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Chapitre 2. Rapprochement des caractéristiques temporelles des expériences

2.2. Temporalité du transfert

2.2.2. L’instant kairique de surgissement du transfert et son impossible répétition

2.2.2.3. Répétition impossible

Advenant dans « un lieu de tous les temps qui [est] lui-même hors du temps »293, le

transfert provoque l’émergence d’un passé ancien, revécu par l’analysant comme une expérience actuelle. Alors que le second aspect caractéristique du transfert est le principe de répétition auquel il fait appel, en tant qu’occasion à saisir et à ne pas manquer, le kairos implique l’impossibilité de sa répétition. Néanmoins, bien que le transfert renvoie en partie à une situation passée, sa répétition consiste aussi, selon Monique Schneider, en une réélaboration294 : ce qui surgit du passé inconscient lors du transfert se reproduit en actes dans

293 M. Foucault, « Des espaces autres (1967) », op. cit., p. 761.

294 M. Schneider, « Temporalité, inconscient et répétition. Du mythe à l’élaboration théorique », in : Mythes et

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le présent et la présentification de ce qui a été suppose son renouvellement incessant295. Par

ailleurs, la répétition est constitutive de l’œuvre cinématographique : lors de chaque projection, certains aspects de la situation qui a été actuelle lors du tournage semblent réactualisés à l’écran. À l’instar des fantômes du passé qui revivent dans le transfert, le cinéma fait revenir des fantômes à l’écran : tandis que Brenez remarque « que le cinéma […] est peuplé de fantômes »296, Derrida y voit une expérience éprouvante des fantômes297.

Toutefois, comme la répétition du transfert, celle du film suppose l’altérité au sein même de la répétition qui se fait alors dans un instant kairique. En effet, la répétition du transfert correspondant à un déplacement de personne, elle ne peut pas être la réédition exacte d’une situation passée mais présente inévitablement des différences. Quant au film, bien qu’il reste identique à chaque projection, l’expérience qu’il génère est inévitablement différente pour chaque spectateur individuellement et peut également différer à chaque visionnement d’un même film par un même spectateur. Pourtant, il arrive que l’attitude du spectateur face au film soit proche de la participation mystique des primitifs. À ce propos, Marcel Gaumond remarque que cette faculté permet au spectateur de ressentir des émotions bien qu’il sache parfaitement être face à une fiction. Il se retrouve comme le primitif qui croit en la répétition du mythe lors du rite, bien qu’il n’ait pas vécu l’événement originel.

Par ailleurs, la répétition qui a lieu lors de la cure psychanalytique n’est pas celle de la réalité vécue mais celle de la réalité psychique, c’est-à-dire des désirs inconscients. Alors que certains aspects des films étudiés présentent des caractéristiques assimilables à des contenus de l’inconscient (cf. chapitre 3), leurs réalités diégétiques pourraient être mises en relation avec la réalité psychique, l’une comme l’autre étant répétée lors de la projection du film ou dans le transfert. En effet, selon Hauke, ce qui se produit à l’écran n’est pas ce qui se produit devant la caméra au moment du tournage mais correspond à un monde second298. En outre,

comme le remarque notamment Metz299, raconter une histoire à travers des images et des sons

295 K. Movallali, « Temps de désir et temporalité de l’inconscient », Propos tenus à la Faculté de Médecine Sainte Marguerite (Marseille) au printemps 1989 à l’invitation de Dr Pache et Dr Dugnat, [consulté en ligne le 02/04/2016,

URL : http://www.movallali.fr/.Backup.09/.Backup.09/.Backup.09/filer/filer%20ENG/English%20files/Temps%20de %20desir%20et%20temporalite%20de%20linconscient.swf], p. 7.

296 N. Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 41.

297 J. Derrida, « Le cinéma et ses fantômes », propos recueillis par Antoine de Baecque et Thierry Jousse, in :

Cahiers du cinéma, n°556, avril 2001.

298 C. Hauke, Visible Mind, op. cit., p. 162. Hauke emprunte cette idée à D. Frampton selon qui les films sont « un monde second qui nourrit et façonne notre perception et notre compréhension de la réalité » (« A second world that feeds and shapes our perception and understanding of reality », D. Frampton, Filmosophy, Londres et New York : Wallflower Press, 2006, p. 1. Je traduis).

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crée une distance spatiotemporelle entre l’acte narratif et ce qui est raconté : il faut que le film soit préalablement réalisé et monté dans des espaces appropriés, afin d’être vu au moment et à l’endroit de la projection. Le film répète donc une réalité diégétique plus que profilmique. Dans le transfert, la réalité psychique implique également une distance spatiotemporelle : par la répétition, dans le temps et l’espace de la cure, des contenus psychiques sont objectivés depuis l’espace-temps supposé de la psyché.

En outre, la répétition dans le transfert vise à faire advenir l’origine en ce sens qu’elle s’efforce de reproduire en actes un traumatisme resté intact, sans qu’il ait été affecté par le temps. En effet, l’analysant s’acharne à « traduire en actes »300 la situation inconsciente,

ignorant qu’il s’agit d’une répétition tant elle « induit […] des séquences, des scénarios du passé qui insistent et qui […] apparaissent comme du présent »301. Au sein des mondes

seconds créés par les films, la répétition de certains contenus, notamment des scènes d’ouverture, peut manifester cette idée, permettant de mettre en place un parallèle entre ces œuvres et la répétition du transfert, qui correspond à un temps suspendu par le surgissement de contenus psychiques du passé dans le présent.

Ainsi, l’impossibilité de la répétition propre au kairos et au transfert se retrouve dans

Persona, alors que la scène précédant la fusion des deux visages est dédoublée : elle montre

d’abord des plans d’Elisabet pendant qu’Alma raconte ce que l’actrice ressent vis-à-vis de son enfant, puis la scène est montée une seconde fois, la caméra étant alors dirigée vers Alma. Les échelles de plans et angles de prises de vue sont les mêmes dans les deux versions, à quelques différences près : le texte est légèrement modifié, les changements d’échelle ne se font pas exactement sur les mêmes répliques et les expressions des deux femmes ne sont pas les mêmes. Ainsi, Alma et Elisabet sont une fois de plus opposées et associées par la forme. La séquence véhicule l’idée selon laquelle la répétition suppose l’altérité en son sein. Il s’ensuit un gros plan de leurs deux moitiés de visage fusionnées (figure 6) rappelant la projection alternée des deux visages entiers lors du prologue (figure 1). Mais le plan des visages fusionnés ne reproduit pas parfaitement celui du prologue, il semble ne répéter que la signification éventuelle qui pourrait résulter d’une interprétation, à savoir la fusion psychologique des deux femmes.

Dans L’Heure du loup, cette impossibilité de la répétition se manifeste de façon discrète, dans les scènes de flash-back – réels ou fantasmés – du meurtre de l’enfant. En effet,

300 S. Freud, Psychanalyse : textes choisis par Dina Dreyfus, op. cit., p. 57.

301 J. Sédat, « Le temps à retrouver », in : Topique. La Temporalité du transfert, n°112, 2010/3, Le Bouscat : L’Esprit du temps, p. 181.

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les différences entre les deux scènes, éloignées dans le temps de la projection, sont infimes. Alors que Johan se confie à Alma au cours d’une nuit, la scène apparaît une première fois. Certaines images de ce flash-back réapparaissent ensuite, lorsque Johan retrouve Veronika Vogler dans le château. Les images répétées sont celles du corps de l’enfant mort, immergé, remontant à la surface avant de couler définitivement. Néanmoins, la répétition présente des différences de durée et de son : la deuxième fois, le plan est plus long de quelques secondes et la musique, bien qu’elle soit très ressemblante, n’est pas synchronisée à l’identique sur les images. Témoignant de la folie du personnage et de l’inconscient du film, par sa dimension traumatisante, la mort de l’enfant doit être répétée. Pourtant, cette répétition exacte est impossible tant le geste de Johan est de l’ordre de l’événement.

De même, à la fin de Nymphomaniac, alors que Seligman donne son avis à Joe sur son histoire, des images du film sont remontées, accompagnées d’une bande-son différente puisqu’il s’agit de la voix off de Seligman. Par ailleurs, certaines situations sont répétées au cours du film : par exemple, le geste de Jérôme qui hisse Joe, dans l’ascenseur puis dans le parc, est répété une troisième fois lorsqu’il aide P à se relever dans la ruelle. Les lieux, personnages et acteurs sont donc différents puisque c’est Michael Pas jouant Jérôme dans le présent diégétique qui relève P et non Shia LaBeouf, incarnant Jérôme dans le passé, comme c’est le cas avec Joe. Une fois de plus, la répétition absolue est impossible.

Cette répétition d’une action pourtant modifiée, ajoutée à l’éloignement temporel des scènes, se retrouve dans les scènes de bain de Melancholia. Alors que dans la première partie, Justine s’éclipse de la fête de son mariage pour aller prendre un bain, lors de la seconde partie, Claire tente en vain de l’immerger dans la baignoire. Plus tard, Justine acceptera de prendre un bain, mais aucune image ne le prouvera. La répétition de situations se manifeste aussi lorsque des images du prologue semblent réapparaître dans le dernier quart du film. Cependant, ces images ne sont pas identiques mais ne se ressemblent que dans la situation qu’elles présentent. Ainsi, dans le prologue, Leo taille une branche seul, pendant que Justine arrive depuis le fond du plan. À la fin du film, l’enfant et sa tante le font ensemble (figure 95). Par ces éléments, le film témoigne du fait que la fin d’un monde, signifiée par la collision des deux planètes et par l’idée de renaissance que véhicule l’immersion dans l’eau302, est

irrépétable à l’identique. Comme le remarque Peter Szendy, la fin apocalyptique de

Melancholia illustre parfaitement l’idée que « [c]haque fin de chaque film […] est sans doute

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la fin d’un monde »303 et qu’« en ce sens, le cinéma, après tout, c’est peut-être, chaque fois

unique, l’apocalypse »304.

Contrairement aux autres exemples, dans Antichrist, la présence de l’altérité au sein de la répétition est réellement faite pour être remarquée, alors qu’une scène de flash-back est mise en place afin de révéler un élément important dont il est impossible de savoir s’il est réel ou fantasmé. Juste avant l’excision de la femme, des images rappelant le prologue apparaissent. Bien que le champ-contrechamp entre le couple et l’enfant soit maintenu, à l’exception du plan de la chute du garçonnet, les images proposées au spectateur ne sont pas des rééditions. Outre l’absence de musique, l’enfant n’est plus visible alors qu’il pousse la chaise vers la fenêtre, mais grimpant sur cette chaise. Cependant, les plans du couple comprennent l’élément divergent le plus significatif : bien qu’il en soit proche, leur cadrage ne correspond à aucun de ceux du prologue et la femme a les yeux ouverts. Ainsi, ces images modifiées témoignent du traumatisme et de la culpabilité de la femme étendus au film entier. Il est impossible de savoir si la femme a réellement vu l’enfant s’approcher de la fenêtre sans réagir ou si sa culpabilité lui fait imaginer qu’elle a intentionnellement laissé son enfant mourir. Cette scène que le flash-back permet de revivre différemment peut alors être assimilée au traumatisme inconscient dont la répétition dans le transfert nécessite d’être interprétée. L’impossibilité de la répétition révèle alors la contradiction régissant l’idée de l’éternel retour, en particulier de l’inconscient qui se manifeste généralement de manière inédite305. En effet,

Étienne Klein remarque :

« En somme, pour qu’il y ait devenir et non simplement rengaine, ouverture et non simplement retour, il faut que du hasard, de l’imprévisible, des modifications soient chaque fois mis en jeu, de sorte que chaque cycle se distingue du précédent. La différence injectée dans la répétition empêche la répétition… à l’identique et l’on n’est plus dans l’éternel retour ! »306

De la même manière, la répétition de contenus inconscients suppose inévitablement des différences avec ce qui est répété : pour être comprises et prises en compte, ces modifications requièrent une interprétation. Ainsi, les répétitions du transfert et du film inscrivent l’altération dans la répétition. Enfin, la réflexivité citationnelle des films étudiés provoque la répétition à travers l’adaptation de mythes plus ou moins anciens, et manifeste,

303 P. Szendy, L’Apocalypse cinéma, 2012 et autres fins du monde, Paris : Capricci, 2012, p. 69. 304 Ibid. Je souligne.

305 Outre le retour du refoulé, certains contenus inconscients se manifestent alors qu’ils étaient, auparavant, en dessous du seuil de la conscience, trop faibles pour y accéder. Voir notamment C. G. Jung, Essai d’exploration

de l’inconscient, op. cit.

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une fois de plus, l’impossibilité de la répétition intacte. En effet, l’adaptation suppose l’interprétation de celui qui adapte l’œuvre et celle du spectateur qui connaît les différences des deux créations307.

2.2.2.4. La répétition au service d’un nouveau