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Chapitre 1. Caractéristiques des différents espaces hétérotopiques impliqués dans les

1.1. Espace extérieur de la rencontre

1.1.1. La salle de cinéma et le cabinet de l’analyste

Tout comme les lieux diégétiques des films étudiés, en tant que lieu réel disposé à l’imaginaire, la salle de projection correspond à une hétérotopie. En effet, ces espaces diégétiques produisent une impression de réalité, qu’ils soient localisables telles les îles de Fårö et de Baltrüm, sur lesquelles se déroulent Persona et L’Heure du loup, ou qu’ils ne le soient pas, comme la forêt d’Antichrist, le château de Melancholia ou l’appartement de Seligman dans Nymphomaniac. Le spectateur voit des paysages et architectures qui pourraient appartenir à son environnement réel concret. Pourtant, ce sont également des espaces disposés à l’imaginaire : alors que les fantasmes de Johan et d’Alma prennent vie dans L’Heure du

loup, le renard doué de parole et le corbeau qui ressuscite dans Antichrist peuvent être

interprétés comme des hallucinations de l’homme. Certaines scènes oniriques de Persona, lorsqu’Elisabet rejoint Alma durant la nuit, ou quand le mari de la comédienne la confond avec l’infirmière, semblent appartenir à l’imagination de l’une ou l’autre femme. L’apocalypse de Melancholia ne peut actuellement être qu’imaginaire. Enfin, le récit de Joe dans Nymphomaniac, rapporte parfois d’invraisemblables coïncidences, par exemple lorsqu’elle dit avoir trouvé, dans un parc, des morceaux de photographies déchirées de Jérôme qui est alors apparu. Comme le remarque Seligman, l’histoire de Joe est peut-être romancée.

Par ailleurs, les hétérotopies « ont le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles »24. Ainsi en

est-il de la salle de cinéma, espace rectangulaire au fond duquel un espace à deux dimensions donne l’illusion d’un espace tridimensionnel.25 La salle juxtapose en un seul lieu différents

types d’hétérotopies, correspondant à ce que Foucault définit comme hétérotopies de crise et espace d’illusion. En effet, la salle de cinéma est parfois assimilée à un lieu de culte, voire à un lieu sacré. Comme l’église est un lieu extérieur à l’espace de la rue dans laquelle elle se situe, la salle est une ouverture vers un autre espace projeté à l’écran, exclue de l’endroit

24 Ibid., p. 758. 25 Ibid.

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géographique où elle se trouve. L’une et l’autre sont consacrées26 à la prière ou à la

projection. Le seuil, qui les joint et les isole de l’espace restant, correspondant au temenos27

grec, est à la fois « la frontière […] et le lien paradoxal […] où peut s’effectuer le passage du monde profane au monde sacré »28. Aussi, Marcel Gaumond compare la salle de cinéma au

lieu de la cure, expliquant que l’une comme l’autre sont des espaces sacrés dans lesquels on ne sait pas « si le contact se fera »29 : tout comme le spectateur ne peut savoir avant la vision

du film si celui-ci l’impressionnera, l’analysant doit parfois rencontrer plusieurs thérapeutes avant de trouver celui avec qui la relation transférentielle pourra se mettre en place. John Izod et Joanna Dovalis remarquent également que le cinéma « partage des caractéristiques à la fois avec l’église et avec le lieu de la cure »30, précisant qu’il s’agit d’espaces sacrés dans lesquels

les individus peuvent se confronter à leur inconscient. Présentant des points communs avec les espaces sacrés de culte définis par Foucault comme des hétérotopies de crise31, la salle de

cinéma, à l’instar du cabinet de l’analyste, serait elle-même hétérotopique : son accès consiste à pénétrer un lieu fermé, isolé par des murs noirs et sans fenêtre. La seule ouverture pour le spectateur est celle offerte par le monde diégétique projeté à l’écran qui s’avère physiquement impénétrable. Par cette ouverture, la salle est également une hétérotopie d’illusion. En effet, les hétérotopies possèdent une fonction par rapport à l’espace restant, créant parfois « un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel »32. La salle de

projection dans laquelle il est possible de visionner une création fictionnelle donnant l’illusion d’une réalité est également en mesure de donner au spectateur l’illusion d’une certaine mobilité. Le spectateur, passif face à l’écran, peut néanmoins se sentir immergé dans l’espace diégétique qui lui procure ainsi le sentiment d’être acteur des événements du film, ressentant face à ses images des émotions se traduisant par nature par des réactions physiques33.

Pourtant, le spectateur reste incapable de contrôler cette mobilité illusoire. Ainsi, l’espace réel

26 Le terme consacrer signifie, dans son sens premier, « revêtir un caractère sacré en dédiant à quelque divinité par une action rituelle ». Par extension, dans son sens littéraire, il s’entend comme le fait de « rendre digne de respect, conférer un caractère presque sacré » (Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, entrée « Consacrer », [consulté en ligne le 02/06/2015, URL : http://www.cnrtl.fr/definition/consacrer]).

27 Comme le remarque Christopher Hauke, le temenos est un espace sacré, situé autour d’un lieu de culte et dans lequel « la présence de Dieu peut être ressentie » (« ... the sacred precinct around a temple where the presence of the god may be felt » C. Hauke, « Cinema as temenos », in : Visible Mind, op. cit., pp. 3-6. Je traduis).

28 M. Eliade, Le Sacré et le profane, Paris : Gallimard, 1965, p. 28.

29 M. Gaumond, « Zelig et Gollum ,» in : Le Cinéma, âme sœur de la psychanalyse, op. cit., p. 16.

30 J. Izod et J. Dovalis, Cinema as therapy. Grief and transformational film, Londres, New York : Routledge, 2015, p. 1.

31 M. Foucault, « Des espaces autres (1967) », op. cit., p. 756. 32 Ibid., p. 761.

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de la salle dans laquelle il est assis est dénoncé « comme plus illusoire encore »34 que l’espace

d’illusion du film. En outre, si un transfert peut émerger dans l’expérience spectatorielle, le lieu extérieur de cette expérience – soit la salle de cinéma – peut être considéré comme une hétérotopie de crise puisqu’il est alors un lieu de transformation psychique pour le spectateur, tout comme l’espace de la cure est un lieu privilégié pour le développement psychique du patient.

À l’instar de la salle de projection, le cabinet de l’analyste regroupe plusieurs hétérotopies. D’une part, il correspond à une hétérotopie de déviation, c’est-à-dire à un lieu où sont placés, le temps des séances, les individus dont « le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée »35. En effet, le patient vient généralement consulter

l’analyste pour résoudre des conflits psychiques personnels lui donnant le sentiment d’être en marge vis-à-vis d’autrui. Il peut alors pénétrer le cabinet qui est à la fois un lieu accessible et localisable où il rencontre l’analyste ainsi qu’un lieu fermé duquel, de manière générale, ce qui y entre et qui y est dit ne sort pas – l’exception étant à la discrétion de l’analysant. D’autre part, le lieu de la cure est une hétérotopie de crise, c’est-à-dire un lieu privilégié et interdit dans lequel se trouvent des individus en état de crise par rapport à la société. Selon Foucault, cette forme d’hétérotopie tend à disparaître pour laisser place aux hétérotopies de déviation car elle renferme surtout les « adolescents, les femmes à l’époque des règles, les femmes en couches, les vieillards, etc. »36, c’est-à-dire des individus qui semblent engagés dans un

processus de transformation, que ce soit vers l’âge adulte, vers la maternité, vers la mort, etc. Pourtant, la théorie jungienne indique qu’au cours des séances d’analyse, le patient s’expose à une transformation psychique qui survient par le processus de transfert avec l’analyste37.

Ainsi, le cabinet du médecin, acquérant une dimension de l’ordre du temenos38, est un lieu de

transformation dans lequel l’analysant a le privilège de tout extérioriser, même ce qu’il n’est pas correct, voire interdit, d’exprimer en dehors de la cure.

Le lieu où le transfert s’exprime le plus facilement s’avère donc être hétérotopique : tout comme le cabinet est un lieu favorisant le transfert entre deux individus, l’espace du

34 M. Foucault, « Des espaces autres (1967) », op. cit., p. 761. 35 Ibid., p. 757.

36 Ibid.

37 C.G. Jung, La Guérison psychologique, op. cit., p. 242.

38 Le terme grec temenos désigne l’espace sacré. La psychologie analytique le reprend « pour décrire l’espace de

changements psychologiques qui encercle un complexe psychologique » (« Jungian psychology uses the term temenos, which is the classical Greek word for a sacred space, to describe the arena of psychological change that

surrounds a psychological complex », L. Hockley, Somatic Cinema, op. cit., p. 32. Je souligne, je traduis). Voir également C. Hauke, « Cinema as temenos », in : Visible Mind, op. cit., pp. 3-6.

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cinéma, également hétérotopique, pourrait faciliter le transfert dans l’expérience spectatorielle. En effet, le lieu extérieur du transfert permet la mise en place d’une relation de type privilégié entre l’analyste et l’analysant qui, en dehors de ce huis clos, se tairait dès lors qu’il remarquerait un seul témoin, quel qu’il soit39.

1.1.2. Mise en abyme de la position spectatorielle et ses