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Les recompositions actuelles de la coopération locale s’incarnent à travers une diversité de formes héritées des transformations des sociétés paysannes françaises� Les manières dont ces formes de coopération prennent en compte l’hétérogénéité des agriculteurs, accentuée par la transition agroécologique, sont déterminées par des enjeux sociaux et techniques, mais aussi cognitifs et symboliques�

DE L’ANCIENNE ENTRAIDE VILLAGEOISE AUX CUMA ACTUELLES

En France, la sortie des sociétés paysannes a recomposé les modes de coopération agricole� Christian Nicourt (2013) a analysé la substitution de l’entraide villageoise traditionnelle informelle par des coopérations formalisées de la part des agriculteurs modernistes� Les Cuma ont ainsi été développées, de même que les banques de travail : celles-ci permettent de comptabiliser les échanges de matériels et de travail entre pairs� Ces processus de formalisation ont accentué la diminution de la taille des collectifs, déjà induite par la mécanisation agricole rédui-sant les besoins de main-d’œuvre� Cela a favorisé l’homogénéisation

2� À la notion de diversité, nous préférons ici celle d’hétérogénéité au sens d’une diversité organisée� L’hétérogénéité est celle des agriculteurs (par leurs ressources, pratiques, résultats, statuts, valeurs, engagements syndicaux et projets) dans l’action collective organisée et en réseau� Au-delà de la différence entre agriculteurs, l’hétérogénéité invite à questionner la genèse, les trajectoires et le fonctionnement des collectifs (Jollivet et Lepart, 1992)� 3� L’agriculture de conservation est basée sur le non-labour, les cultures intermédiaires hiver-nales et la diversification culturale afin de restaurer les sols�

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COEXISTER EN CUMA : LA COOPÉRATION ENTRE AGRICULTEURS HÉTÉROGÈNES

technique et socio-économique de ces collectifs pour faciliter l’équilibre dans les échanges, d’où des appariements plus choisis� L’entraide tradi-tionnelle a progressivement laissé la place à des collectifs plus restreints, voire plus élitistes (Nicourt, 2013)�

Cependant, d’autres études plus nuancées confirment certes une tendance privilégiée à créer des Cuma à partir de petits noyaux de membres aux caractéristiques similaires pour limiter les coûts de coordination, mais qui évoluent ensuite� Ces coopératives trouvent ainsi des avantages et peuvent être renforcées par l’élargissement à d’autres exploitations, aux configurations ou systèmes différents, par exemple pour mieux réussir à rentabiliser des investissements collectifs (Cornée et al., 2018)�

Près de 12 000 Cuma locales et auto-organisées regroupent chacune en moyenne près de 25 exploitations� Présentes dans toutes les régions, elles représentent la diversité des formes sociales et techniques d’agriculture� Les Cuma visaient initialement à favoriser la modernisation des petites et moyennes exploitations� La Cuma est aujourd’hui mobilisée pour plusieurs objectifs, par exemple pour transformer et commercialiser en circuits courts ou pour diversifier les productions (Lucas, 2018)� Différentes observations montrent une prédominance de la recherche d’amélioration de la productivité du travail dans les exploitations, via l’accès à des équipements de grande capacité (Harff et Lamarche, 1998 ; Jeanneaux et al., 2018)� Cela peut défavoriser, voire marginaliser, les exploitations membres de petite taille ne pouvant investir dans des tracteurs capables d’atteler ce type d’équipements (Mundler et al., 2010)�

Mais cette hétérogénéité peut aussi être induite par la diversité des pratiques développées d’une exploitation à l’autre à partir d’un équipement en commun�

PERSISTANCE ACTUELLE DE LA COOPÉRATION LOCALE : ENJEUX COGNITIFS ET SYMBOLIQUES

Alors que des alternatives aux Cuma se sont développées, comme les entreprises de travaux agricoles (ETA), ces coopératives perdurent : plusieurs études ont montré le maintien du recours à l’entraide et aux Cuma, malgré la présence locale d’ETA (voir par exemple Mundler et Laurent, 2003)� Par ailleurs, dans certains processus d’entraide étudiés, des agriculteurs rendent plus de travail qu’ils n’en reçoivent de leurs pairs (Dedieu, 1993)� Ces différentes analyses concluent que la parti-cipation à l’entraide ou à la Cuma peut dépasser l’objectif technique de meilleure gestion du travail et des équipements, pour inclure des enjeux de sociabilité et de discussion entre pairs� Ainsi, les formes de coopération locale configurent des situations de coactivité, que les agriculteurs mettent à profit pour bénéficier de discussions techniques

avec leurs pairs, ce qui contribue à stimuler leur réflexivité sur leurs manières de travailler et à améliorer leurs pratiques (Darré, 1996)�

Ces discussions comportent aussi une dimension symbolique : les demandes de conseil entre agriculteurs sont contraintes par les effets de concurrence de statuts symboliques entre eux� En effet, s’enquérir auprès d’un pair de sa façon de travailler peut signifier à la fois lui accorder une crédibilité et de la considération, et aussi rendre publique une difficulté à savoir quoi faire (Chiffoleau, 2004)� De façon similaire, Nicolas Deffontaines (2014) souligne qu’à travers l’entraide, les agriculteurs soumettent en quelque sorte leur manière de travailler au regard des autres : ceci peut être disqualifiant pour certains, notamment ceux dont les manières de travailler s’écartent des normes communes�

IMPACT DE LA RÉCENTE ÉMERGENCE DES AGRICULTURES ÉCOLOGIQUES SUR LES RÉSEAUX LOCAUX

Différentes formes écologiques d’agriculture ont émergé ces dernières décennies, contribuant à l’hétérogénéité des modes de production� Plusieurs auteurs ont notamment analysé les impacts de l’essor de l’agriculture biologique (AB) sur les réseaux professionnels locaux� Ce développement s’est d’abord opéré à la faveur de groupes d’échanges entre pairs spécialisés, mais distants, en raison de l’isole-ment au niveau local des premiers agriculteurs biologiques (Le Guen et Ruault, 1994)�

Les pratiques de l’AB diffèrent selon les territoires et les produc-teurs, notamment en raison des enjeux symboliques dans les réseaux professionnels locaux� Nicourt et al. (2009) montrent des effets diffé-rents sur les interactions sociales des producteurs d’élevages ovins biologiques selon leur stratégie de conduite sanitaire, dans un cas la sélection d’animaux rustiques pour limiter les interventions prophylac-tiques, dans l’autre le maintien d’une logique curative, mais à base de remèdes naturels� La stratégie curative implique des compétences de suivi et d’observation du troupeau pour mieux anticiper les problèmes et agir rapidement� Ce faisant, ces éleveurs maintiennent des possibilités de dialogue avec leurs pairs conventionnels, voire même acquièrent une position d’« expert » consulté par ces derniers en matière de conduite sanitaire� Tandis que les éleveurs qui ont misé sur la sélection rustique tendent à se singulariser dans leur réseau local, ce qui peut accentuer leur isolement�

De façon similaire, des auteurs soulignent la position « détachée » d’agriculteurs pionniers de formes écologiques d’agriculture et cultivant leur singularité, au point de limiter les opportunités de partage de leurs expériences auprès de pairs locaux� Ces pionniers peuvent préférer se retrouver entre pairs plus avancés dans l’approfondissement de nouvelles

pratiques et parfois éloignés géographiquement, plutôt qu’avec d’autres collègues à proximité et débutant dans ce type de pratiques, au motif qu’ils ne leur apportent pas d’échanges d’expériences utiles dans leur dynamique d’innovation (Brives et de Tourdonnet, 2010)�

Nous constatons donc que les réseaux professionnels locaux en agri-culture révèlent des situations variées de coactivité entre agriculteurs� Ainsi, la persistance des Cuma, implantées dans ces réseaux locaux, s’explique par des besoins de partage de ressources et de travail, mais aussi par des enjeux cognitifs� Les interactions entre pairs permettant le partage de ressources obéissent à des règles implicites d’échange social et symbolique fondées sur la réciprocité� C’est ainsi que la logique du don, et sa triple obligation de donner, recevoir et rendre, structure la coopération entre agriculteurs en conférant un rang social à chacun, et sous-tend les processus identitaires en jeu dans la considération des manières de travailler (Alter, 2010 ; Sabourin, 2012)�

Alors que la coopération semble plus facile entre pairs « similaires », comment les agriculteurs gèrent-ils leurs interactions avec des collè-gues différents ? Pour répondre à cette question, nous avons analysé les processus d’appariement ainsi que de gestion de l’interdépendance et de l’hétérogénéité au sein de Cuma dont les équipements partagés favorisent le développement de pratiques agroécologiques�

UN FORT APPUI SUR LA COOPÉRATION LOCALE

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