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LES STRATÉGIES PLACE-BASED : UNE LECTURE DE LA SPÉCIALISATION OUVERTE

Ces évolutions des modèles agricoles prennent corps dans un contexte de mutation des politiques régionales de développement en proposant une alternative fondée sur la reconnaissance de l’importance des particu-larismes régionaux et territoriaux, et la recherche d’une performance plus élevée en matière d’innovation et de développement durable� Fondée sur le principe dit « de spécialisation intelligente », cette stratégie questionne cependant la pertinence de sa mise en application quand elle aborde les activités agricoles et les espaces ruraux�

LES POLITIQUES EUROPÉENNES DE DÉVELOPPEMENT TERRITORIAL À L’HORIZON 2020 :

LE CHOIX D’UNE LOGIQUE PLACE-BASED

Le constat de défaillance des politiques fondées sur une logique sectorielle a notamment mis l’accent sur la détérioration de la compéti-tivité des régions européennes face à leurs concurrentes américaines et asiatiques, notamment due à un déficit d’innovation� Le Rapport Barca (2009) attribue ces faiblesses à trois principales raisons :

– l’excessive uniformité des politiques régionales et les orientations sectorielles en faveur des hautes technologies au niveau européen, alors même que toutes les régions n’ont pas les mêmes atouts dans la compétition internationale ;

– une spécialisation insuffisante des régions, qui par conséquent auraient eu tendance à l’éparpillement de leurs ressources entre une trop grande diversité de secteurs et de technologies ;

– l’absence d’intérêt dans les politiques publiques quant à la manière dont les dimensions spatiales sont intégrées dans les stratégies de localisation et de coordination des entreprises�

C’est dans ce cadre que s’est appliquée la nouvelle stratégie de crois-sance de l’Union européenne pour 2020, désormais prolongée pour cinq ans, et qui repose sur l’ambition de devenir une économie « intelligente, durable et inclusive » (Commission européenne, 2010)� Cet objectif est fondé sur l’identification, dans un contexte de concurrence mondiale, des avantages comparatifs des régions et de leur intégration cohérente dans les chaînes de valeur globales, mais aussi les processus d’innovation au sein des secteurs préexistants, permettant ainsi de définir un modèle de développement régional particulier�

Les politiques de spécialisation et de croissance intelligentes ambi-tionnent ainsi d’offrir la possibilité d’un développement différencié des territoires en fonction de leurs ressources, de leurs capacités technolo-giques et de leurs modes d’organisation� Elles décrivent un basculement d’une approche identique pour toutes les régions à une reconnais-sance des lieux et des politiques de développement fondées sur les connaissances locales (Foray, 2015)�

La stratégie de spécialisation intelligente ainsi mise en place se distingue singulièrement des précédentes, au sens où elle tient davantage compte des réseaux de connaissance et des dimensions spatiales, et ques-tionne aussi les modes de gouvernance et les dispositifs instituques-tionnels (McCann et Ortega-Argilés, 2015)� La logique place-based (Rodríguez-Pose et Wilkie, 2017) constitue alors un basculement en faveur d’une primauté donnée au territoire comme creuset des modèles de déve-loppement et d’innovation là où prévalaient auparavant des logiques de déploiement spatial de formes sectorielles� Initiées en Europe, ces stratégies voient désormais leur logique se diffuser à travers la planète, notamment en Amérique latine (Barroeta et al., 2017)�

LES PRINCIPES DES STRATÉGIES DE SPÉCIALISATION INTELLIGENTE EN RÉGION

Les stratégies de spécialisation intelligente sont fondées sur la combi-naison de plusieurs principes structurants�

En premier lieu, il s’agit de rechercher les secteurs d’activités dans lesquels la région dispose d’un avantage concurrentiel à l’échelle

européenne, voire mondiale, en évitant le mimétisme par rapport à ce qui se fait ailleurs� En d’autres termes, l’ambition est de trouver le domaine d’activité, la structure organisationnelle et l’étendue des fonc-tions au sein des chaînes de valeur et des technologies à implanter sur le territoire, pour assurer une compétitivité pérenne de la région et des entreprises�

Pour y parvenir, des choix ciblés s’imposent dans des domaines offrant une masse critique suffisante, ce qui suppose d’établir des prio-rités dans un nombre relativement limité de secteurs et de technologies� Est-ce à dire pour autant qu’il faille opter pour une spécialisation stricte de chaque région ? À ce niveau réside l’originalité de l’approche par la spécialisation intelligente, qui souligne l’importance de la variété reliée, articulant logique de spécialisation et diversité cohérente des techno-logies et des secteurs afin de tirer profit des processus de production et de diffusion des externalités de connaissances, et ainsi stimuler les dyna-miques d’innovation au sein et à l’articulation des différentes chaînes de valeur sectorielles�

Les travaux en économie géographique ont mis en évidence qu’une des conditions de réussite de ce modèle tient à son degré d’intégration régionale, à savoir aux fortes connexions régionales ou locales avec certaines industries, en matière de liens d’entrée-sortie des flux (maté-riels, informationnels et monétaires) et de main-d’œuvre, le long des chaînes de valeur� Au-delà se pose également la question des liens entre les entreprises régionales et l’extérieur� La connectivité joue ainsi un rôle important dans sa capacité à favoriser les externalités de réseau, à la fois via les clusters structurés dans une proximité spatiale et à travers les réseaux de plus longue distance� Enfin, le modèle de spécialisation intelligente accorde une place centrale à la découverte entrepreneuriale comme vecteur d’innovation, replacée dans un contexte d’interac-tions dynamiques entre entreprises, laboratoires de recherche, acteurs publics et consommateurs-citoyens, tels que les décrivent les modèles de la quadruple, voire « quintuple hélice » (Carayannis et al., 2012) (figure 3�1)�

Concrètement, l’Union européenne a ainsi invité chaque région à établir des programmes sur la base d’une stratégie explicitement élaborée (McCann, 2015), et à choisir quelques domaines prioritaires, activités ou technologies clés, en fonction de trois critères : l’insertion de l’activité dans une chaîne de valeur au niveau régional ; une spécialisation dans des domaines d’activités spécifiques dotés d’un avantage compétitif ; et une diversification cohérente par le biais de variétés reliées (domaines d’activité interconnectés et complémentaires)�

Si l’objectif prioritaire de la stratégie de spécialisation intelligente tient sans ambiguïté dans l’amélioration de la compétitivité à long terme des régions et des entreprises européennes, les programmes régionaux

Figur e 3.1. Le modèle de la « quintuple hélice » et ses fonctions. sour ce : c arayannis et al. , 2012 ; figur e sous licence cc .

ont été ajustés au fil du temps pour intégrer davantage les enjeux de transition vers des modèles industriels plus durables� Ainsi, l’innovation dans ce cadre est perçue à la fois comme vecteur de compétitivité et de durabilité�

LES EXIGENCES POUR UNE CROISSANCE RURALE INTELLIGENTE

La question de la validité des politiques de croissance intelligente dans les espaces ruraux fait sens, car, contrairement à d’autres poli-tiques économiques européennes, ces approches prennent explicitement en compte les différences entre territoires, et prétendent s’adapter aux caractéristiques particulières des différents types de régions en Europe� Mais, dans le même temps, elles reposent sur des principes structu-rants (cf� « Les principes des stratégies de spécialisation intelligente en région ») qui pourraient fort bien s’appliquer très imparfaitement aux régions rurales� En effet, ces dernières sont souvent réputées pour souffrir d’un certain nombre de limites, qui correspondent justement à la faiblesse du tissu entrepreneurial� Il en résulte l’absence d’une masse critique qui réduit les possibilités de connectivité, mais égale-ment la mise en place de mécanismes d’intégration et de variété reliée sur une échelle importante� En d’autres termes, le maillage moins dense des interactions entre les différentes composantes des chaînes de valeur et les différents secteurs condamne souvent ces territoires à un développement au rythme moins soutenu ou lacunaire�

Les recherches menées notamment dans le cadre du projet européen

TASTE2 relativisent en partie la portée de la pertinence de ces nouvelles

orientations de politique régionale et d’innovation� Les stratégies de croissance intelligente semblent adaptées aux régions bien dévelop-pées ou intermédiaires, tant urbaines que rurales, si leur population est suffisamment nombreuse� Mais elles n’offrent que des possibilités très limitées pour les régions périphériques, en raison de leurs difficultés à jouer des effets d’échelle, ce qui pose les problèmes suivants :

– la faible densité, limitant le nombre de relations fortes ;

– le manque de diversification, limitant les potentialités d’application des relations technologiques et productives ;

– le déficit d’organisations de type innovation brokers qui œuvrent en tant qu’intermédiaires facilitateurs au sein des réseaux d’innovation�

Toutefois, il est nécessaire de tenir compte de la grande diversité des zones rurales, qui induit un rapport très différent aux principes et politiques de croissance intelligente� Pour simplifier le propos, on peut affirmer que : – les zones rurales proches des villes sont de bonnes candidates aux politiques de croissance intelligente au sens de l’Union européenne :

ce groupe comprend les zones plus ou moins intégrées aux villes et les régions intermédiaires combinant zones urbaines et rurales ;

– les régions rurales plus périphériques sont moins adaptées, précisé-ment en raison du manque de dimensions reconnues comme favorables pour les politiques de croissance intelligente ;

– cependant, certaines d’entre elles pourraient potentiellement s’engager dans la spécialisation intelligente en exploitant les aménités locales et d’autres ressources (comme le tourisme, les ressources naturelles ou l’économie des services pour les personnes âgées) (Torre et al., 2020)�

En outre, deux dimensions supplémentaires doivent être prises en compte en ce qui concerne les principes de spécialisation intelligente dans les zones rurales ou périurbaines : les usages fonciers et les activités agricoles�

Les usages fonciers et leurs évolutions jouent un rôle crucial dans les capacités et les politiques de développement des régions rurales européennes, car ils déterminent la mise en place de nouvelles acti-vités ou le remplacement d’actiacti-vités existantes par de nouvelles� Ainsi, l’utilisation des terres par des activités concurrentes peut entraîner un renchérissement de la valeur foncière, voire être à l’origine de relations conflictuelles néfastes aux dynamiques de développement territorial� Les processus d’artificialisation des sols démontrent quotidiennement que cette concurrence s’opère notamment entre activités agricoles et autres usages fonciers potentiels� Mais elle est aussi visible entre diffé-rents types de productions et modèles productifs agricoles, dans un contexte marqué par une raréfaction des terres cultivables, en Europe comme à l’échelle mondiale (Le Mouël et al., 2018)� A contrario, une spécialisation excessive sur un seul type d’usage des sols peut entraîner une forte vulnérabilité en cas de crise économique ou de choc clima-tique, par exemple�

Ainsi, les principes élémentaires de croissance intelligente en matière d’usage des sols doivent être fondés sur deux principes offrant une corres-pondance avec ceux établis au niveau industriel (Darly et al., 2020) : – éviter une utilisation régionale monolithique des terres, avec une variété insuffisante susceptible de provoquer une vulnérabilité en cas de changements importants (changement climatique, crise économique, changements de politique, etc�) ;

– éviter une fragmentation majeure des utilisations des terres rivales, qui peut conduire à une concurrence sauvage, voire à des conflits, et donc apparaître comme un obstacle aux processus de croissance intel-ligente�

De surcroît, la prise en compte des enjeux environnementaux renforce ces constats, à travers la considération des services écosystémiques, de qualité des sols et de préservation de la biodiversité� Pour effectuer un parallèle conceptuel avec les principes de la spécialisation intelligente,

on peut considérer que se posent des questions relatives aux modalités d’intégration des différents usages fonciers, à la nécessaire masse critique que peut représenter chacun de ses usages au regard des orientations de développement territorial décidées et des enjeux de durabilité, et enfin aux connexions entre les différents types d’espaces — notamment dans la relation urbain-rural — qui sont sous-tendues par les évolutions des formes d’utilisation des sols et les flux qui en découlent�

La seconde dimension est liée à l’opportunité de lancer un processus d’agriculture intelligente, étant donné le rôle majeur joué par les activités agricoles dans l’occupation des sols dans les zones rurales et leur rôle crucial en matière d’approvisionnement alimentaire de la population européenne� Les limites du modèle agricole conventionnel ont désormais été clairement identifiées, appelant la recherche de solutions alternatives et une résilience des systèmes productifs� Les perspectives permises par les nouvelles technologies et le numérique offrent certes des pistes intéressantes d’adaptation, mais ne peuvent constituer la réponse unique face aux enjeux de transition agroécologique�

L’agriculture intelligente s’avère polymorphe, quelle que soit l’échelle considérée� Envisagée à l’échelle des régions et appréhendée sur la base d’indicateurs synthétiques et thématiques, elle laisse apparaître des perfor-mances diversifiées entre régions, et pouvant selon les cas prendre plutôt appui sur les dimensions économiques, environnementales ou sociales (Corsi et al., 2020)� À l’échelle des territoires infrarégionaux, c’est le foisonnement des initiatives et leur diversité qui constituent le trait marquant des dynamiques engagées (Duvernoy et Soulard, 2020)� Ces démarches peuvent être considérées comme autant de niches d’innova-tion aux potentiels de développement disparates, qui se combinent plus ou moins harmonieusement sur les territoires, souvent dans le cadre d’un projet agricole et alimentaire soutenu par les autorités locales, pour inflé-chir le système vers plus de durabilité� Si elles apparaissent à la fois en zone rurale peu dense et à proximité des agglomérations, cette dernière configuration semble, en dépit de la pression sur le foncier agricole, pouvoir bénéficier du bassin de consommation et des infra structures néces-saires à leur développement pérenne� L’agriculture plus éloignée des villes pouvant davantage jouer sur des logiques de qualité des produits et une diversification vers la valorisation d’aménités (via le tourisme notamment)�

Plus largement, c’est l’ensemble des systèmes agroalimentaires qui appa-raît comme une composante stratégique essentielle dans de nombreuses

régions européennes, puisque la base de données Eye@RIS33 l’identifie

parmi les priorités dans trois régions sur quatre ; les domaines concernés

3� Eye@RIS3 est une base de données en ligne, conçue par l’Union européenne, comme un outil pour aider à l’élaboration de stratégies régionales d’investissement en faveur de ressources visant à stimuler une croissance tirée par la connaissance�

portant principalement sur les nouvelles techno logies agro alimentaires (23 %), l’agroalimentaire et le tourisme (20 %), et l’alimentation à forte valeur ajoutée (13 %) (Ciampi Stančová et Cavicchi, 2019)�

Cependant, la stratégie de spécialisation intelligente demeure essen-tiellement une politique industrielle et d’innovation à l’échelle régionale� Et l’examen précis et systématique de la mise en cohérence entre orien-tations régionales, leur déploiement territorial et leurs initiatives locales, reste à établir�

De ce point de vue, les initiatives porteuses d’innovation alimentaire peuvent donc être considérées comme un moteur de la croissance régio-nale intelligente� Prenant une grande diversité de formes, elles sont une expression de la découverte entrepreneuriale au sens large, donc les caractéristiques varient en termes de nombre et de formes d’interactions entre acteurs impliqués, de couverture géographique ou encore du stade de maturité des innovations�

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