le comportement ultime de Seligman qui, déculotté, s’approche de Joe afin d’avoir une relation sexuelle qu’elle refuse, rappelle le comportement abusif de Chuck dans Dogville (2003), alors que le personnage violait Grace à plusieurs reprises.

À l’instar des œuvres de Bergman, les anciens films de Von Trier hantent ses autres réalisations. Le spectateur qui connaît les œuvres des deux cinéastes devient alors cryptophore car il a pu encrypter les films qu’il a visionnés, tout en sachant que les films eux-mêmes renferment des spectres des cinémas bergmanien et trierien. Telle une « organisation des lieux faite pour égarer et un aménagement topique en vue de garder (conserver-caché) du mort

vivant »194 sous forme de références cinématographiques, les films sont hantés par d’autres

œuvres. Par ailleurs, sans qu’il y ait nécessairement eu transfert, le spectateur a pu encrypter des éléments d’autres films antérieurs, présents dans les films étudiés : ces éléments sont donc partagés entre plusieurs inconscients, correspondant à ceux des films actuels, des films antérieurs et du spectateur. Cette hantise des films par d’autres œuvres antérieures pourrait aussi témoigner d’un inconscient collectif (cf. chapitre 3). La réflexivité citationnelle met donc en évidence deux éléments : l’influence inévitable des films entre eux et la fréquente mise en scène d’acteurs qui ont joué d’autres rôles dont le souvenir surgit à travers les images.

Alors considérés à la fois comme isolés et pénétrables, les espaces intérieurs du cinéma et du transfert supposent un accès limité. En effet, pénétrer une hétérotopie se fait soit par la contrainte, soit par la soumission à des rites, « une fois qu’on a accompli un certain nombre de gestes »195, bien qu’il s’agisse toujours d’un lieu d’exclusion. D’une part, le

spectateur peut être contraint de se laisser affecter par le film et de le pénétrer illusoirement mais il doit également se soumettre aux règles du jeu afin de croire en la fiction. En outre, l’interprétation du film et son ressenti, bien que partiellement recherchés par l’œuvre émotionnellement chargée, peuvent être différents pour chaque spectateur en ce qu’ils

194 J. Derrida, « FORS, les mots anglés de Nicolas Abraham et Mária Török », op. cit., p. 53. 195 M. Foucault, « Des espaces autres (1967) », op. cit., p. 760.

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résultent d’une réponse individuelle : pénétrer le film correspond également à une forme d’exclusion de l’expérience spectatorielle des autres. D’autre part, le psychanalyste doit se soumettre à sa méthode pour accéder à la psyché de l’analysant. Pourtant, le transfert s’impose de lui-même, comme une contrainte, certes parfois nécessaire, à laquelle les deux individus ont à faire face : indispensable à l’évolution de la cure, le transfert se manifeste toujours de manière inattendue196. Enfin, l’espace cryptique qui se forme lors de phénomènes

d’introjection et d’incorporation implique également un espace corporel. L’affection du spectateur par le film est notamment d’ordre émotionnel c’est-à-dire qu’elle entraîne des conséquences physiques et exige donc d’interroger la dimension somatique du transfert.