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Chapitre 3 Les supports d’enseignement de la lecture

3. Un cadre de référence pour segmenter les textes supports de lecture

5.3. L’analyse des rendements selon la typologie des manuels de lecture

5.3.2. Deux études de cas

5.3.2.1. Je lis, j’écris, un manuel avec entrée graphémique

La démarche d’apprentissage que proposent les auteurs du manuel Je lis, j’écris (Reichstadt et al., 2009) relève de deux principes. Le premier repose sur une étude systématique des relations entre les lettres et les sons en partant du graphème et en renonçant à la transcription des phonèmes. Le second consiste à ne présenter aux élèves que des graphèmes qu’ils ont appris à identifier. Ainsi, la démarche est syllabique, plus précisément graphémique en raison du point de départ de l’étude des correspondances graphophonémiques (Je lis, j’écris, manuel de l’élève, p. 6).

117 L’enseignant de la classe 131 utilise le manuel de lecture Je lis, j’écris. Il a étudié 10 correspondances graphophonémiques au cours des neuf premières semaines de classe. Ce tempo se situe dans le cinquième décile de la distribution (cf. figure 2, chapitre 2, § 4.1.1.) mais il est inférieur à la moyenne de l’échantillon. Le rendement théorique établi à partir de la planification de l’étude du code de l’enseignant est d’environ 40 %, il correspond à la moyenne de l’échantillon et se trouve dans le sixième décile (cf. figure 3, chapitre 2, § 4.2.). En revanche, le rendement effectif est le deuxième le plus élevé de l’étude, il est supérieur à 75 %.

Les fréquences des correspondances graphophonémiques contenues dans le texte peuvent atteindre des valeurs jusqu’à 20 fois supérieures à celles des textes écrits en français standard (cf. tableau 26). C’est le cas du graphème « ch » prononcé /S/ pour lequel la fréquence équivaut à 19,6 fois la fréquence théorique. Cette CGP représente 11,8 % des graphèmes du texte utilisé comme support de lecture alors que sa fréquence théorique est seulement de 0,6 %. C’est aussi le cas des graphèmes « ou (où, oû) » prononcés /u/ pour lesquels la fréquence est 10,8 fois supérieure à la fréquence théorique. Ces CGP représentent 8,2 % des graphèmes du texte étudié au lieu de 0,8 % attendu. D’autres correspondances sont surreprésentées mais dans des proportions plus faibles. C’est le cas des graphèmes « a (à, â) », « l (ll) », « s (ss) » et de leurs correspondants phonémiques respectifs /a/ ou /ɑ/, /l/, /s/ dont la fréquence équivaut à deux ou trois fois la fréquence théorique. Finalement, sur les 85 correspondances graphophonémiques du texte, 64 ont été enseignées et sur les 21 restantes, 12 sont des graphèmes muets, principalement des « e ».

Correspondances graphèmes/phonèmes Exemples Semaine d'étude depuis la rentrée des classes Rendement théorique (%) Nombre de CGP du texte Nombre de CGP enseignées Rendement effectif (%)

a (à, â) [a] [ɑ] avocat, pâte 1 6,94 14 14 16,47

ch [ʃ] chat 9 0,60 10 10 11,76

e [ə] [œ] devenir 3

é [e] école, été 5

è (ê) [ɛ] [e] espèce, rêve 1

i [i] ami 1 6,53 4 4 4,71

l (ll) [l] stylo, bulle 3 4,52 10 10 11,76

n (nn) [n] niche, bonne 6 2,89 2 2 2,35

o (ô) [o] [ɔ] stylo, école 2 5,07 2 2 2,35

118

r (rr) [R] rouge, arrêt 5 7,86 6 6 7,06

s (ss) [s] soir, assis 4 3,27 7 7 8,24

u [Y] usine 2 1,72 2 2 2,35

40,16 73 64 75,29

Graphèmes muets Exemples

Semaine d'étude depuis la rentrée des classes Rendement théorique (%) Nombre de CGP du texte Nombre de CGP enseignées Rendement effectif (%) e # fillette 7 s # tapis 4 t # soldat 1 0 12 0 75,29 Total 40,16 85 64 75,29

Tableau 26. Rendement théorique et rendement effectif de la classe 131 calculés à partir des correspondances graphophonémiques explicitement enseignées par le professeur et d’un texte

extrait du manuel Je lis, j’écris

L’enseignant de la classe 131 suit une planification de l’étude du code quasi identique à celle proposée par le guide pédagogique du manuel de lecture Je lis, j’écris53. Seules 3 correspondances graphophonémiques dont l’étude a été planifiée en deuxième semaine n’ont pas été enseignées. Il s’agit des graphèmes « e », « é », « è (ê) » et de leurs correspondants phonémiques /e/, /4/, /e/ et /E/.

Les concepteurs du manuel n’ont pas planifié l’enseignement des graphèmes muets. Ils n’ont pas non plus choisi d’utiliser d’artifice pour les signaler dans les textes supports de lecture, en leur attribuant une couleur spécifique par exemple. Par conséquent, les lettres muettes « e », « s » et « t » présentes dans le texte de la classe 131 ne s’ajoutent pas aux correspondances graphophonémiques étudiées et n’augmentent pas le rendement effectif. Plus généralement, les textes du manuel Je lis, j’écris ne sont donc pas entièrement déchiffrables.

5.3.2.2. Léo et Léa, un manuel syllabique

Les auteurs du manuel Léo et Léa (Cuche et Sommer, 2009) définissent leur méthode d’apprentissage comme synthétique, c’est-à-dire qu’elle part des unités (les lettres) pour aller vers le tout (le mot) et qu’elle s’attache à enseigner systématiquement les correspondances entre les graphèmes et les phonèmes. Citant un extrait du livre Les neurones de la lecture de

53http://leslettresbleues.fr/spip.php?article58

119 Stanislas Dehaene (2007), les auteurs indiquent qu’« à chaque étape de l’apprentissage de la lecture, les mots et les phrases proposés à l’enfant ne doivent faire appel qu’aux seuls graphèmes et phonèmes qui lui ont été explicitement enseignés » (Léo et Léa, guide pédagogique, page 25). Autrement dit, les textes utilisés sont conçus pour être entièrement déchiffrables. À ce double titre (déchiffrabilité maximale et entrée graphémique), ce manuel relève bien comme Je lis, j’écris de l’appellation « méthode syllabique ».

Qu’en est-il dans la réalité ? Les classes qui utilisent le manuel Léo et Léa obtiennent des rendements effectifs compris entre 62,7 et 74,1 %. Elles figurent parmi les valeurs hautes de l’échantillon mais elles n’atteignent pas 100 %. Dans les paragraphes qui suivent, nous essaierons de comprendre pourquoi il y a un tel écart entre la théorie et la pratique.

Les auteurs de Léo et Léa proposent d’étudier le texte intitulé Le rêve de Zohra lors de la dixième semaine de classe. L’analyse de son contenu linguistique permet d’identifier 25 correspondances graphophonémiques et 4 graphèmes muets (cf. annexe 22). Tous sont présents dans la progression théorique du guide pédagogique qui précède l’étude du texte, à l’exception de la semi-consonne /H/ du mot « nuit » et de la lettre muette « h » du prénom « Zohra » qui compte six occurrences. Toutefois, cette lettre est déchiffrable par les élèves puisqu’elle apparait en gris dans le texte, ce qui signifie qu’elle ne doit pas être prononcée.

Une des particularités des approches syllabiques consiste à produire des textes dans lesquels la dernière correspondance graphophonémique étudiée est surreprésentée. Dans le texte Le rêve de Zohra, la paire formée par « z, /z/ » compte 8 occurrences, sa fréquence est de 2,6 % au lieu de 0,15 % dans les textes écrits en français standard. Cette paire est proposée à l’étude de la dixième semaine de classe. Ainsi, les professeurs qui suivraient un tempo de 27, ou un tempo de 24 considérant que les lettres muettes sont « soufflées » aux élèves, et qui enseigneraient la lettre « z » prononcée /z/ avant de conduire leur séance de lecture, rendraient le texte Le rêve de Zohra entièrement déchiffrable à un graphème près.

Notons que le graphème muet « es », qui ne figure pas dans le tableau de relevé de l’étude du code de la recherche Lire et Écrire et que nous avons ajouté à notre grille d’analyse des textes supports de lecture, fait partie de la progression théorique du manuel Léo et Léa.

Seuls deux enseignants de notre étude adoptent un tempo de 24. L’un d’eux appartient au groupe 0 (sans manuel), l’autre au groupe 1 (approche intégrative), aucun ne fait donc partie du groupe 5 (approche syllabique). Les enseignants qui utilisent le manuel Léo et Léa ne

120 parviennent pas à suivre le rythme imposé par la progression théorique de l’étude du code. Ils enseignent seulement 12 à 16 correspondances graphophonémiques parmi celles qui sont proposées par le guide pédagogique (cf. tableau 27). Toutefois, s’ils conservent le lien établi par les auteurs entre l’étude du code et les supports d’enseignement de la lecture, les textes restent entièrement déchiffrables. Non seulement les professeurs étudient moins de correspondances graphophonémiques que ne le préconise le guide pédagogique mais ils utilisent des textes destinés à des tempos plus rapides.

Correspondances

graphèmes/phonèmes Exemples Fréquences théoriques Planification théorique 80 113 119

a (à, â) [a] [ɑ] avocat, pâte 6,94 1 1 2 2

b [b] bleu 1,81 9 c (cc) [k] couleur, accomplir 2,52 9 ch [ʃ] chat 0,60 4 6 7 6 d [d] deux 2,34 6 9 8 e [ə] [4] devenir 1,04 4 8 3 é [e] école, été 3,74 1 1 2 2

è (ê) [ɛ] [e] espèce, rêve 0,46 7

er (et) [e] [ɛ] manger, jouet 1,27 8

f (ff) [f] fou, effort 1,19 3 4 6 4 i [i] ami 6,53 2 2 2 3 j [ʒ] jaune 0,19 6 9 l (ll) [l] stylo, bulle 4,52 1 2 3 m (mm) [m] mon, femme 3,16 2 4 5 3 n (nn) [n] niche, bonne 2,89 7 9

o (ô) [o] [ɔ] stylo, école 5,07 1 1 2 2

p (pp) [p] [pe] père, apporte, CP (acronyme) 2,71 5 8 7

r (rr) [R] rouge, arrêt 7,86 4 7 8 6 s (ss) [s] soir, assis 3,27 3 5 4 t (tt) [t] toupie, belette 6,06 8 u [Y] usine 1,72 2 3 3 un [oẽ] [ɛ̃] brun 0,02 8 v [v] voyage 1,12 2 3 4 y [i] analyse 0,59 6 2 8 z [z] zoo 0,15 10 25 14 12 16 Graphèmes muets

d pied, rond, quand 0,10 10

e grande, amicale, crie, pile 6,57 6

121

t soldat, vont, bientôt 1,24 8

es trouves 0,00 8

5 0 0 0

30 14 12 16

Tableau 27. Planification de l’étude du code issue du guide pédagogique du manuel Léo et Léa et correspondances graphophonémiques étudiées par les enseignants des classes 80, 113

et 119 qui utilisent ce manuel

Le rendement effectif qui nous a permis de positionner les classes les unes par rapport aux autres a été établi selon un mode de calcul identique, quelle que soit l’origine du support d’enseignement. Seules les correspondances graphophonémiques explicitement enseignées pendant les neuf premières semaines de classe ont été prises en compte. Il fallait être sûr que l’institutionnalisation de ces correspondances ait eu lieu avant la découverte du texte. En procédant ainsi, nous nous sommes dotés d’un indicateur équitable pour caractériser les pratiques d’enseignement. Le rendement effectif ne prend donc pas en compte les lettres muettes qui apparaissent en gris dans les textes lorsque les enseignants ne les ont pas explicitement étudiées, ni les correspondances enseignées au cours de la dixième semaine de classe, ni les mots qui auraient été entièrement mémorisés. Toutefois, les enseignants qui choisissent des manuels syllabiques obtiennent le rendement effectif moyen le plus élevé (cf. tableau 25, § 5.3.1., groupe 5).

Quelles auraient été les valeurs des rendements effectifs des enseignants qui utilisent le manuel Léo et Léa si nous avions pu comptabiliser les correspondances enseignées lors de la dixième semaine de classe et les graphèmes muets lorsqu’ils étaient grisés dans les textes ? Nous prendrons deux exemples.

L’enseignant de la classe 80 a proposé à ses élèves le texte Je suis… (Manuel Léo et Léa, page 35). Ce texte se compose de 18 correspondances graphophonémiques et de 4 graphèmes muets. Sur ces 18 correspondances, 14 ont été étudiées avant la dixième semaine de classe, 1 ne fait pas partie de la progression proposée par le manuel (u(i) /H/), 2 auraient dû être institutionnalisées (e /4/ et y /i/), et 1 est associée au texte de la dixième semaine (j /G/). Si on ajoutait cette dernière, ainsi que l’ensemble des graphèmes muets non enseignés mais grisés dans le texte, le rendement effectif atteindrait 89,7 % (cf. annexe 23). Dans le cadre de nos travaux, nous l’avons évalué à 74,1 %.

L’enseignant de la classe 113 a proposé deux textes à ses élèves. L’un s’intitule Repu !, il est directement extrait du manuel Léo et Léa (page 29), l’autre a été composé par l’enseignant

122 à partir des phrases du texte Disparu ! (manuel Léo et Léa, page 33), mais sans qu’aucun graphème n’ait été ajouté. Notons au passage que le texte de la page 31 n’a pas servi de support d’enseignement. Si nous considérons les deux textes ensemble, la maitrise de 17 correspondances graphophonémiques et de 4 graphèmes muets est nécessaire à un déchiffrage complet. Cependant, seules 12 correspondances ont été explicitement enseignées. Si l’on procède comme nous l’avons fait précédemment pour la classe 80, c’est-à-dire que nous ajoutons les correspondances graphophonémiques associées aux textes étudiés lors de la dixième semaine de classe et les graphèmes muets grisés dans le texte, nous obtenons un rendement effectif de 90,7 % (cf. annexe 24). Nous l’avons évalué à 69,7 %.

En nous approchant au plus près de ce que pourrait être l’activité intellectuelle d’élèves qui connaissent ce qui leur a été explicitement enseigné et seulement cela, nous constatons que les rendements effectifs sont de 15 à 20 points supérieurs à ceux que nous avons calculés. Notons toutefois que cette différence est en grande partie due aux graphèmes muets « soufflés » aux élèves mais non étudiés. Dans les deux exemples que nous avons traités, ils contribuent à hauteur de 11 ou 12 points à créer les écarts. Malgré tout, les textes ne sont toujours pas entièrement déchiffrables.