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Chapitre 4 Le rôle de l’encodage dans la maitrise du code alphabétique

4. Le temps d’enseignement

La principale ressource d’un enseignant, et par conséquent sa principale contrainte, est le temps dont il dispose pour instruire ses élèves. Dans le cadre légal défini par l’institution scolaire, soit 10 heures hebdomadaires pour le français au cours préparatoire, il organise son enseignement en opérant de nombreux choix. Il semble donc naturel d’essayer de quantifier le temps réel d’enseignement afin d’en évaluer les effets sur les apprentissages scolaires. Nous le ferons en nous intéressant aux opportunités d’apprendre que chaque enseignant rend possibles à travers les tâches qu’il propose à ses élèves. Nous calculerons donc les durées des tâches prescrites et nous établirons ce que nous appellerons le budget-temps hebdomadaire. Nous observerons l’évolution des budgets-temps hebdomadaires entre les mois de novembre (s47), mars (s12) et mai (s21) et nous calculerons des budgets-temps hebdomadaires moyens à partir des trois semaines au cours desquelles les enseignants de cours préparatoire ont été observés (cf. chapitre 1 pour une présentation de la méthodologie de l’étude Lire et Écrire).

4.1. De quel temps d’enseignement parle-t-on ?

La plupart des travaux scientifiques qui portent sur le temps d’enseignement (cf. les synthèses de Delhaxhe, 1997 et Chopin, 2010) se réfèrent au modèle d’analyse élaboré par Smyth (1985). Ce modèle, conçu pour affiner les méthodes de recherche, met en évidence les différentes composantes du temps d’enseignement (cf. figure 11).

Le premier niveau d’analyse correspond au temps institutionnel, c’est-à-dire au nombre de jours ou d’heures consacrés à la scolarité. La déduction des absences des élèves, des absences des professeurs et des jours de grève réduit de manière sensible ce temps prescrit, et conduit à un second niveau d’analyse nommé « temps réel de scolarisation ». Puis, les temps alloués à

147 d’autres fins que ceux de la matière enseignée sont eux aussi déduits et permettent d’obtenir le temps passé sur le contenu de savoir (niveau 3).

Figure 11. Modèle d’analyse du temps dans l’enseignement selon Smyth (1985)

Les deux derniers niveaux d’analyse portent sur la qualité du temps d’enseignement. Ils ont notamment été élaborés sous l’influence des travaux de Carroll et de Bloom qui ont su placer le temps d’apprentissage au centre des réflexions (Chopin, 2010). Ainsi, le quatrième niveau correspond au temps d’engagement de l’élève, autrement dit au temps que celui-ci passe sur le contenu de savoir, débarrassé de ses moments d’inattention, du temps consacré par le professeur à la gestion de classe et d’autres interruptions. Enfin, le cinquième et dernier niveau correspond au temps d’apprentissage académique (Academic Learning Time ou ALT) imaginé par les chercheurs de l’étude Beginning Teacher Evaluation Study (BTES, Denham et Lieberman, 1980). L’ALT dépend à la fois du temps alloué à la tâche, du taux d’engagement de l’élève et du temps passé à réussir des tâches semblables à celles qui seront évaluées. Ainsi, il est défini comme le « temps durant lequel l’élève s’est impliqué dans une tâche d’apprentissage dont les objectifs coïncident avec des items de l’épreuve d’évaluation et

148 dont le degré de difficulté permet à l’élève de produire un maximum (90 %) de bonnes réponses » (Delhaxhe, 1997, p.114).

Afin de situer nos propres travaux parmi les différents niveaux du modèle de Smyth, nous présenterons ci-dessous les résultats de plusieurs études qui se sont intéressées à l’influence du temps d’enseignement sur la qualité des apprentissages des élèves.

4.2. Que sait-on des effets du temps d’enseignement sur les performances des élèves ?

La plupart des travaux de la fin du 19e et du début du 20e siècle établissent un lien entre le

temps d’enseignement et l’efficacité pédagogique (Chopin, 2010). À ce sujet, Husén écrit : « L’une des idées les plus largement acceptées en éducation a été le fait que l’exposition à l’enseignement est fortement liée à l’apprentissage des élèves – et ce sur le mode linéaire. C’est-à-dire que nous avons admis qu’une augmentation de 50 % de la durée de la scolarisation totale, par exemple, se traduirait par une augmentation de 50 % du savoir retenu par les élèves » (Chopin, p. 89). Cependant, les études qui cherchent à évaluer les effets sur la réussite scolaire du temps d’enseignement annuel global ou disciplinaire et du temps passé sur le contenu de savoir obtiennent des résultats inconstants, voire contradictoires. Les divergences observées seraient la conséquence de problèmes méthodologiques. En effet, les études portant sur des macro-mesures seraient tributaires d’effets compensatoires et les données déclaratives seraient peu fiables. Les enseignants ne parviennent pas, par exemple, à évaluer avec exactitude le temps qu’ils passent à faire classe. Ainsi, la question du temps en éducation est progressivement passée de l’instruction (schooling) à l’apprentissage (learning), et à partir des années 80 plus de la moitié des recherches américaines concernent les niveaux 4 et 5 du modèle de Smyth (Chopin).

L’étude des effets du temps d’enseignement consiste d’abord à s’assurer que les élèves sont évalués sur ce qui a été enseigné. Elle repose également sur la détermination précise du temps consacré aux apprentissages (Bressoux, 1994). Si les élèves ont eu des occasions d’apprendre (« Opportunity to learn ») ce qui leur est demandé, cela accroit leurs chances de réussite aux épreuves. Dans l’étude BTES, par exemple, le temps moyen alloué quotidiennement à la lecture par les professeurs de CE1 (2nd grade) varie de 47 à 118 minutes

d’une classe à l’autre, et il est positivement lié aux acquisitions mesurées par des épreuves standardisées. La relation entre le temps disponible pour les apprentissages et les

149 performances des élèves n’est cependant pas linéaire. Il y a un point au-delà duquel, comme l’indique Stallings (1980), davantage de temps ne produit pas davantage d’apprentissages.

Il s’agit ensuite de préciser l’origine des effets. Le temps d’engagement des élèves s’avère être l’un des principaux facteurs explicatifs de la variance de leurs acquisitions, à plus forte raison lorsque ceux-ci sont faibles (Bressoux, 1994). Les élèves faibles sont généralement moins engagés dans les tâches que les élèves forts, et leur engagement est sujet à une plus grande variabilité. Le temps d’engagement ne dépend pas seulement du niveau scolaire des élèves mais également de la capacité du professeur à varier les styles d’enseignement (Chopin, 2010). En outre, la mesure de l’engagement reste soumise à discussion. Les données issues de l’observation directe seraient relativement fiables à l’école élémentaire mais des méthodes introspectives devraient être utilisées pour le secondaire, les élèves ayant recours à des stratégies qui donnent l’illusion de l’attention (Delhaxhe, 1997). Par ailleurs, en raison de l’hétérogénéité des classes, l’engagement des élèves est plus fortement corrélé à leurs performances lorsque les mesures sont individuelles plutôt que collectives.

Enfin, certains chercheurs se sont attachés à identifier les variables qui agissent sur le temps d’apprentissage académique (niveau 5). Ils ont retenu « la clarté des informations et des consignes, l’importance donnée aux buts académiques dans la classe, la capacité du professeur à identifier le niveau de ses élèves, à leur soumettre des tâches de difficulté appropriée, ou encore le fait de faire travailler les élèves en groupe » (Chopin, 2010, p. 93). En outre, la régularité avec laquelle le professeur évalue les acquis des élèves et le nombre de ses rétroactions correctives font partie des modalités d’enseignement qui influent sur l’ALT. Aujourd’hui, les recherches s’orientent donc « vers les conditions de faisabilité de l’activité d’enseignement dans le temps imparti » (Chopin, p. 93). Elles sont cependant très rares dans le domaine des premiers apprentissages du lire-écrire.

Selon une étude récente réalisée dans le cadre d’un stage d’été auprès d’élèves de grande section très faibles sur le plan de la conscience phonologique (Suchaut, Bougnères et Bouguen, 2014), et une enquête plus ancienne conduite dans 58 classes (Suchaut, 1996), les professeurs de cours préparatoire enseigneraient en moyenne 11 heures de français par semaine (soit 382 heures par an) et le taux d’engagement individuel des élèves faibles serait d’environ 10 % en contexte de classe ordinaire. Les auteurs de ces études indiquent que le temps d’apprentissage est insuffisant pour que les élèves faibles atteignent en lecture les compétences cibles de l’année de cours préparatoire. En effet, ceux-ci auraient besoin de 36 à

150 53 heures d’entrainement individuel uniquement pour apprendre le code alphabétique. Or, le temps d’engagement établi sur la base de la durée des interactions individuelles que les élèves ont avec leur professeur s’élève à seulement 38 heures annuelles pour l’ensemble de la discipline français. Ce résultat souligne l’insuffisance du taux d’engagement des élèves faibles et la nécessaire optimisation des temps d’enseignement afin d’atteindre les objectifs fixés par les programmes scolaires. Mais c’est un résultat qui est sujet à caution car il repose sur des données déclaratives et non pas sur une observation directe de l’enseignement réalisé en classe ordinaire comme nous avons pu le faire dans l’enquête Lire et Écrire.

En résumé, les études qui s’attachent à évaluer les effets du temps d’enseignement, dès

lors qu’elles utilisent des données relevées et non pas déclarées, établissent des corrélations positives entre le temps que les élèves passent sur le contenu de savoir et leur niveau de performance scolaire. Celles qui portent sur le taux d’engagement établissent des corrélations encore plus fortes, celui-ci se révélant être l’un des principaux facteurs explicatifs de la variance des acquisitions des élèves. La mesure du taux d’engagement met en évidence toute la difficulté, pour les enseignants, de conduire leurs élèves à la maitrise des compétences attendues dans le cadre horaire défini par l’institution, notamment lorsque le niveau de ces derniers est faible.