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Chapitre 1. Caractéristiques des différents espaces hétérotopiques impliqués dans les

1.3. Espace corporel

1.3.1. Le corps du film et celui du spectateur

Pour Jung, la psyché et le corps ne sont pas deux entités distinctes mais forment une unité. Au cinéma aussi, l’acte de regarder un film est à la fois psychique et physique, intellectuel et biologique : il s’agit de l’acte conscient de regarder. Par ailleurs, bien qu’il ne puisse être physiquement affecté par un transfert ne pouvant lui-même qu’être assimilé au phénomène psychique de la psychanalyse, le corps du film peut stimuler émotionnellement celui du spectateur. Alors que selon Henri Bergson, une image n’est pas seulement visuelle mais multisensorielle, notamment parce que la mémoire est actualisée dans des sensations

196 C.G. Jung, Psychologie du transfert, op. cit., p. 25. 197 Ibid., p. 24.

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corporelles198, pour Laura Marks, « le film est saisi non seulement par un acte intellectuel

mais aussi par la perception complexe du corps tout entier »199. À travers son concept de

« peau du film », l’auteure propose une « métaphore pour souligner la manière dont le film produit du sens à travers sa matérialité, à travers un contact entre celui qui perçoit et l’objet représenté »200. D’autre part, défini par Raymond Bellour comme un réservoir d’émotions qui

se forme à travers le traitement esthétique de l’œuvre201, le corps du film, dont la consistance

n’est évidemment pas celle de la chair du corps humain, est constitué de tous les éléments visuels et sonores qui le composent, comprenant notamment les corps des acteurs. Lors de ce corps-à-corps entre celui figuré mais immatériel du film et celui réel du spectateur, une relation sensorielle, affectant le deuxième, peut se mettre en place : regarder un film est « une expérience du corps entier »202. Marie Martin précise après Bellour que la fascination du

spectateur de cinéma est « physique et psychique » et « le place en état d’hypnose légère, le traverse de multiples émotions subtiles et le renvoie à sa part d’enfant-animal soumis aux affects de vitalité comme, plus tard, aux pulsions »203. Ainsi, le spectateur n’est pas

uniquement désincarné mais entretient un rapport charnel avec le film. Antoine Gaudin précise que l’espace vécu par le spectateur n’est pas un espace objectivé ni un espace subjectif correspondant à « un fait psychique individuel »204, mais qu’il constitue « une expérience

permanente d’entrelacement à l’existant matériel »205. Ainsi, le cinéma posséderait « une

exclusivité dans la production de certaines expériences esthétiques, de certaines significations sensibles »206.

Se manifestant « sur le théâtre du corps »207, contrairement aux sentiments qui sont

alignés sur l’esprit208, les émotions se traduisent par des réactions physiques et sont ainsi à

198 H. Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris : Puf, 1965 [1939], p. 130. En outre, Laura Marks remarque également que « la mémoire est un processus à la fois cérébral et émotionnel… » (« Memory is a process at once cerebral and emotional… », L. U. Marks, The Skin of the Film: Intercultural

Cinema, Embodiment, and the Senses, Durham : Duke University Press, 2000, p. 148. Je traduis).

199 « Film is grasped not solely by an intellectual act but by the complex perception of the body as a whole » (L. U. Marks, The Skin of the Film, op. cit., p. 145. Je traduis).

200 « [The skin of the film is a] metaphor to emphasize the way film signifies through its materiality, through a contact between perceiver and object represented ». (Ibid., p. 139. Je traduis).

201 R. Bellour, Le Corps du cinéma, op. cit.

202 « ...viewing a film is a whole-body experience... » (L. Hockley, Somatic Cinema, op. cit., p. 134. Je traduis). 203 M. Martin et R. Bellour, « Devant l’hypnose. Questions posées aux fins d’une histoire de la théorie du cinéma », in : Rêve et cinéma. Mouvances théoriques autour d’un champ créatif, M. Martin et L. Schiffano (dir.), Paris : Puf, 2012, p. 279.

204 A. Gaudin, L’Espace cinématographique. Esthétique et dramaturgie, Paris : Armand Colin, 2015, p. 54. 205 Ibid., p. 55.

206 Ibid., p. 6.

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même d’agir (sur) le corps du spectateur. À ce propos, Luke Hockley précise que « l’expérience cinématographique laisse un encodage corporel de son impact émotionnel »209.

Cet encodage est à comprendre comme « la réaction de notre corps à l’affect que le film a libéré »210, y laissant ainsi « une empreinte émotionnelle de l’expérience »211.

Phénoménologiquement, face à une même œuvre, chaque spectateur voit un film différent et chaque nouvelle vision d’un même film est une expérience cinématographique unique.

Les images émotionnellement chargées peuvent également agir le corps du spectateur et non seulement agir sur ce corps. L’activité des neurones-miroirs permet au spectateur de ressentir dans son propre corps, devenu lieu de médiation des émotions212, celles comprises

dans le corps du film car certaines situations, similaires à des événements passés, peuvent entraîner des émotions qui surgissent de la mémoire et agissent à travers un état simulé du corps par le cerveau. En effet, l’émotion est première et suivie du sentiment qui « consiste en une représentation d’un état donné du corps »213. Le spectateur est ému par les images

chargées d’émotion qu’il associe à un sentiment connu. Cette dimension mnésique de l’émotion dans l’expérience spectatorielle pourrait présenter des similitudes avec la dimension temporelle du transfert.

Le phénomène d’empathie fonctionne remarquablement avec les corps éprouvés des personnages : reflétant leur douleur dans l’esprit du spectateur214, l’empathie peut lui procurer

des hallucinations d’états corporels215 correspondant à ce que Bellour nomme « l’effet-réalité

de l’émotion au cinéma »216 qui se traduit par « un saisissement d’idée à travers un

saisissement du corps »217. Ce peut être le cas face à Elisabet qui s’ouvre les veines du bras

dans Persona avant qu’Alma ne vienne sucer son sang ; à la vue de l’attaque de Johan par un corbeau qui lui troue la tempe avec son bec dans L’Heure du loup ; face à l’excision de la femme d’Antichrist en gros plan ; face aux difficultés qu’éprouve Claire pour respirer et

208 Ibid., p. 13.

209 « …the cinematic experience leaves a bodily encoding of its affective impact. By bodily encoding, I mean the response our body makes to the affect that the film has released and it is this that leaves us with an emotional imprint of the experience » (L. Hockley, Somatic Cinema, op. cit., p. 37. Je traduis).

210 Ibid. 211 Ibid.

212 E. Tremblay, L’Insistance du regard sur le corps éprouvé. Pathos et contre-pathos, Forum, Cinethesis n°4, 2013, p. 32.

213 A. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p.°89. 214 Ibid., pp.°119-120.

215 E. Tremblay, L’Insistance du regard sur le corps éprouvé, op. cit., p. 29. 216 R. Bellour, Le Corps du cinéma, op. cit., p. 139.

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bouger alors que la planète Melancholia s’approche de plus en plus de la Terre ; ou encore à la vue du gros plan de l’avortement clandestin de Joe et du fœtus dans Nymphomaniac. Ainsi, des émotions primaires, correspondant à la peur, la colère, le dégoût, la tristesse, la joie et la surprise218, peuvent affecter le spectateur, parfois en s’entremêlant. Cette affection du corps

du spectateur par celui du film est d’autant plus intense qu’elle peut correspondre au résultat d’un phénomène de transfert. En effet, Luke Hockley remarque que lors du transfert, on parle de l’apparition d’un tiers dans le champ intersubjectif, qui est « autant ressenti dans le corps que l’on en fait l’expérience dans l’espace entre le patient et le thérapeute »219. En outre, Jung

explique que le transfert correspond à l’union entre le conscient de l’un et l’inconscient de l’autre, et inversement, « afin qu’après avoir été deux, ils deviennent en quelque sorte un seul corps »220. Bien sûr, cette affection du corps est psychique car il n’y a aucun contact physique

entre l’analyste et l’analysant (n’oublions pas la hantise du « passage à l’acte » des psychanalystes). Pourtant, au cinéma, le corps du spectateur est bel et bien agi par celui du film et ses images émotionnellement chargées. L’espace du transfert pourrait donc correspondre au corps du cinéma comme il est défini par Raymond Bellour, c’est-à-dire au « lieu virtuel de [la] conjonction » des « deux corps du cinéma, sans cesse ployant l’un sous l’autre pour mieux sembler n’en faire qu’un » et correspondant pour le premier aux « corps des films, de tous les films qui un par un, plan par plan, le composent et le décomposent » et pour le second au « corps du spectateur, que sa vision de chaque film affecte, comme l’indice d’un théâtre de mémoire aux proportions immodérées, à travers chaque film et en miroir de tous les films »221.