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L’approche technologique est fondée sur le concept de chaîne opératoire élaboré initialement par les travaux ethnologiques de Leroi-Gourhan (1964, 1965). Cet outil descriptif et analytique consiste en une représentation ordonnée et hiérarchisée des étapes et gestes mis en œuvre dans le processus de fabrication d’un objet, depuis l’acquisition de la matière première jusqu’à l’abandon de l’objet lui-même et ce, dans un cadre méthodologique rigoureux. Bien que développé pour l’ethnologie, ce concept se prête très bien à l’étude des sociétés passées du fait que les vestiges mis au jour sont essentiellement constitués des restes d’activités techniques (Audouze 1999 :169; Inizan, et al. 1995 :14; Julien 1992 :174; Karlin 1991 :iii; Lemonnier 1991 :17; Pelegrin, et al. 1988 :55-59; Perlès 1991b :8; Schlanger 2004 ; Soressi et Geneste 2011 :337-338).

La chaîne opératoire devient ainsi une grille de lecture, un schéma simplifié permettant d’ordonner et d’analyser un processus complexe en organisant les « éléments connus les uns par rapport aux autres, mais aussi les éléments connus par rapport aux éléments inconnus » (Pelegrin, et al. 1988 :59). Chaque chaîne opératoire doit prendre en compte trois ordres d’éléments : les objets, les successions de gestes (séquences techniques) et les connaissances spécifiques (Lemonnier 1983 :12-14). À ces éléments élaborés pour l’ethnologie, les préhistoriens en ont ajouté un quatrième, celui de l’espace/temps (Bündgen 2002 :12-13; Karlin, et al. 1991 :105-114; Pelegrin, et al. 1988 :57-58).

L’objet est pour l’archéologue sujet à interprétation et le sens qu’il revêt n’est pas aussi évident que pour l’ethnologue qui a l’opportunité d'observer sa production et son utilisation. Chaque pièce lithique, outil et sous-produit de fabrication, présente des caractéristiques plus ou moins définies permettant de la positionner dans un maillon de la chaîne opératoire de laquelle elle émane. Un éclat de décorticage n’a pas les mêmes traits qu’un éclat de façonnage bifacial ou qu’un éclat de ravivage de plan de frappe de nucléus. De plus, les différentes matières premières retrouvées sur un site sont autant d’indices de projets de taille distincts ayant leur histoire propre, et ce, même si leur méthode de taille est semblable. L’objet n’est pas seulement en pierre taillée, puisque d’autres matériaux et outils entrent en contact avec l’industrie lithique. Durant la phase de fabrication, ce sont les outils du tailleur (percuteurs, retouchoirs, compresseurs, abraseurs, chasse-lames, enclumes et systèmes d’immobilisation des nucléus) qui peuvent être reconnus par les stigmates laissés sur les éclats et lames. Durant la phase d’utilisation, ce sont les matières travaillées par l’outillage (viande, os, peaux, bois, végétaux, etc.) qui nous sont en partie accessibles via l’étude des microtraces laissées sur les parties actives des outils, tandis que les parties préhensiles peuvent témoigner de traces laissées par un manche ayant depuis succombé à l’épreuve du temps (Inizan, et al. 1995 :15; Karlin, et al. 1991 :106; Pelegrin, et al. 1988 :57-58).

Les successions de gestes sont en fait les processus techniques eux-mêmes décomposables en séquences (acquisition de la matière première, décorticage d’un bloc, mise en forme du volume, débitage, abandon du nucléus, utilisation des outils, entretien des parties actives, réparation, etc.) et en opérations (abrasion des bords du biface, correction d’un accident de taille, préparation du plan de frappe, aménagement des convexités de la surface taillée, etc.). L’ordre, l’agencement et le nombre de ces gestes seront variables d’une chaîne opératoire à l’autre selon l’objectif du projet de taille, les moyens et les connaissances dont dispose l’artisan. Par ailleurs, cette suite de gestes n’est pas forcément linéaire et une chaîne opératoire peut avoir des trajectoires et finalités diverses. Par exemple, un gros éclat de mise en forme de nucléus peut lui-même devenir un nucléus pour débiter d’autres supports ou être façonné en outil bifacial dont les sous-produits seront ensuite transformés en outils (Inizan, et al. 1995 :15; Karlin, et al. 1991 :108-110; Pelegrin, et al. 1988 :58).

Les connaissances impliquées dans l’élaboration d’une chaîne opératoire lithique sont de multiples natures. La connaissance du milieu naturel est perceptible par le choix des matières premières utilisées et la manière dont les propriétés et contraintes des matériaux ont été intégrées par les tailleurs. Viennent ensuite les connaissances liées directement à la taille des roches dures. Ceci ouvre la voie au complexe registre des savoir-faire et des schémas mentaux préexistant à tout projet de taille. Celui-ci est d’abord formé par un « schéma conceptuel » qui est mis en application à travers un « schéma opératoire » lui-même conditionné par le savoir- faire de l’artisan (Boëda 1991 :39; Inizan, et al. 1995 :15; Julien 1992 :193-194; Karlin, et al. 1991 :112-114; Mahaney 2014 :174-175; Pelegrin 1991b ; 1995 :31-36; Pelegrin, et al. 1988 :58).

Enfin, la notion d’espace/temps est évidemment une variable indispensable à l’archéologie qui aborde les sociétés anciennes par l’étude de leurs aires d’activités, points fixes en un lieu et un temps donnés. La dimension spatio-temporelle touche d'abord les processus techniques qui peuvent être segmentés dans le temps et l’espace (ex. : dégrossissage des blocs à la carrière, débitage des supports au campement de base, utilisation des outils au camp de chasse, etc.). L’occupation du territoire est marquée par une multitude de lieux où se pratiquent des activités variées, à différents moments et selon diverses stratégies qui conditionnent les choix technologiques d’un groupe. Quant à l’évolution des technologies, elle est abordée par les analyses stratigraphiques et les comparaisons diachroniques d’assemblages lithiques (Geneste 2010 :425-429; Karlin, et al. 1991 :110-112; Pelegrin 1991b ; Pelegrin, et al. 1988 :58).

Afin de reconstituer une chaîne opératoire lithique, plusieurs méthodes analytiques ont été développées pour chaque niveau d’interprétation. On retrouve ainsi la caractérisation de la matière première, la typologie, l’analyse technologique, l’analyse fonctionnelle, l’analyse spatiale et l’analyse stratigraphique. Bien sûr ces méthodologies ne sont pas exclusives à l’approche technologique. En effet, la typologie et les études de matières premières ainsi que les analyses spatiale et stratigraphique sont très largement répandues. Les études fonctionnelles, via la tracéologie, le sont dans une moindre mesure et le bassin de spécialistes est encore principalement concentré en Europe (mais celui d’Amérique du Nord est néanmoins

en expansion). Quant à l’analyse technologique, dans le sens où on l’entend ici, elle demeure encore surtout l’affaire de chercheurs européens ou ayant acquis leur formation auprès d’eux.