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Chapitre 3 Les supports d’enseignement de la lecture

2. Les modèles de la lecture et de reconnaissance des mots écrits

2.3. Les modèles d’identification des mots écrits

Les deux principaux modèles d’identification des mots écrits sont le modèle à double voie et le modèle connexionniste. Ils se distinguent notamment par les procédures mises en œuvre dans le traitement de l’information et le mode de stockage des connaissances linguistiques manipulées pendant la lecture (Sprenger-Charolles et Colé, 2013a).

Les modèles à double voie ont été développés sur la base du fonctionnement de lecteurs experts. L’accès au sens des mots réguliers et des mots nouveaux s’opère en mettant en œuvre des règles de correspondances graphophonémiques, l’accès au sens des mots irréguliers en activant un code orthographique à partir de la chaine de lettres écrites. En fonction de leurs caractéristiques linguistiques, les mots sont donc traités différemment et stockés séparément en mémoire. Lors de l’identification de mots écrits, chacune des deux voies active la zone de stockage qui lui correspond. Les informations orthographiques et phonologiques sont deux sources d’activation possibles qui fonctionnent indépendamment l’une de l’autre (Sprenger- Charolles et Colé, 2013a). Plusieurs théories s’opposent au sujet du rôle du code phonologique, de celles qui en font un processus d’activation lent qu’elles restreignent à la reconnaissance de mots rares et réguliers à celles qui considèrent qu’il s’agit d’un processus d’activation automatique, rapide et exclusif qui porte sur des mots (phonologie lexicale) ou sur des unités linguistiques plus petites que le mot (phonologie infralexicale) (Écalle et Magnan, 2002).

L’approche connexionniste tente de modéliser le fonctionnement neuronal à partir de deux hypothèses principales, celle d’une interaction entre orthographe et phonologie et celle d’une auto-structuration du système basée sur le renforcement des connexions du réseau (Écalle et Magnan, 2002). Selon la seconde hypothèse, les connaissances langagières émergeraient progressivement de l’extraction de régularités statistiques. L’identification des mots écrits activerait simultanément les codes orthographiques, phonologiques et sémantiques puis génèrerait un réseau de relations. Ce réseau de relations formerait alors un patron d’activation. Lorsque deux mots écrits seraient formellement proches, leurs patrons d’activation le seraient aussi (Sprenger-Charolles et Colé, 2013a).

84 Quel que soit le modèle, il y a consensus sur le fait que le code phonologique est activé par le lecteur expert, au minimum lorsque celui-ci rencontre des mots rares et réguliers, ce qui réaffirme s’il en était besoin l’importance de la maitrise des correspondances entre les graphèmes et les phonèmes. Sous l’effet de l’enseignement systématique des relations entre les lettres et les sons, les lecteurs débutants recodent une part de plus en plus importante de graphèmes, limitant ainsi les confusions possibles entre des mots proches. Lors de la période alphabétique décrite par Ehri (1997, 1998), ils convertissent tous les graphèmes en phonèmes et opèrent ainsi un recodage phonologique. Plus tard, au cours de la période alphabétique consolidée, ils s’appuient sur des assemblages de groupes consonantiques, de syllabes à la structure plus ou moins complexe et d’unités morphémiques. Progressivement, ils automatisent la reconnaissance des mots écrits.

Nous pensons que la période transitoire qui mêle traitements de haut niveau, recodages partiels et traitements de bas niveau requiert une vigilance particulière à propos du contenu linguistique des textes utilisés comme supports d’enseignement de la lecture, plus précisément de la proportion de graphèmes explicitement étudiés en classe. Nous pensons également, à la suite de Roland Goigoux, que le contexte littéral facilite les premières expériences de lecture mais qu’il ne dispense pas d’un contrôle graphique des anticipations. Par conséquent, il s’agit d’éviter deux dérives majeures, le « déchiffrage borné » et la « devinette sans contrôle » (Chauveau, Rémond et Rogovas-Chauveau, 1993).

Nous souhaitons donc analyser le contenu linguistique des textes qui servent de supports aux leçons de lecture et déterminer la part directement déchiffrable par les élèves selon la planification de l’étude du code des enseignants. Nous souhaitons savoir si les textes utilisés correspondent ou non à des textes écrits en français standard. Nous voulons vérifier si les textes proposés par les manuels syllabiques sont entièrement déchiffrables au regard des correspondances graphophonémiques enseignées. Si tel n’est pas le cas, nous essaierons de comprendre pourquoi en examinant les options didactiques des maitres qui les choisissent. Nous voulons enfin évaluer l’influence de la part de texte directement déchiffrable sur les performances des élèves en décodage, en orthographe et en compréhension autonome de textes.

Nous pensons que les élèves qui apprennent à lire sur des supports en grande partie déchiffrables progressent davantage que leurs pairs qui apprennent à lire sur des supports peu déchiffrables. Nous croyons en effet que la confrontation répétée aux graphèmes dont la

85 valeur sonore a été étudiée permet aux élèves de les fixer en mémoire, puis de les récupérer lorsqu’ils doivent réinvestir leurs connaissances. Une quantité suffisante de graphèmes connus peut aussi générer un mécanisme d’auto-apprentissage permettant d’apprendre seul d’autres graphèmes que ceux qui ont été explicitement enseignés. Nous pensons de surcroit qu’en plaçant les lecteurs débutants en situation de réussir la tâche qui leur est demandée, les enseignants renforcent leur motivation et leur sentiment de compétence. En faisant de la maitrise des correspondances graphophonémiques une condition de l’accès au sens du texte, ils favorisent leur clarté cognitive et leur capacité d’autorégulation. Nous faisons l’hypothèse que tous ces éléments concourent à donner aux élèves des clés de compréhension de l’acte de lire et à améliorer leurs premiers apprentissages.

En résumé, nous souhaitons savoir si l’autonomie de déchiffrage offerte aux élèves lors des leçons de lecture influence la qualité de leurs apprentissages, autrement dit si la part de correspondances graphophonémiques explicitement enseignées est un facteur de réussite scolaire. Nous souhaitons également savoir si cette influence s’exerce de manière différenciée selon le niveau initial des élèves. Nous calculerons donc la part déchiffrable des textes utilisés pour apprendre à lire lors de la dixième semaine de classe et nous évaluerons ses effets sur les acquisitions des élèves en décodage, en orthographe et en compréhension autonome de textes.

Nous organiserons donc la suite de notre propos en réponse à quatre questions :

- dans les leçons de lecture, la part de texte directement déchiffrable par les élèves influence-t-elle leurs performances en décodage, en orthographe et en compréhension autonome de texte ?

- cette influence s’exerce-t-elle différemment selon le niveau initial des élèves ?

- le contenu linguistique des textes utilisés comme supports d’enseignement de la lecture au cours préparatoire est-il conforme à celui des textes écrits en français standard ?

- les textes issus des manuels syllabiques sont-ils entièrement déchiffrables, et si oui, à quelles conditions ?