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L’Argentine a une structure agraire particulière façonnée par l’histoire de l’occupation de son territoire et des évolutions provoquées par la collaboration ou la confrontation d’acteurs d’une part, et par les politiques publiques d’autre part�

Figure 7.1. Climats en Argentine.

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PROHUERTA : DE L’AUTO PRODUCTION DE SUBSISTANCE…

La principale forme d’occupation actuelle du territoire, notam-ment dans la pampa argentine, provient de l’attribution historique des terres par grands lots de plus de 40 000 hectares aux différentes élites de pouvoir : commerçants, hommes politiques et militaires qui ont « conquis » les terres occupées par les populations originaires� Il s’agis-sait de sols avec un très haut potentiel agronomique qui n’avaient jamais été cultivés, en particulier dans la vaste pampa argentine� Ce processus

s’est produit au cours du xixe siècle et a atteint son apogée dans les

années 1880 avec l’expulsion et le massacre des populations indiennes (Gaignard, 1989 ; Sábato, 1988)� Le premier type de mise en valeur agricole a été l’élevage extensif herbager ovin et bovin dans de grandes

estancias2� Dans les dernières décennies du xixe siècle et les premières

du xxe siècle, on a assisté à l’arrivée massive des migrants européens,

parmi lesquels bon nombre vont s’établir dans la production agricole en tant que cultivateurs fermiers des propriétaires latifundiaires� Ils ont dû s’adapter aux structures agraires existantes et ils seront ainsi les acteurs de la première révolution agricole qui va faire de l’Argentine, dans les

premières décennies du xxe siècle, le « grenier du monde », le pays

devenant un important exportateur de viande bovine et de céréales� Les grandes estancias deviennent mixtes� Elles pratiquent des rotations entre les prairies et les grandes cultures, et ces cultures sont réalisées par des fermiers qui, au terme d’un fermage de trois ans, laissent aux proprié-taires une pâture semée plus productive, permettant l’intensification de la production herbagère de viande (Scobie, 1968)�

La coexistence à cette époque des grands propriétaires d’une part, et des fermiers d’autre part, a été traversée par des situations de collabo-ration et de confrontation� On peut sans doute parler pour partie d’une « collaboration » réussie, qui s’exprimait à travers le marché dont chacun tirait des bénéfices� Le grand propriétaire jouissait d’une rente grâce au loyer des terres et bénéficiait d’une amélioration de ses pâtures� Le fermier profitait d’un accès aux terres très productives qui permettaient une évolution économique du groupe familial qui donnait l’espoir d’accéder un jour à la propriété de la terre� Mais d’importants conflits sont survenus, et ont pris de l’ampleur lors du mouvement contestataire

dénommé « el grito de Alcorta » de 19123� S’est alors formée une

orga-nisation syndicale représentant les fermiers, la Federación Agraria, dont le but était d’améliorer les contrats de fermage (les baux) et de faciliter

l’accès à la propriété de la terre� Ce n’est qu’à la moitié du xxe siècle,

2� Estancia : qualifie en Argentine un grand domaine agricole dédié principalement à l’élevage bovin�

3� En 1912 en Argentine, les fermiers se mobilisent et lancent divers mouvements de contes-tation pour protester contre les règles de fixation des prix et les conditions de loyers des terres� Ce mouvement démarrera dans le village d’Alcorta, d’où son nom « le cri d’Alcorta »�

durant le gouvernement de Juan Domingo Perón entre 1945 et 1955, qu’ont eu lieu de réelles avancées� En effet, ce gouvernement a introduit le gel des loyers des terres et a facilité l’achat des terres en fermage grâce à la mise en place de crédits avantageux (Barsky et Gelman, 2001)�

Au terme de ce processus, dans les années 1960 et 1970, la struc-ture agraire pampéenne était dominée par une majorité de producteurs très dynamiques et innovants, qui géraient entre 200 et 2 000 hectares (exploitations de taille moyenne pour l’Argentine)� Cet ensemble, hété-rogène, était constitué en grande partie d’anciens fermiers qui avaient réussi à accéder à la propriété de la terre, et qui, souvent, complétaient leur surface avec des terres en fermage� Certains d’entre eux se sont spécialisés dans la prestation de services de labour� D’anciens proprié-taires latifundiaires ayant subi un processus de division de la propriété par ventes ou du fait des héritages faisaient aussi partie de cette classe moyenne de l’agriculture pampéenne, mais en moindre nombre�

Entre les années 1960 et 1980, ces producteurs ont été les principaux acteurs de la deuxième révolution agricole pampéenne, cette fois non pas à cause de l’expansion des zones de cultures et du déplacement de l’élevage vers de nouvelles surfaces, mais par des processus de modernisation et d’intensification typiques de la Révolution verte� Ils ont été accompagnés par l’Institut national de technologie agricole (INTA) et par des politiques de crédits qui ont facilité la mécanisation et l’incorporation des nouveaux

« paquets technologiques »4 dans les systèmes en place�

Dans les années 1990, d’autres transformations se sont produites dans la structure agraire pampéenne, avec un nouveau « paquet techno logique » combinant la production de soja transgénique, le semis direct et l’utilisation massive de glyphosate (le soja OGM étant résistant à cet herbicide)� Ces innovations techniques ont induit une forte concentration de la production, du fait de la simplification du modèle technique permettant de gérer de grandes surfaces cultivées� Le système de grandes cultures est passé progressivement sous la domi-nation de l’agrobusiness qui, dans sa quête de rentabilité, a favorisé l’émergence d’acteurs capables de gérer 60 000 hectares ou plus� Ce sont les fameux pools de semis, qui ont reçu des capitaux provenant de fonds spéculatifs� C’est ainsi qu’est apparue l’agriculture de contrat� Le gérant du pool loue des terres et fait intervenir des entreprises de prestations de services� Ce modèle a permis de poursuivre la crois-sance de la production pampéenne, au prix d’une concentration de la production et même d’un accroissement des surfaces agricoles aux dépens de zones qui vont être déforestées et mises en culture, avec

4� On désigne par « paquet technologique » un ensemble de solutions techniques généralement interdépendantes (amélioration génétique des semences, fertilisation chimique, mécanisation, contrôle chimique des mauvaises herbes)�

une tendance à la monoculture de soja� Cela a entraîné la disparition de nombreuses exploitations d’agriculture familiale, la dégradation des ressources productives et un impact environnemental fortement négatif, en particulier à cause d’une saturation en glyphosate des sols, de l’eau et de l’air (Aparicio et al., 2017)�

Ce processus a amené de nombreux auteurs à caractériser l’actuelle structure agraire pampéenne en la décrivant de manière très dichoto-mique : d’un côté les gros producteurs représentants de l’agrobusiness et de l’autre côté l’agriculture familiale (Gras et Hernández 2007 ; Guibert et al., 2011)� Cette vision de l’agriculture semble validée par les recensements (tableau 7�1)�

Tableau 7.1. Structure agraire en Argentine.

Répartition

des exploitations (%) des surfaces (%)Répartition

Gros producteurs

(plus de 2 000 ha) 15 71

Petits et moyens producteurs

(jusqu’à 2 000 ha) 85 29

Source : INDEC, Recensement année 2000.

Les principales variables entrant en jeu pour illustrer cette vision dichotomique de l’agriculture pampéenne sont présentées dans le tableau 7�2�

Tableau 7.2. Agrobusiness et agriculture familiale.

Variables Agrobusiness Agriculture familiale

Relations

de travail Contratistas, tertiarisation Emplois familiaux et salariés éventuels Échelle

de l’exploitation Moyenne (de 200 à 2 000 ha)Grosse (plus de 2 000 ha) Petite (moins de 200 ha) et moyenne (de 200 à 2 000 ha) Agronomie

et technologie Industriel, intensif en intrants externes, ensembles simples, spécialisés, génériques Agroécologie ou conventionnelle, intensive en connaissances, complexe, diversifiée et située Ressources

naturelles Hybrides et OGM + Conservation+ Variétés + Biodiversité Liens avec

le territoire Déterritorialisé Liaison forte avec le territoire

Marchés Commodités, extérieur Diversifiés

Cependant, nos recherches dans plusieurs districts de la province de Buenos Aires nous ont permis de nuancer cette vision, notamment avec le constat de la persistance d’un important noyau d’entreprises familiales liées à leur territoire et responsables de la majeure partie de la production sur ces zones� Nous les avons appelées « entreprises familiales territorialisées » (EFAT) (Chaxel et al., 2015 ; Albaladejo et Cittadini, 2017)� Elles sont les héritières des producteurs protagonistes de la deuxième révolution agricole et sont aujourd’hui peu visibles, car masquées par la prédominance de l’agrobusiness (Pengue, 2018) ou de la petite agriculture familiale (Gisclard et al., 2015)� Ce sont des produc-teurs propriétaires terriens ou des entrepreneurs de travaux agricoles� Ces derniers contractualisent parfois avec les pools de semis, mais aussi directement avec les propriétaires terriens� Ce dernier type de contrat se traduit par l’intervention directe du producteur et/ou des autres membres de la famille chez le propriétaire terrien�

Ces EFAT ont bien sûr suivi les tendances fortes du modèle techno-logique imposé par l’agrobusiness, mais c’est aussi parmi celles-ci que l’on rencontre des producteurs qui se démarquent avec des pratiques plus durables (plus de rotations, moins d’utilisation de glyphosate) que le modèle dominant (Salembier et al., 2016), même s’ils se réclament rarement de l’agroécologie�

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