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Chapitre 2. Rapprochement des caractéristiques temporelles des expériences

2.1. Hétérochronies impliquées par le cinéma et par l’analyse

2.1.1. Temporalité des séances

La séance de cinéma et la séance de cure présentent l’une et l’autre des constantes temporelles. La durée d’une séance de projection correspond à celle du film projeté, à laquelle il faut parfois ajouter la durée des publicités et des bandes-annonces. Excluant cette première partie dont le temps de projection est difficilement évaluable car il diffère selon les salles d’exploitation, la durée du film correspond à un temps mesurable et fixe, se répétant régulièrement. Cette durée effective de projection est variable selon les œuvres : elle s’élève à environ 1 h 20 pour Persona et L’Heure du loup, 1 h 45 pour Antichrist, 2 h 10 pour

Melancholia et 5 h 25 en qui ce concerne Nymphomaniac. La cure psychanalytique, quant à

elle, s’organise autour de la périodicité des séances respectant une temporalité absolument chronique. En effet, l’analysant se rend en moyenne une à deux fois par semaine au cabinet de l’analyste pour des séances dont la durée effective est fixe et varie, selon les écoles psychanalytiques, généralement entre vingt minutes et une heure. Bien que la séance puisse aussi être plus courte ou plus longue232, le lieu, les horaires et les jours de rendez-vous sont

toutefois constants, participant de la dimension rituelle de la rencontre, qualité aussi reconnue au sein de la séance de cinéma. La régularité des séances de projection et celle des séances d’analyse présentent néanmoins des différences : bien qu’il s’agisse rarement de projections uniques, les séances de projection d’un film ne se déroulent pas toujours dans la même salle au sein d’un même cinéma et ainsi, ne respectent pas la constance de lieu et d’horaire impliquée par la séance d’analyse. En effet, malgré le modèle, suivi par une grande majorité de cinémas, qui consiste à préférer des jours et horaires fixes pour la projection de chaque film, les grilles de programmation sont modifiées toutes les semaines. En outre, bien qu’ils puissent être regardés plusieurs fois, les films ne sont pas expressément conçus pour de multiples visionnages, contrairement à la cure psychanalytique qui suppose plusieurs séances pour un même analysant. Cependant, le film offre au spectateur un espace diégétique qui reste identique à chaque projection et une expérience temporelle hétérochronique, c’est-à-dire hors du temps traditionnel. À l’instar d’une séance de cure, l’expérience d’un film présente, à sa manière, des constances de lieu et de temps.

La nécessité des multiples séances d’analyse est manifeste dans Persona, alors qu’Alma se confie à Elisabet au cours d’une séquence qui s’avère être constituée de nombreuses ellipses pourtant très discrètes. En effet, cette séquence de confessions

232 Dans la pratique lacanienne, il existe également une technique dite des séances à durée variable qui consiste en l’interruption, apparemment arbitraire, de la séance par l’analyste. Voir à ce propos, J.-L. Donnet, « Sur l’institution psychanalytique et la durée de la séance », in : Le Divan bien tempéré, Paris : Puf, 1995.

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correspond à une suite de plusieurs moments, se succédant par de simples coupes franches, comme en témoignent les changements subtils de tenues vestimentaires et de pièces de la villa, alors que la pluie incessante tout au long des scènes atteste d’une météo invariante. D’abord habillée d’une robe de chambre blanche rayée verticalement de gris, Alma est ensuite vêtue de noire, puis d’une chemise de nuit blanche pour enfin retrouver sa robe de chambre rayée. Les deux femmes, assises face à face autour d’une table devant une fenêtre aux rideaux ouverts dans la première scène, sont ensuite assises côte à côte autour d’une table ronde devant une fenêtre aux rideaux fermés, puis dans la chambre à coucher, pour enfin être filmées assises dans la même salle à manger qu’au début mais rideaux fermés, face à une nourriture différente et dans des positions différentes, bien que vêtues des mêmes tenues (figure 4). Durant cette séquence, Alma et Elisabet prennent respectivement une position d’analysante et d’analyste. Au cours de chaque scène, l’infirmière raconte une anecdote différente de sa vie. Cette séquence pourrait ainsi représenter à la fois une unité narrative pour le film – la vie d’Alma – et une unité de cure – la vie de l’analysant – correspondant à plusieurs séances de psychanalyse. Ainsi, Persona établit un parallèle non pas entre une séance de cure et une séance de projection, mais entre la cure psychanalytique constituée de plusieurs séances et une séance de cinéma. Le contenu de la séquence peut alors être considéré comme une contraction temporelle regroupant les paroles les plus importantes d’Alma afin de mettre en évidence les traumatismes dont elle est l’expression. Enfin, autour de la table de repas, Alma entend Elisabet parler alors qu’elle reste silencieuse : les fausses paroles pourraient témoigner du transfert inconscient qui émerge entre les deux femmes après cette séquence assimilée à une cure psychanalytique.

Cette distinction entre les séances de cinéma, qui peuvent être uniques, et les séances de cure, qui supposent une répétition, est autrement accentuée dans L’Heure du loup. En effet, alors qu’Alma se confie au spectateur, le prologue et l’épilogue proposent une situation rappelant fortement celle de la cure et ils encadrent le film qui figure le discours de la femme. Ainsi, les séquences d’ouverture et de fermeture superposent le temps du film avec celui de la cure. En outre, Alma n’est pas filmée à la même place dans les deux séquences. Bien qu’elle soit dans la même position, assise derrière une table face caméra, elle est dans un autre lieu, pourtant proche – elle se retrouve à l’intérieur de la maison qui était derrière elle durant le prologue : le changement d’espace suppose un changement de temporalité qui pourrait laisser penser qu’Alma n’a pas raconté son histoire d’une seule traite. La durée de la projection – 1 h 24 – est supérieure à celle d’une séance mais inférieure à celle d’une cure

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psychanalytique. Pourtant le film pourrait être la présentation d’une évolution psychique se produisant durant plusieurs séances de cure.

D’une manière similaire, dans Nymphomaniac, le présent diégétique est confondu avec le temps d’une séance de psychanalyse qui durerait une nuit entière et aurait l’impact psychique d’une cure psychanalytique sur Joe racontant toute sa vie. Dans Melancholia également la totalité du film est assimilable au déroulement d’une cure. En effet, au cours de la cérémonie de mariage, Justine raconte à Claire la sensation qu’elle a d’être enchaînée par du fil qui l’empêche d’avancer. Cette rêverie, dont les images décrites sont montrées durant le prologue, ne correspond pas directement à un événement traumatisant. Pourtant, elle est significative de l’état psychique mélancolique de Justine, état qui s’inscrit à travers de nombreux éléments du film (cf. chapitre 3). Bien que la signification de cette impression ne soit pas explicitement commentée par un discours, il semblerait que le film entier en constitue une tentative d’interprétation, offrant ainsi une possibilité de progression psychologique à la psyché mélancolique de Justine, élargie à tous les éléments du film. Le temps du film correspondrait à une cure lors de laquelle un travail psychique serait effectué, permettant d’expliquer un rêve qui témoigne du mal-être du personnage et du film dans son entièreté. Enfin, Antichrist réunit les deux associations temporelles : le temps de la cure est superposé à celui du film et le temps d’une séquence est confondu à celui d’une séance de cure. En effet, une grande partie d’Antichrist met en scène la thérapie de la femme par son mari, superposant ainsi le temps du film avec celui de la cure dont l’évolution et l’échec sont montrés tout au long de l’œuvre : après une crise hystérique aiguë se terminant sur la mutilation des deux protagonistes par la femme, l’homme la tue par strangulation. Par ailleurs, la séquence qui se déroule dans le train permet de faire un parallèle entre une séance de cure et une séance de cinéma. Cette séquence commence par un travelling latéral rapide montrant un paysage filmé depuis l’intérieur d’un train. Le visage enlaidi et grimaçant de Charlotte Gainsbourg apparaît en surimpression sur la vitre puis la femme est filmée à l’intérieur du train. Ainsi, des signes de son malaise psychique sont associés au mouvement du train, dont le voyage est parfois comparé à celui offert par l’expérience spectatorielle233. Par ailleurs, le trajet est l’occasion

d’une séance de psychothérapie : par la parole, le mari guide sa femme dans un exercice de thérapie évoquant une séance d’hypnose. La caméra zoome sur les yeux de la femme, puis l’image montre ce qu’elle imagine et décrit. La séquence se termine sur des plans de l’intérieur du train dans lequel se trouvent les protagonistes. Entourée de scènes se déroulant

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dans le train, cette séquence établit un parallèle entre le temps du voyage ferroviaire, associé à celui du voyage offert par le film, avec le temps d’une séance d’analyse. Le temps de la séance de cinéma peut alors être confondu avec celui d’une séance de cure.

À travers la dimension psychanalytique de leur scénario, les situations diégétiques des films analytiques mettent en évidence les traits communs entre les temporalités impliquées par les sphères cinématographique et psychanalytique. En effet, au-delà du traitement spatial confondant parfois l’espace de la psychanalyse et l’espace de projection cinématographique, les temporalités mises en place dans ces films associent et parfois confondent celles spécifiques à la cure d’une part et au cinéma d’autre part. Dans les cinq films, il semble donc que les constructions narratives présentent les temps de projection et ceux impliqués par la cure psychanalytique comme des temporalités synchrones.

Dans les lieux hétérotopiques des séances de projection cinématographique et d’analyse, se mettent donc en place des temporalités hétérochroniques superposant le temps du cinéma et celui de la cure. D’une part, elles correspondent à un temps de passage – passage des images de cinéma et passage de contenus psychiques entre deux individus au cours de la cure – et se peuplent régulièrement – les spectateurs entrent dans la salle de projection, l’occupent le temps du film puis quittent ce lieu bientôt peuplé d’autres spectateurs ; l’analysant pénètre le cabinet de l’analyste, y reste le temps de la séance puis en sort, laissant la place à un autre individu. D’autre part, les temporalités associées à ces espaces sont constituées d’une « accumulation perpétuelle et infinie du temps »234 se mettant en place dans

des lieux qui restent fixes. Ces caractéristiques « perpétuelle » et « infinie » correspondent alors à un retour continuel du passé restant inchangé, c’est-à-dire qu’il n’engage pas de nouvelle accumulation du temps qui pourtant, est susceptible d’accroissements illimités. En effet, le film se répète inlassablement à chaque projection et suppose ainsi la possibilité de son recommencement infini bien que son mouvement, impliquant une temporalité, soit inscrit et inaltérable. Le caractère hétérochronique de son évolution semble relever de la temporalité de ses images survenant dans un présent toujours en devenir pourtant déjà passé.

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