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L’EXEMPLE DES INTERACTIONS AVEC DES COLLÈGUES EXPERTS

Au-delà des stratégies déployées pour s’organiser collectivement entre agriculteurs aux orientations techniques hétérogènes, certaines tactiques visent à garantir une égalité de statuts dans la coopération, en particulier bilatérale�

Ainsi, des agriculteurs pionniers peuvent acquérir une position d’expert auprès de leurs pairs qui sollicitent parfois leurs références et expériences� Ceci explique parfois le maintien de l’implication de ces pionniers dans des groupes avec des pairs aux pratiques différentes�

Des producteurs développent des tactiques pour s’informer des expé-riences de leurs collègues experts à un faible coût symbolique� Dans la Cuma du Tarn, l’agriculteur expert en agriculture de conservation béné-ficie de beaucoup d’apports de main-d’œuvre de ses collègues lors de chantiers collectifs, comparativement à ses contributions chez eux� Ce déséquilibre actuel des échanges entre eux ne fait pas l’objet de récla-mation et reste dans l’ombre� De cette façon, l’accès aux expériences de l’agriculteur expert, via la participation aux chantiers collectifs sur son exploitation, est encastré au sein de la dynamique d’échange en travail, dont le déséquilibre relatif atténue l’effet symbolique induit par la reconnaissance ainsi conférée à son expertise�

ENTRE BIOS ET CONVENTIONNELS

Les agriculteurs conventionnels développent des tactiques pour inter-agir favorablement avec des producteurs biologiques�

Dans le Tarn, les adhérents se sont beaucoup basés sur l’expérience de l’agriculteur pionnier en agriculture de conservation� Celui-ci est récem-ment passé en AB et depuis coopère davantage avec une autre exploitation biologique devenue récemment membre de la Cuma, ce qui a été reçu avec circonspection par ses collègues conventionnels qui ont craint de ne plus pouvoir s’appuyer sur lui� Cependant, cette réserve s’est atténuée avec la progressive mise en évidence des intérêts complémentaires émergents� En effet, l’interdiction des herbicides à base de glyphosate énoncée par le gouvernement a transformé l’expérience de ces deux exploitations en AB en une source potentielle de références si cette prohibition se confirmait� Par ailleurs, le passage en AB de cet agriculteur a facilité les conditions de partage du semoir pour le semis direct, jusqu’alors très sollicité durant les périodes de semis� En effet, les deux exploitations biologiques sèment plus tardivement au printemps, ce qui décale leurs créneaux d’utilisation du semoir et a redonné de la flexibilité pour le partage de cet équipement stratégique� Cet exemple montre que les agriculteurs s’accommodent de

l’hétérogénéité quand ils découvrent les potentialités de complémentarités fonctionnelles que celle-ci peut offrir�

Malgré un regard majoritairement positif des agriculteurs convention-nels sur l’AB, leurs dialogues techniques avec les exploitations biologiques proches géographiquement restent peu fréquents, en dehors du cas du Tarn� La connaissance des pratiques de l’AB s’opère par d’autres inter-médiaires : presse professionnelle, fermes expérimentales en AB, groupes de développement� Ceci s’explique par le coût symbolique de ce type de dialogue, où les agriculteurs conventionnels risqueraient une asymétrie d’informations et de statut en échangeant avec un producteur biologique, à qui ils craignent de ne pas avoir d’expériences utiles à apporter, comme le montrent ces propos d’un agriculteur de Touraine :

Enquêteur : « Avez-vous eu des occasions de discussion avec des

agri-culteurs biologiques [au sujet de la conduite prairiale] ? » Agriculteur :

« Non, mais c’est malheureux quand même parce que c’est une technique qu’eux maîtrisent depuis longtemps, parce qu’eux, je leur dirais ça [ce que je fais], [Ils me répondraient] : “Tu ne m’apprends rien”… »

Quelques arrangements bilatéraux avec des producteurs biologiques sont organisés à l’initiative d’agriculteurs conventionnels� C’est par exemple le cas d’un éleveur de l’Aube qui a proposé de faire pâturer ses ovins chez un céréalier proche, récemment converti en AB et souhaitant intégrer des prairies dans sa rotation� L’éleveur l’a ainsi conseillé sur les espèces à choisir pour son mélange prairial� À travers cet arrangement, il est certes en position de sollicitation, mais aussi de don en fournissant des conseils, ce qui configure une situation symétrique entre lui et son collègue�

CONCLUSION

Les agriculteurs enquêtés manifestent une préférence pour coopérer entre pairs aux systèmes similaires� Cela facilite la coordination et les conditions de partage des ressources mutualisées, ainsi que la récipro-cité des échanges de services et de matières entre exploitations� Ce type de coopération permet aussi d’entretenir des dialogues fructueux pour discerner l’« action qui convient » entre pairs partageant le même fonds commun de normes professionnelles et en situation d’interdépendance mutuelle, notamment pour gérer les enjeux symboliques de réputation sous-jacents� Mais, en dépit de cette préférence exprimée, les agriculteurs en Cuma trouvent des avantages, notamment sur les complémentarités fonctionnelles et les sources de connaissances, à partager des ressources avec des collègues différents, ce qui nécessite cependant des moyens de coordination spécifiques pour réussir�

L’orientation vers l’amélioration agroécologique des systèmes productifs introduit de nouvelles sources d’hétérogénéité au sein des

Cuma, d’où des recompositions progressives des processus de coopé-ration� Celles-ci s’opèrent parfois au prix de tensions, voire de scissions au sein des groupes, quand les nouveaux besoins (investissement de long terme, mise en commun de matières…) ne conviennent pas à tout le monde� De même, l’orientation agroécologique reconfigure les posi-tions sociales entre agriculteurs, générant de nouvelles tactiques pour arriver à coopérer entre pairs de façon réciproque : par exemple, le coût symbolique de la demande de conseils à un pair plus avancé dans les pratiques agroécologiques peut être atténué en encastrant cette sollicita-tion au sein d’une dynamique réciproque intégrant d’autres prestasollicita-tions, comme les échanges de travail� Le silence tacite se révèle aussi un moyen de gérer les divergences et de préserver les conditions de la coopération technique�

Ces résultats apportent des éclairages complémentaires aux travaux concernant les conditions d’innovation agroécologique localisée pouvant advenir entre agriculteurs hétérogènes, notamment en précisant les effets symboliques en jeu dans les interactions entre pairs (Le Guen et Ruault, 1994 ; Sigwalt et al., 2012)� Ils invitent notamment à nuancer les observations considérant l’hétérogénéité comme un frein inéluctable à la coopération entre agriculteurs, tout en révélant le besoin de plus de travaux pour compléter cette compréhension des mécanismes sociaux par lesquels les agriculteurs gèrent l’hétérogénéité et l’interdépendance mutuelle� Nos études de cas, basées sur des expériences de coopération réussies, laissent notamment dans l’ombre les situations d’échecs, tout en montrant l’importance du rôle joué par des agriculteurs « mobilisateurs », lesquels révèlent des disponibilités de temps et des compétences straté-giques pour coordonner les processus collectifs, ainsi que des positions sociales favorables� Des comparaisons territoriales deviennent néces-saires afin de mieux identifier les déterminants sociaux et territoriaux de ces dynamiques collectives�

De tels fronts de recherche permettraient également de nourrir les débats sociologiques entre ceux qui considèrent que les conduites indi-viduelles et collectives sont dorénavant « déterritorialisées » grâce aux moyens modernes de mobilité et de communication (Giddens, 1994), et ceux considérant que ces derniers génèrent plutôt une superposition des réseaux et des territoires (Castells, 1999)� Les expériences d’agri culteurs en Cuma montrent leur capacité à construire de nouvelles identités avec des pairs avec qui ils partagent des valeurs communes, parfois à distance, tout en coopérant également avec des pairs différents à proxi-mité� Par ailleurs, la mobilisation des processus écologiques, ancrés dans les territoires, est aussi susceptible de générer de nouvelles affi-nités entre agriculteurs a priori différents, via la reproduction continue des cycles de réciprocité qui les relient et sont aussi producteurs de nouvelles valeurs sociales�

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