• Aucun résultat trouvé

Les chaînes opératoires lithiques demandent une organisation relativement à l’approvisionnement en matériaux, la production, l’utilisation, l’entretien et l’abandon des outils, ainsi qu’au transport de pièces lithiques durant les phases de nomadisme. Elles sont donc très révélatrices de choix, de comportements et de stratégies de gestion sur le plan économique. Cette techno-économie peut être pensée, conçue et adaptée différemment selon les sociétés et les multiples contextes dans lesquels elles évoluent.

L’approche techno-économique des ensembles lithiques peut être définie comme la quantification et l’interprétation comportementale de leurs composantes technologiques en fonction des phases successives de production et de transformation, et ceci pour chacun des matériaux - dans le meilleur des cas pour chacun des blocs - exploités. Les questionnements et les recherches mises en œuvre pour y répondre se rapportent tout autant à la continuité ou

au fractionnement temporel et spatial de la chaîne opératoire de production, au devenir des matrices exploitées et des artefacts produits […] et aux modalités de transformation anticipée […] ou de réduction des outillages […]. (Brenet 2011 :30)

Dans un premier temps, cet angle économique de la technologie s’attarde à élucider la nature de ces stratégies observables sur chaque établissement (échelle locale), mais aussi à l’échelle du territoire par la segmentation des processus dans le temps et l’espace. Transmises de génération en génération, les différentes stratégies économiques d’un groupe constituent un patrimoine culturel qui lui a permis de s’assurer d’un approvisionnement en outils, peu importe s’il a ou non un accès direct à une source de matière première. Cela constitue ainsi un mécanisme d’une grande importance pour l’adaptation des chasseurs-cueilleurs à leur environnement. Ces stratégies ne sont pas figées et immuables, mais sont sujettes au contraire à s’adapter en fonction des besoins et des contextes rencontrés au cours d’un cycle de nomadisme (Brenet 2011 :30; Geneste 2010 :429-435; Lhomme et Connet 2001 ; Porraz 2005 :19-20; Soressi 2002 :136-140).

Dans un second temps, la reconstitution des schèmes techno-économiques amène à explorer les raisons qui ont mené à leur adoption. Cette seconde partie du problème est certes plus complexe à répondre puisqu’elle ne se résume pas nécessairement en une relation simple où un facteur particulier entraînerait forcément une réponse particulière. À un même problème, il existe plusieurs solutions envisageables qui vont être puisées à travers un compromis entre les possibilités et les contraintes, lesquelles sont autant internes (connaissances, savoir-faire, traditions techniques, compétences, anticipation des besoins, etc.) qu’externes (disponibilité et qualité des matériaux, mobilité, économie de subsistance, besoins spécifiques, relations avec ses voisins, capacités de transport, disponibilité en temps, aléas historiques, etc.) à l’individu et à son groupe (Boëda 1991 :38; Geneste 2010 :431-432; Lemonnier 1986 :154-155; Perlès 1991b :9-10; Porraz 2005 :49).

L’aspect techno-économique recouvre un champ de lecture et d’analyse […] [qui] se propose d’analyser sous l’angle économique, et donc social, le comportement technique des hommes. Globalisante, cette dernière approche est en conséquence la plus soumise à l’influence des données archéologiques extérieures au domaine technologique (caractéristiques, accessibilité et formes de diffusion de la matière première, gestion ergonomique des produits, etc.). Une telle approche tient un rôle capital dans les processus

d’interprétation de la variabilité des systèmes de production lithique. (Boëda, et al. 1990 :43)

La variabilité déterminée par des facteurs économiques qui s’appliquent systématiquement à différents niveaux de la production peut être interprétée en termes de stratégies économiques. Ces dernières peuvent être considérées comme les possibilités d’organisation du débitage permettant l’adaptation des méthodes techniques aux contraintes économiques. La notion d’adaptation concerne ici l’équilibre entre des contraintes à l’entrée du système (disponibilité en ressources, mobilité résidentielle) et des contraintes à la sortie (besoins en catégories techniques et fonctionnelles de supports et de produits finis). (Geneste 2010 :431)

La techno-économie vise l’étude des dynamiques de formations des assemblages lithiques en s’attardant particulièrement à trois grands paramètres qui vont permettre de reconnaître le fonctionnement du site et la manière dont les occupants ont organisé leurs technologies lithiques (Brenet 2011 :30-43 et 52; Geneste 2010 :431-432; Lhomme et Connet 2001; Porraz 2005 :49) :

1. Le premier paramètre est le sous-système technique dans son ensemble, c'est-à-dire les types d’industries lithiques que l’on reconnaît par les différentes chaînes opératoires, méthodes et techniques de taille, ainsi que la variété des classes d’outils manufacturés. 2. Le second paramètre renvoie aux différents maillons des chaînes opératoires

représentés dans un assemblage lithique. L’identification des étapes présentes par rapport à celles absentes se fait d’abord par la reconnaissance des éléments diagnostics de chacune de ces étapes (éclat de décorticage, ébauchage, préformage, façonnage et finition de bifaces, esquilles de retouche d’outils, outils finis, nucléus, etc.) et de leur proportion respective dans les assemblages. Ces données permettent ensuite d’évaluer la segmentation du processus technologique dans le temps et dans l’espace, ce qui amène à envisager le rôle et la place du site dans les stratégies d’occupation et d’exploitation du territoire. A-t-on par exemple affaire à un site de consommation où l’aval des chaînes opératoires sera surtout représenté (finition des outils, utilisation, raffutage, abandon)? Inversement, a-t-on plutôt affaire à un site de production où c’est surtout l’amont du processus que l’on retrouve à travers les nucléus, les ratés de productions et les résidus de taille caractéristiques? Est-ce une production pour un besoin immédiat ou faite en prévision d’une utilisation future en un autre lieu? Les questions sont multiples selon la nature des chaînes opératoires rencontrées et le contexte dans lequel elles interviennent.

3. Enfin, le dernier paramètre important à considérer consiste aux matériaux lithiques, leur origine, leurs propriétés clastiques et l’état dans lequel ils sont introduits sur les sites. De par leur qualité, leur morphologie, leur volumétrie et leur accessibilité, les matériaux lithiques offrent des opportunités, mais aussi des contraintes qui vont influencer les choix technologiques et économiques. La reconnaissance de ces limites est importante pour déterminer les actions qui ont été de l’ordre du choix, de celles qui renvoient plutôt aux contraintes inhérentes aux matériaux. L’emploi d’une taille bipolaire sur enclume sur un petit galet arrondi est ici une contrainte technique et non un choix, puisque cette technique est la seule disponible pour entamer ce genre de support. Quant à l’état dans lequel la matière est introduite, elle prend un sens économique différent qu’elle soit importée sous forme de blocs bruts, de nucléus, d’éclats bruts, d’outils finis ou semi-finis.

La techno-économie au sens où l’entend l’approche technologique est un champ d’études très vaste où, contrairement aux approches anglo-saxonnes, la théorie occupe une place marginale (Scarre 1999 :155; Soressi et Geneste 2011 :336). Elle n’en est cependant pas dénuée non plus, mais elle ne tentera pas d’apporter des modèles explicatifs généraux, plutôt que des concepts opératoires pour l’analyse de collections et leur structuration en des grandes trajectoires organisationnelles. Deux grands concepts généraux peuvent être évoqués à ce propos : l’économie de débitage et l’économie des matières premières. C’est à Inizan (1976, 1980) que l’on doit le concept d’économie de débitage, lequel englobe les différents modes de production des supports pour la confection des outils. Ce concept sera précisé par Perlès (1980, 1991a) qui le schématise en deux grandes tendances, situées aux extrémités d’un continuum. La première tendance implique des modes de production favorisant la taille de supports indifférenciés et c’est donc surtout par la retouche qu’on les adaptera aux différentes classes d’outils. La seconde tendance favorise plutôt la production de supports dont les attributs morphométriques sont différenciés et donc plus adaptés aux différentes classes d’outils à produire. À l’économie de débitage, Perlès (1980, 1991a) introduit également le concept d’économie des matières premières qui est un mode de gestion basé sur l’emploi différentiel des matériaux lithiques pour la production des outils d’un groupe. L’utilisation de diverses roches ne signifie pas pour autant une économie des matières premières, il faut pour ce faire constater des trajectoires technologiques et une finalité différente selon les types de matériaux préconisés. L’économie du débitage et celle des matières premières ne sont en rien opposées

l’une à l’autre et peuvent très bien avoir été conjointement appliquées, mais constituent néanmoins deux moyens distincts pour résoudre un même problème (Bündgen 2002 :15; Collectif 1980 ; Inizan, et al. 1995 :16; Julien 1992 :175-176, 183-184; Perlès 1991a ; Soressi 2002 :266-267). Nous reviendrons plus en détail sur ces concepts au chapitre 5.

Le registre des modes de gestion des chaînes opératoires ouvre des avenues interprétatives quant aux facteurs ayant entraîné un groupe vers l’adoption d’une stratégie plutôt qu’une autre. Ces choix économiques doivent être mis en relation avec les composantes de l’organisation sociale et les facteurs environnementaux qui offrent un cadre de possibilités et de contraintes. Geneste (2010 :431) soutient que l’économie du débitage et celle des matières premières relèvent d’une série d’interactions entre trois types de contraintes : les ressources disponibles, les moyens techniques dont dispose le groupe (techniques et méthodes de taille) et, enfin, leurs besoins en outils. Perlès (1991a :42-44) propose que deux facteurs puissent être théoriquement prépondérants sur les autres dans le choix d’une stratégie techno-économique : la mobilité d’une part, de même que le risque d’échec et l’intensité d’utilisation d’autre part. Cependant, elle spécifie bien qu’il s’agit là de réflexions préliminaires prenant appui sur des modèles ethnographiques et non d’analyses basées sur des données empiriques; son article ne reposant pas sur des études de cas.

Le premier facteur mentionné par Perlès (1991a :42) renvoie à la mobilité du groupe. Ainsi, une forte mobilité résidentielle pourrait favoriser davantage le développement d’une production de supports indifférenciés et serait donc théoriquement défavorable à l’adoption d’une réelle économie du débitage. Si les grandes classes d’outils relèvent de différentes chaînes opératoires, le groupe nomade doit s’encombrer de tout l’attirail nécessaire à chaque production (différents types de nucléus, variété d’outils fabriqués à l’avance, variété de supports différenciés pour remplacer les outils, variété de percuteurs et autres outils de taille, etc.). En faisant référence notamment aux données ethnologiques de Kuhn (1989) et de Hayden (1979), elle explique que la manufacture et l’entretien de l’outillage des groupes à forte mobilité résidentielle tendent également à se faire à mesure qu’apparaissent les besoins (remplacer des outils cassés ou épuisés) et lors des temps libres. Dans ce contexte, il serait

également étonnant qu’une économie des matières premières se développe, puisque l’accès aux différentes sources est alors surtout intégré au sein de l’itinéraire du groupe.

Inversement, ce serait les groupes à faible mobilité résidentiels ou sédentaires qui auraient plus tendance à adopter des stratégies plus complexes d’économies du débitage et des matières premières. La réalisation d’expéditions pour s’approvisionner en différents matériaux et les déplacements moins fréquents enlevant de la pression sur le transport de l’équipement et le temps nécessaire pour produire l’outillage à l’avance favoriseraient davantage ces options (Perlès 1991a :42). Cette proposition semble contredire les dires de Parry et Kelly (1987) qui voient au contraire une diminution de l’investissement technique vers la fin de la préhistoire nord-américaine au moment où s’opère à plusieurs endroits une phase de sédentarisation. En revanche, ces derniers n’ont pas étudié la question sous l’angle économique tel que proposé par Perlès.

Le second facteur invoqué par Perlès (1991a :43-44) est le risque d’échec, concept précédemment abordé dans ce chapitre, et l’intensité de l’utilisation des outils. Elle reprend ici des propositions de modèles d’optimisation de l’outillage selon le principe formulé par Hayden (1979) que plus une activité est pratiquée fréquemment, intensément ou qu’elle présente un risque d’échec important, plus on choisira d’investir temps et effort pour cette dernière et les éléments matériels qui la composent. L’économie des matières premières serait la solution la plus coûteuse en temps et en énergie, car il faut se procurer différents matériaux plus ou moins éloignés dans l’espace. Quant à l’économie du débitage, plus on spécialise une chaîne opératoire vers une production spécifique, plus l’outil sera théoriquement adapté à sa fonction. Cette option serait notamment favorable dans les cas où les différents outils à produire sont très dissemblables les uns des autres et répondent mal à une chaîne opératoire générant des supports indifférenciés. Elle mentionne également qu’une chaîne opératoire produisant la majorité de l’outillage d’un groupe, en mettant à profit les supports de première intention et les sous-produits, a l’avantage de générer beaucoup d’outils en même temps. Cela est favorable afin d’économiser temps, efforts et matériaux lithiques, ce qui peut s’avérer propice dans les cas où l’on a besoin de produire rapidement une plus grande quantité d’outils, par exemple en prévision d’un évènement important comme une grande chasse. La

morphométrie des supports produits ne sera cependant pas aussi adaptée que si chaque classe d’outils résultait d’une trajectoire technologique spécifique. Dans ce cas, un travail de retouche, voire de façonnage, sera éventuellement nécessaire pour atteindre les formes désirées.

Les propositions ci-haut sont intéressantes, mais demeurent des réflexions théoriques reposant sur des modèles également théoriques. Il importe aussi de rappeler qu’il s’agit là de réflexions préliminaires et que Perlès (1991a :42) spécifie bien qu’une démarche analytique inductive est nécessaire pour appuyer solidement toutes interprétations. Son objectif était alors de proposer des avenues possibles à explorer et non de fournir des réponses applicables de façon universelle. Entre les grandes tendances qu’elle a évoquées, tout un éventail de possibilités peut exister. Dans sa thèse, Soressi (2002 :266-267) mentionne d’ailleurs que les facteurs de risque et d’intensité de l’utilisation ne concordent pas avec ses données, mais que le facteur de mobilité pourrait cependant expliquer les stratégies économiques qu’elle a identifiées. Qui plus est, même si ces précédents facteurs ont pu influencer la gestion des technologies lithiques durant la préhistoire, la réponse techno-économique a pu être très variable selon les groupes culturels et les contextes.

Dès lors s’ouvre un nouveau volet de la réflexion : dans quels contextes ou dans quelles conditions les groupes préhistoriques ont-ils opté pour l’une ou l’autre des différentes stratégies de gestion des outillages que nous avons mises en évidence ?

Le problème est loin d’être résolu. Il ne pourra l’être, à mon avis, que de façon inductive, à partir des données archéologiques elles-mêmes, en confrontant les situations dans lesquelles telle ou telle option a été mise en œuvre. (Perlès 1991a :42)

La contextualisation des schèmes techno-économiques est un élément crucial, car c’est justement par rapport au contexte d’occupation qu’ils prennent leur signification et qu’il devient possible d’évaluer empiriquement la variabilité des solutions adoptées. Les différents lieux, activités, schèmes d’établissement et contextes constituant un cycle de nomadisme ont occasionné des contraintes diverses sur les chaînes opératoires révélant ainsi des trajectoires porteuses de sens. Une halte temporaire, un camp de base logistique, un camp résidentiel de courte durée ou un camp satellite ne nécessiteront donc pas les mêmes besoins technologiques (Porraz 2005 :49).

Prenons l’exemple des sites magdaléniens d’Étiolles et de Pincevent (France). Le premier établissement a révélé des chaînes opératoires de débitage laminaire très complexes. Certaines unités d’occupation ont débité plus de 300 kg de pierre afin de constituer des réserves d’outils pour leur cycle de nomadisme. Quant au second établissement, les occupants ont réalisé des débitages plutôt opportunistes et ne répondant pas aux prouesses techniques des premiers. Cela ne signifie pas pour autant que les tailleurs d’Étiolles soient plus doués que ceux de Pincevent. Le contexte de chaque site et la motivation des groupes respectifs n’étaient simplement pas les mêmes, ce qui a entraîné une réponse techno-économique différente. À Étiolles, la qualité de la matière locale était propice à constituer des réserves d’outils, alors que sur le site Pincevent, situé dans une riche niche écologique, l’intérêt était tourné vers les activités cynégétiques, la taille n’étant qu’une activité secondaire (Karlin, et al. 1991 :111; Pigeot, et al. 1991).