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Commençons d’abord par préciser qu’il n’existe pas dans le contexte de cette étude de moyens pour déterminer avec précision combien de pièces bifaciales ont été produites en fonction des éclats retrouvés. Premièrement, la quantité d’éclats détachés dépend d’une multitude de facteurs et des travaux expérimentaux de taille de bifaces à partir du chert Touladi auraient été nécessaires pour évaluer la proportion de résidus engendrés à chaque phase. Ensuite, le processus de fabrication a pu être segmenté dans l’espace et les assemblages ne peuvent révéler que les étapes s’étant déroulées in situ dans l’aire fouillée. Il faut également tenir compte des pièces qui, pour diverses raisons, ont été abandonnées en cours de taille (fragmentation, accidents de taille, défauts dans la matière première, etc.). Enfin, il faut ajouter à cela que de nombreux éclats de cette chaîne opératoire ont pu passer inaperçus faute d’attributs permettant de les reconnaître avec un haut indice de certitude. Il peut être possible d’estimer si la production bifaciale a été plutôt faible, moyenne ou forte, mais toute tentative de précision serait ici hasardeuse et hautement imprécise.

Tableau IV.VII : Les types de pièces bifaciales découverts sur les sites.

Étapes Types de pièce bifaciale CkEe-12 CkEe-22 CkEe-9 CkEe-2 CjEd-5 Total

Étapes préliminaires

Ébauche (phase 1) 6 13 74 23 5 121 (43,1 %) Préforme (phase 2) 0 4 40 9 0 53 (18,9 %) Étape

intermédiaire Biface (phase 3) 1 4 48 5 1 59 (21,0 %) Étapes finales Biface (phase 4) 0 2 19 8 3 32 (11,4 %) Pointe de projectile (phase 4) 0 2 13 1 0 16 (5,7 %)

Total 7 25 194 46 9 281 (100 %)

Le Tableau IV.VII et la Figure 32 indiquent la proportion des types de pièces bifaciales pour chaque site. Ces données sont révélatrices de la vocation des sites du Témiscouata où la production de l’outillage semble souvent prendre une place prépondérante par rapport aux autres activités techniques et domestiques. On constate en effet que le nombre de pièces bifaciales inachevées est beaucoup plus important que celles abandonnées après une phase d’utilisation.

Figure 32 : Les types de pièces bifaciales découverts sur chaque site.

Les étapes préliminaires, constituées par les ébauches (n=121) et les préformes (n=53), forment 61,9 % des spécimens mis au jour55. On remarque une tendance vers une décroissance des effectifs à mesure que l’on avance dans le processus bifacial, à l’exception des bifaces de phase 3 (n=59) qui sont légèrement plus nombreux que les préformes. Les spécimens ayant fait l’objet d’un travail de finition, soit les bifaces de phase 4 (n=32) et les pointes de projectiles (n=16), ne comptent que pour 17,1 % de l’outillage bifacial.

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Nous verrons également plus loin que plusieurs nucléus sont difficiles à différencier des ébauches préliminaires. Il est donc alors possible que certaines d’entre elles aient été erronément classées comme nucléus, ce qui ferait augmenter encore davantage la proportion des ébauches bifaciales.

Même si ce portrait global est largement influencé par le site CkEe-9, qui représente 69 % de l’assemblage, la tendance vers une dominance des ébauches et préformes est vraie pour tous les sites. Néanmoins, chaque établissement présente un profil qui lui est propre. Sur CjEd-5 et CkEe-2, on voit que les pièces de phase 4 sont plus nombreuses que celles de phase 3, alors qu’elles sont égales en nombre sur CkEe-22. CkEe-12 est le site avec l’assemblage le plus petit et le moins diversifié (six ébauches et un biface de phase 3). Est-ce un signe que le processus n’a pas été mené entièrement sur place? Cela pourrait-il plutôt signifier un niveau de compétence plus élevée ayant entraîné moins de rejets? Est-ce que les autres spécimens qui complèteraient ce portrait sont simplement encore enfouis dans les sols en périphérie des aires fouillés? Ces questions sont pertinentes, mais en amènent une autre primordiale : est-ce que les pièces bifaciales sont vraiment révélatrices des étapes de fabrication qui ont pris place sur les sites?

Les pièces bifaciales d’un établissement présentent un premier biais important et limitatif pour la reconnaissance des phases de production : tous les spécimens n’ont pas nécessairement été abandonnés in situ (Bamforth 2002 :88; Bamforth et Becker 2000 :273; Binford 1977 :33-34; Sellet 1999 :61-70). De prime abord, on peut présumer que ce phénomène devrait affecter davantage l’aval que l’amont de la chaîne opératoire. S’il est vrai que les pièces terminées in situ sont susceptibles de voyager avec le groupe, les pièces inachevées (ébauches et préformes) peuvent elles aussi être exportées. Rien n’obligeait les tailleurs à compléter leurs tâches au Témiscouata et ils pouvaient même trouver des avantages à différer la finition de leurs outils bifaciaux.

Un second biais important réside dans le fait que certaines phases sont plus susceptibles de causer des accidents et bris irréparables entraînant le rejet de l’artefact et donc une représentativité accrue dans les sols des ateliers de taille. Tous les projets de taille ne se soldent pas forcément par une réussite et ces échecs auront tendance à être plus marqués dans l’amont du processus. Si une pièce a été apportée à un stade assez avancé, elle a de meilleures chances d’être terminée (Callahan 1979 :90). Inversement, beaucoup d’ébauches peuvent être rapidement abandonnées suite à des cassures causées par des failles et impuretés qui

n’apparaissaient pas initialement au tailleur lorsqu’il avait sélectionné la matrice ou encore par une incapacité de la mettre en forme convenablement. L’implantation des plans d’équilibres bifaciaux et bilatéraux, surtout en partant d’une plaquette de chert angulaire, est une tâche complexe qui peut entraîner son lot d’erreurs difficiles ou impossibles à surmonter.

Ces deux biais nous montrent qu’il serait imprudent de ne se fier qu’aux outils bifaciaux rejetés pour déterminer les phases de production qui ont été réalisées sur chaque site. Elles apportent certainement un éclairage intéressant sur la question, mais ne suffisent pas pour dresser un portrait fidèle de la réalité. Pour ce faire, le recours aux éclats de taille, lesquels ont plus tendance à demeurer sur place, sont des indicateurs beaucoup plus fiables. Nous y reviendrons un peu plus loin.

État de conservation des pièces bifaciales

L’examen de l’état de conservation des pièces bifaciales nous indique qu’une grande majorité d’entre elles (90,4 %; n=254) a été abandonnée suite à une cassure (Tableau IV.VIII). Les spécimens entiers ne constituent donc qu’une part modeste (9,6 %; n=27) de tous ceux mis au jour. Cette faible proportion est également vraie pour chaque site, même si elle varie d’un établissement à un autre. Sur CkEe-12, c’est d’ailleurs tout l’assemblage qui est fragmentaire.

Tableau IV.VIII : État de conservation des pièces bifaciales.

États de conservation CkEe-12 CkEe-22 CkEe-9 CkEe-2 CjEd-5 Total

Entier 5 18 2 2 27 (9,6 %)

Incomplet (cassure mineure)56 4 27 2 33 (11,7 %) Fragmentaire (cassure majeure)57 7 16 118 42 5 188 (66,9 %) Fragmentaire, mais entièrement remonté 29 29 (10,3 %) Fragmentaire, mais partiellement remonté 2 2 4 (1,4 %)

Total 7 25 194 46 9 281 (100 %)

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On entend par le terme « incomplet » un outil bifacial ne présentant qu’une cassure mineure n’empêchant pas de distinguer sa morphologie générale et n’affectant pas ou très peu sa lecture technologique.

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On entend par le terme « fragmentaire » un outil bifacial présentant une ou plusieurs cassures ayant entamé la majeure partie de la pièce et empêchant par conséquent d’en distinguer sa morphologie générale. La lecture technologique d’une pièce fragmentaire est donc très restreinte en l’absence de remontages des différents segments cassés.

Parmi les pièces cassées, on en retrouve 33 (11,7 %) que nous avons pu remonter totalement ou partiellement. Elles proviennent essentiellement de CkEe-9, mais aussi de CjEd-5. Ces remontages de fragments permettent de reconstituer ces outils tels qu’ils étaient, mais il n’en demeure pas moins que ces spécimens ont été abandonnés dans un état fragmentaire. Il demeure tout de même possible que certains artefacts aient pu subir des bris en raison de phénomènes post-dépositionnels (gel/dégel, incendies de forêt, piétinement, etc.).

Enfin, il importe de préciser que les pièces entières sont constituées à 77,7 % (n=21) par des ébauches et des préformes. Il s’agirait donc essentiellement d’artefacts abandonnés en cours de fabrication et non d’outils rejetés à la fin de leur vie utile.

Matières premières des pièces bifaciales

Le Tableau IV.IX nous indique comment se distribuent les pièces bifaciales en fonction des différentes matières premières. Il est manifeste que le chert Touladi est prédominant, puisqu’il représente 94,3 % (n=265) des spécimens retrouvés. Les matériaux exogènes ne comptent que treize artefacts se déclinant en diverses variétés dont l’origine exacte est inconnue la moitié du temps. Trois autres pièces sont quant à elles faites sur des matières dont on ne peut déterminer si elles sont d’origine locale ou exogène. On compte à ce titre un exemplaire en quartz laiteux et deux autres trop altérés pour voir s’il s’agit de chert Touladi ou d’une variété de pierre importée. Parmi les pièces dont l’origine est identifiable, on rencontre deux spécimens provenant du bassin versant du fleuve Saint-Jean (cherts Tobique et Munsungun) et deux autres provenant de la source de Minas Basin en Nouvelle-Écosse (Figure 33).

Tableau IV.IX : Les pièces bifaciales en fonction de leur matière première.

Origine de la

matière Matières premières CkEe-12 CkEe-22 CkEe-9 CkEe-2 CjEd-5 Total

Matière locale Chert Touladi 7 19 188 45 6 265 (94,3 %)

Matières exogènes Chert Tobique 1 1 (0,4 %) Chert Munsungun 1 1 (0,4 %) Minas Basin 2 2 (0,7 %) Rhyolite 1 1 (0,4 %) Quartzite 1 1 (0,4 %) Quartzite de Ramah 2 2 (0,7 %) Matière exogène indéterminée 5 5 (1,8 %) Total - Matières exogènes 0 4 6 0 3 13 (4,6%) Matières d’origine

inconnue

Quartz laiteux 1 1 (0,4 %) Matière indéterminée 2 2 (0,7 %) Total - Matières d’origine inconnue 0 2 0 1 0 3 (1,1 %)

Total 7 25 194 46 9 281 (100 %)

Figure 33 : Trois pièces bifaciales en matériaux exogènes (A : chert Munsungun; B : Minas Bassin; D : chert Tobique) et une faite d’une matière dont l’origine est indéterminée et qui pourrait autant être locale qu’importée (C). La pointe de projectile (D) est de type Jack’s Reef corner notched (A : CkEe-22.301- 114, B : CkEe-22.315, C : CkEe-22.149, D : CkEe-22.314).