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Chapitre 2. Rapprochement des caractéristiques temporelles des expériences

2.2. Temporalité du transfert

2.2.2. L’instant kairique de surgissement du transfert et son impossible répétition

2.2.2.2. Efficacité de la parole et de l’action

En plus d’être un passage et un accomplissement, le kairos correspond à un point décisif, un point critique qui assure l’efficacité de la parole et de l’action290. Lors de la cure

psychanalytique, l’efficacité des actes et des paroles de l’analysant et de l’analyste permet la

286 M. Scheinfeigel, Rêves et cauchemars au cinéma, op. cit.

287 Annie Franck, « Transfert et surgissement de formes », in : Recherches en Psychanalyse, n°3, 2005/1, [consulté en ligne le 13/05/2016, URL : https://www.cairn.info/revue-recherches-en-psychanalyse-2005-1-page- 53.htm].

288 Voir S. Freud, « Lettre à Fliess du 04/12/1896 » in : La Naissance de la psychanalyse, op. cit.

289 A. Durand, « L’inconscient et l’Achéron, fleuves des enfers ... », in : L’Inconscient de Lipps à Freud. Figures

de la transmission, Toulouse : Erès, 2003, [consulté en ligne le 13/05/2016, URL : https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ERES_DURAN_2003_01_0079&DocId=361671&hits=3714 +3708+3706+3705+5+3+2], pp. 79-85.

290 M. Trédé, Kairos. L’A-propos et l’occasion (Le mot et la notion, d’Homère à la fin du IVe siècle avant J.-C.), Paris : éditions Klincksieck, 1992, p. 44.

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naissance d’un transfert entre les deux, visant à la guérison psychologique, bien qu’il n’en soit pas indispensable. Ainsi, le transfert dépend de l’efficacité des actes et des paroles : l’instant de leur efficacité est décisif dans le transfert – il s’agit du moment où il émerge – et dans le déroulement de la cure – il annonce qu’elle fonctionnera grâce à un processus de transfert.

Par ailleurs, la parole et l’action sont également au cœur de la médiation cinématographique qui suppose la projection d’images en mouvement et de sons pouvant rapporter une parole. Dans Persona, la parole et l’action sont d’autant plus importantes qu’Elisabet est atteinte de mutisme. Ainsi, Alma monologue durant la quasi-totalité du film qui se déroule majoritairement entre les deux femmes. La parole et l’action sont aussi significatives que les choix esthétiques à proprement parler, notamment lors de la séquence de confessions291 d’Alma racontant sa vie à Elisabet. Alma y raconte notamment une aventure

sexuelle qui s’est déroulée sur une plage avec deux jeunes garçons et une autre femme. L’avortement ayant suivi a traumatisé la jeune infirmière. Au cours de cette scène, aucun mécanisme de flash-back n’est mis en place : le spectateur ne peut voir que les deux femmes dans le présent diégétique. La parole d’Alma dit ce qu’elle est – elle se raconte mais peut mentir – alors que ses actes montrent qui elle est, par une mise en acte qui ne peut être racontée292, témoignant de la distinction que fait Hannah Arendt entre paroles et actions.

Ainsi, les émotions visibles sur le visage de Bibi Andersson jouant Alma témoignent de son talent d’actrice mais aussi de ce qu’elle ressent réellement, en tant qu’individu. Plus tard, Alma s’écrie qu’elle n’est pas Elisabet Vogler. Pourtant, tout au long du film, l’image révèle l’inverse en associant et fusionnant les deux femmes. En outre, la différence entre ce qui est dit et ce que montre l’image pourrait révéler la part insaisissable de l’inconscient. L’absence de visualisation de la scène racontée par Alma au profit de multiples gros plans et plans rapprochés de son visage affecté, laisse entrevoir l’ampleur du traumatisme, immontrable tant il est inconscient. Par la parole qui prétend, le film peut exposer ce traumatisme mais il ne peut pas le montrer pour en faire comprendre l’intensité. Cette dernière est exprimée par les émotions comprises dans les visages filmés. Ainsi, l’absence de visualisation accentue la part de mystère de l’événement traumatique mais la parole peut néanmoins dire le traumatisme pendant que l’image montre l’affect qu’il a provoqué.

Le récit du rêve de Justine dans Melancholia et la parole de Johan racontant des souvenirs de son enfance dans L’Heure du loup fonctionnent sur le même principe que celui

291 Time code de l’extrait de Persona : 00 : 23 : 25 – 00 : 34 : 37.

292 Voir la distinction que fait Hannah Arendt entre « ce que » et « qui », dans Condition de l’homme moderne, Paris : Pocket, [1958] 2002.

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de la séquence de confessions de Persona. En effet, dans les trois exemples, le personnage qui raconte est visible, laissant apparaître ses émotions, mais l’événement traumatisant, qu’il soit réel ou rêvé, reste invisible. Néanmoins la parole est efficace pour dire le traumatisme et l’image est efficace pour en montrer la dimension affective. Dans Nymphomaniac, au même titre que celle des personnages des autres exemples, la parole de Joe dans le cercle de dépendants est efficace car elle est libératrice. Alors que Joe se lève pour exprimer son addiction, son action est également efficace car elle lui permet de voir son reflet d’adolescente dans un miroir : face à son mensonge, Joe change de discours et sa parole devient efficace lorsqu’elle exprime la nature de sa souffrance.

Antichrist propose également un exemple particulier à travers le mélange de la parole

de l’un sur les rêveries de l’autre. Ainsi, lors du voyage en train, le mari guide sa femme dans un exercice d’hypnose. Alors que l’image présente les rêveries de la femme, visuellement et auditivement, la voix off de l’homme se fait parfois entendre. La parole du mari est ainsi efficace car elle provoque les images mentales de la femme et permet la fusion de son corps avec l’herbe représentant la nature dans son ensemble. Les actions dans les images trouvent leur efficacité dans le fait qu’elles expriment autre chose que la parole et témoignent ainsi de la connexion de l’homme et de la femme dans cet instant kairique et donc propre au transfert. L’efficacité de la parole et de l’action au sein des films pourrait donc être le moment kairique lors duquel le transfert, alors de l’ordre de l’événement, se manifeste entre le film et son spectateur.