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L’analyse technologique a comme but premier de reconstituer la portion de la chaîne opératoire vouée à la fabrication de l’outillage lithique20. À travers l’analyse des gestes, étapes, techniques et méthodes des artisans tailleurs, elle a pour objectif de restituer la part sociale21 imprégnée dans les diverses stratégies technologiques d’un groupe. Avant toutefois d’espérer atteindre cette dimension plus large, il importe au préalable de décrypter les assemblages lithiques pour en déterminer les modes de fabrication, ce qui passe d’abord par la reconnaissance des techniques et méthodes de taille.

Les techniques de tailles concernent les modalités d’action sur la matière selon le mode d’application de la force (percussion directe, pression, percussion indirecte, percussion bipolaire), la nature et la morphologie des outils du tailleur (percuteur de pierre, percuteur de bois de cervidé, chasse-lame, retouchoir en os, compresseur, béquille, enclume, etc.) et finalement le geste, la position du corps et le maintien du nucléus. Les méthodes de taille forment quant à elles une suite de gestes transcrits dans une démarche plus ou moins raisonnée d’enlèvements de taille permettant d’atteindre un objectif et pouvant utiliser une ou plusieurs techniques. Une méthode peut être très simple comme très complexe et nécessiter un registre de connaissances et un savoir-faire particulier (Chabot 2002 :29; Inizan, et al. 1995 :30; Pelegrin 1991a :58-61; 1995 :20-24; 2000 :74; 2002 :215).

Le technologue n’aborde pas la reconnaissance des techniques et méthodes de la même façon. Les techniques se reconnaissent par l’observation minutieuse des caractères morphotechnologiques (talon, angle de chasse, bulbe, ondulation, rides, morphologie des

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Cela inclus aussi les activités d’entretien, de réparation et de recyclage d’artefacts lithiques.

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On parle ici de « social » au sens large, ce qui inclut les aspects sociaux, économiques, culturels, politiques et symboliques qui ont pu interagir d’une manière ou d’une autre avec les technologies lithiques d’un groupe.

bords et nervures, dimensions, point d’impact, lèvre, etc.) visibles sur les supports (lame, éclat) et comparés à un référentiel de pièces expérimentales dont les paramètres de fabrication ont été contrôlés. Les expérimentations constituent donc un élément essentiel et préalable à la reconnaissance des techniques. Une telle méthode fondée sur l’examen des stigmates de taille est connue sous le vocable d’« approche diagnostique » (Pelegrin 1991a :60-61; 1995 :20-23; 2000 :74; 2002 :216-217; Perlès 1991b :8; Soressi et Geneste 2011 :338-339; Tixier 1982 :13- 15).

[…] la reconnaissance des techniques suppose une démarche analogico-déductive, similaire à celle du diagnostic médical. L’analogie peut d’ailleurs être étendue. Le diagnostic médical ne rapproche pas seulement statistiquement des tableaux de signes (symptômes organisés en syndromes) à un des facteurs pathogènes (la cause); il se construit surtout sur la compréhension de mécanismes physio-pathologiques. De même, pour le diagnostic des techniques, nous ferons appel à une compréhension technique de la fracturation, issue de nombreux tests expérimentaux systématiques, compréhension qui permet de relier mécaniquement certains caractères des stigmates aux paramètres techniques. (Pelegrin 2002 :215-216)

Cette méthode n’est cependant pas infaillible puisque certaines pièces vont montrer les stigmates propres à plus d’une technique. C’est pourquoi il importe de fonder un diagnostic sur une série de critères plutôt que sur un ou quelques éléments isolés (Tixier 1982 :21). Chabot (2002 :49) ajoute que « plus les caractéristiques observées sont nombreuses sur une même pièce et par la suite s’avèrent également présentes sur un ensemble de pièces d’une collection donnée, plus le diagnostic aura un haut indice de certitude ».

Les méthodes de taille s’abordent quant à elles via une approche inductive par une lecture technologique de l’ensemble des pièces d’un assemblage (supports, nucléus, outils). L’examen des caractéristiques morphotechnologiques d’un support permet de reconnaître des attributs qui peuvent être associés à une étape particulière d’une production. Par exemple, un éclat relativement mince et couvrant, au profil légèrement incurvé, associé avec un talon éversé et abrasé sont des caractéristiques typiques d’un éclat de façonnage bifacial. À cela, on peut ajouter une lecture des négatifs qui témoigne des enlèvements qui ont précédé le débitage de la pièce (schéma diacritique). Puis, à l’aide d’une sorte de remontage mental, il devient possible de positionner les objets au sein d’une séquence de la chaîne opératoire et ainsi progressivement reconstruire la méthode. L’examen des nucléus, des outils, des déchets de

tailles caractéristiques (éclat de décorticage, tablette de ravivage de plan de frappe, esquille de retouche, lame à crête, etc.) et des ratés de fabrication sont autant d’indices révélateurs des différentes étapes d’une méthode de taille. Précisons également que certains éléments sont plus diagnostics que d’autres et ce ne sont pas tous les artefacts lithiques qui présentent la même charge informationnelle. À l’opposé de l’approche diagnostique, les expérimentations ne sont d’aucun secours à ce stade et c’est seulement une fois qu’une méthode a été comprise et reconnue dans un assemblage lithique qu’il devient possible de la reproduire. Bien que non essentiels, les raccords et remontages de pièces entre elles peuvent s’avérer une voie très utile facilitant l’étude des méthodes de taille (Chabot 2002 :29; Geneste 2010 :426-427; Pelegrin 1991a :58-59; 1995 :23-24; 2000 :74; 2002 :216; Sellet 1993 :108-109; Soressi et Geneste 2011 :341).

Bien entendu, toutes les méthodes de taille ne se reconnaissent pas avec la même aisance. Certaines engendrent des produits très caractéristiques à chaque étape ce qui facilite leur analyse, alors que d’autres tendent davantage à générer des produits moins typés et plus difficiles à raccorder à une phase particulière du processus. Également, la reconnaissance d’une méthode de taille peut être complexifiée si toutes les étapes ne sont pas présentes dans l’assemblage étudié, ce qui est fréquemment le cas si la chaîne opératoire a été segmentée dans le temps et l’espace. En revanche, ce phénomène amène d’intéressantes perspectives pour étudier la gestion économique des productions lithiques (Brenet 2011 :28-30; Cattin 2002 :19- 20, 77). Nous y reviendrons.

Une fois passée l’étape de la reconnaissance des techniques et méthodes, la chaîne opératoire de fabrication est alors essentiellement reconstituée. On peut dès lors identifier différentes variables telles que : le processus de taille et les différentes phases présentes et absentes sur les lieux, l’état d’introduction de la matière première, la distinction des produits de premier choix, de second choix et des sous-produits, l’état d’abandon des pièces, le degré de souplesse de la production, la complexité des activités de taille et la compétence des artisans. L’analyse technologique ne se termine toutefois pas à ce stade de l’interprétation, au même titre qu’une étude des matières premières ne se limite pas à l’identification de la source d’un matériau. À

partir du moment où les moyens ont été précisés (le « comment »), il incombe ensuite d’en déterminer les raisons (le « pourquoi ») (Boëda 2013 :28-29; Pelegrin 1995 :26).

Ainsi, limiter l’étude technologique à une description de modalités, c'est-à-dire à un compte-rendu plus ou moins synthétique de la lecture technologique, serait s’arrêter à mi- chemin et, en quelque sorte, à une version déshumanisée de ce qui fût en jeu. (Pelegrin 1995 :27)

Il importe donc de préciser les intentions des artisans et par conséquent, celles de la société dont ils font partie, puisque c’est l’intention qui motive une production alors que les modalités (techniques et méthodes de taille) n’en sont que les moyens (parmi d’autres) pour y parvenir. Chaque étape de la chaîne opératoire exprime une intention sous-jacente qui constitue un choix adopté parmi une gamme de possibilités et de contraintes (aptitude à la taille d’un matériau, quantité de matière disponible, limite des connaissances et savoir-faire, disponibilité en temps, capacité de transport, besoins immédiats et anticipés, etc.). C’est donc l’examen des choix adoptés par rapport aux possibilités qui signaleront les intentions d’un tailleur. Par exemple, le fait de transporter des ébauches bifaciales plutôt que des bifaces finis constitue un choix dont l’archéologue doit décoder les intentions sous-jacentes. Une fois ces comportements technologiques observés (processus de fabrication et intentions), vient enfin la dernière étape, de loin la plus complexe, c’est-à-dire celle d’en interpréter la part sociale (Pelegrin 1995 :28-29; Pigeot, et al. 1991 :170).

Mais, pour intéressante qu'elle soit, la reconstitution des comportements n'est pas le but ultime du préhistorien. Il faut encore tenter de dégager de ces comportements ce qu'ils peuvent témoigner de l'organisation sociale des activités - qui fait quoi -, de l'organisation des groupes entre eux - selon les options qu'ils partagent ou qui les différencient - et des mécanismes évolutifs de ces organisations. Face à des questions si délicates, les archéologues européens ont tendu à perfectionner leur démarche inductive alors que la New Archaeology américaine développait une approche hypothético-déductive, les données devant « valider » une hypothèse ou un modèle posé a priori. (Pelegrin 1991b)

Cette volonté de dépasser le fait technique et la difficulté à y parvenir ne sont certes pas exclusives à l’approche technologique et constituent le défi principal pour tous les champs d’étude en préhistoire. Cela rejoint les propos formulés par Hawks qui dès 1954 propose une hiérarchie dans le degré de difficulté d’interprétation des différentes sphères des sociétés préhistoriques. Les phénomènes techniques sont à ses yeux les plus « faciles » à reconnaître,

vient ensuite la sphère économique, puis le domaine sociopolitique et en dernier lieu celui idéologique (Hawks 1954 :161-162).

Autres apports de l’analyse technologique

À l’Échelle du site archéologique, l’analyse technologique renseigne d’abord sur les activités de fabrication et d’entretien des industries lithiques s’étant déroulées sur les lieux. En rapprochant les données technologiques et contextuelles, il devient cependant possible de raffiner les interprétations concernant la nature de l’occupation et les activités menées par le groupe. Avec la multiplication de ce genre d’étude, on peut ensuite étendre les interprétations à l’échelle d’un territoire afin de voir comment s’organisaient dans l’espace et le temps les différentes catégories de sites et leurs chaînes opératoires respectives.

L’étude du fonctionnement d’un site archéologique peut également être approfondie en abordant les chaînes opératoires sous l’angle de leur distribution spatiale. La relation entre les diverses phases de production et les autres composantes du site (structures, habitations, artefacts) peuvent révéler notamment l’existence d’aires d’activités et mettre en relief la complexité organisationnelle de l’établissement. Les maillons de la chaîne sont-ils concentrés en un seul endroit, sont-ils réservés à un ou plusieurs secteurs particuliers, quels sont leurs liens avec les autres chaînes opératoires (travail de l’os, boucherie, préparation des aliments, etc.), etc.? Sans entrer dans les détails d’une analyse spatiale, nous souhaitons simplement démontrer qu’une étude de ce type prend un sens nouveau lorsqu’elle intègre les données technologiques. Ceci est d’autant plus vrai s’il a été possible d’effectuer des raccords et remontages permettant de montrer le « déplacement » des pièces et des individus. En plus de fournir de précieuses données sur l’organisation d’un établissement, ces derniers moyens permettent aussi une meilleure compréhension de la distribution verticale des vestiges et de la contemporanéité des aires d’occupations. Puisqu’il est souvent difficile de déterminer si un site a été l’objet d’une occupation prolongée ou de plusieurs de courtes durées, les raccords et remontages peuvent être efficaces pour relier des secteurs et des niveaux d’un même établissement. Il faut cependant être conscient que ces moyens ne sont pas systématiquement envisageables pour divers motifs liés à la conservation des vestiges et l’échantillonnage des

sites (Becker 1999 :chapitre 5; Bündgen 2002 :46; Cattin 2002 :16-19, chapitres 16 et 17; Julien 1992 :187-190; Karlin, et al. 1991 :110-112).

Sur le plan de l’individu, les études technologiques permettent d’évaluer la complexité et la technicité d’un processus ainsi que la compétence des artisans-tailleurs (Bamforth et Finlay 2008 ; Pelegrin 2004 :154-162; Pigeot, et al. 1991 ; Ploux 1983 ; 1992 ; Roche et Texier 1991 ; Roux 1991). En effet, la reconnaissance des techniques et méthodes rend compte du niveau de difficulté d’un processus technique. Quant à l’évaluation du degré d’investissement des différentes productions lithiques, elle permet d’interpréter les rôles respectifs (économique, social, symbolique) qu’ils ont pu avoir au sein du groupe qui les a produits (Roux 1991 :48).

L’examen des accidents de taille et des ratés de production indique quant à eux les écueils rencontrés par les tailleurs et les procédés mis en œuvre pour les corriger. Certains accidents, surtout s’ils sont fréquents, trahiront la présence de tailleurs inexpérimentés, souvent associés à des individus en bas âge et en situation d’apprentissage (Pelegrin 1995 :110; Ploux 1991 :205-206). La reconnaissance des habiletés et du savoir-faire permet de postuler sur la présence d’apprentis et sur la transmission des savoirs techniques (Pigeot, et al. 1991 :174- 176).