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De quelques têtes particulières : jeunes, femmes et étrangers

RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIES ET VERDICT

II. Obtenir une tête : les efforts des avocats générau

3) De quelques têtes particulières : jeunes, femmes et étrangers

« Il est pénible d’assister à la condamnation à mort d’un jeune homme98 », écrit un chroniqueur en 1957. Et pourtant, les jeunes criminels suscitent des discours spécifiques qui ne versent guère dans la tendresse, bien au contraire. À partir du XIXe siècle, le discours sur la jeunesse s’est fait plus inquiet et moins tolérant qu’autrefois face à leurs débordements, réprimant le vagabondage des mineurs99, fustigeant les jeunes « apaches »100, puis les J3 de

93 Alain BANCAUD, La Haute Magistrature judiciaire, op. cit., p.175. Cf. également p. 177, un magistrat : « Nos sentiments intimes disparaissent, absorbés dans la grandeur et la beauté du rôle que la loi nous confie et je ne connais pas, pour ma part, de spectacle plus affligeant que celui qui serait donné par des magistrats retournant contre la loi l’autorité dont la loi elle-même les investit. Ministres de la loi, soyons durs et froids comme elle. La loi commande, obéissons. »

94 Edmond TOURGIS, « Au procès Weidmann… », art.cit., Le Petit Parisien, 28 mars 1939, p.5.

95 Propos attribués à l’avocat général Chauvy lors du procès de Jean Giordanengo, dont le verdict est rendu le lendemain de celui de Patrick Henry, Libération, 22-23 janvier 1977, p.7.

96 Réquisitoire du procureur Guelpa-Kiener contre André Achaintre. Pierre VALLIER, « Les jurés de la Drôme ont condamné Achaintre à la peine capitale », Le Dauphiné Libéré, 3 février 1958, p. 3.

97 « Le procès des Polonais… », art. cit., Le Petit Parisien, 23 novembre 1927, p. 1. 98 Alex ANCEL, « Jacques Fesch… », art. cit., Le Parisien Libéré, 8 avril 1957, p. 11.

99 Jean-Jacques YVOREL, « Vagabondage des mineurs et politique pénale en France de la Restauration à la République des Ducs », dans Jean-Claude CARON, Annie STORA-LAMARRE et Jean-JacquesYVOREL (dir.), Les

Âmes mal nées, jeunesse et délinquance urbaine en France et en Europe, XIXe-XXIe siècles, Besançon, Presses

universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 63-83.

l’après-Seconde Guerre mondiale101, jusqu’aux « blousons noirs102 ». Face à ces figures

inquiétantes, les procureurs n’hésitent pas à réclamer le châtiment capital, au moins pour « faire un exemple » et éviter la contamination généralisée de la jeunesse. Les réquisitoires mentionnent ces figures d’une inquiétante jeunesse, mais ils cherchent surtout à la relativiser. En 1911, Peysonnié, dans le procès Tissier - Demarest, s’écrit : « Les deux accusés sont jeunes, c’est vrai ! Mais maintenant ils sont tous jeunes103 ! ». Ces jeunes criminels sont de plus des produits de l’enseignement primaire généralisé, et on ne peut plus évoquer pour leur compte l’ignorance. Peysonnié insiste sur leur maturité intellectuelle : « vous savez qu’ils sont intelligents, instruits, très maîtres d’eux-mêmes104. » La résolution dans le crime, la froideur montrent un comportement « adulte », bien que perverti. Cinquante ans après, le discours n’a guère évolué, l’avocat général Sudaka énonce que « l’armée du crime se recrute parmi les moins de 25 ans105 ». C’est donc là qu’il faut frapper. Plus que de jeunesse, on préfère parler de précocité, de « mauvais penchants », qui indiquent non seulement que les dispositions criminelles sont innées, mais aussi qu’elles sont encore en plein développement, en pleine croissance vers le monstrueux.

Les inculpées pour crimes passibles de la peine capitale sont bien moins nombreuses que les hommes106. Si en théorie la procédure et le jugement ne sont pas genrés (encore que la doctrine admet dans une certaine mesure la possibilité d’une mitigation des peines pour les femmes107), leur présence sur le « banc d’infamie » suscite pour le public, l’accusateur et ses défenseurs des attitudes et des discours différents de ceux réservés aux hommes. Pendant la majeure partie des débats, le répertoire d’actions rhétoriques est le même pour les femmes et pour les hommes, en ce qui concerne la contestation des faits et de l’intentionnalité. La question de la responsabilité pénale, ou de l’atténuation de responsabilité est en revanche plus souvent discutée que pour les hommes, et l’étude de leur comportement sexuel occupe une large place108. Les descriptions des criminelles comme « monstres » jouent sur des ressorts liés à leur

101 Sophie VICTORIEN, « Les J3 au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans Jean-Claude VIMONT (dir.), « Jeunes, déviances et identités, XVIIIe – XXe siècle », Cahier du GRHis, n° 15, Publications des Universités de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, 2005, p. 113-125.

102 Elise YVOREL, « Les “blousons noirs” mineurs et l’Éducation surveillée : la répression d’un mythe », Marwan MOHAMMED et Laurent MUCCHIELLI (dir.), Les Bandes de jeunes, des « Blousons noirs » à nos jours, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2007, p. 39-60.

103 Réquisitoire de M. l’avocat général Peyssonnié, « Affaire Tissier et Desmarest… », art. cit., 1911, p. 252. 104 Ibid., p. 254.

105 Alex ANCEL, « Jacques Fesch… », art. cit., Le Parisien Libéré., 8 avril 1957, p. 11.

106 Cf. infra, chap. 7 pour un dénombrement des différentes catégories impliquées dans les condamnations capitales. Pour les femmes, cf. p. 386 et suiv.

107 Par exemple Pierre BOUZAT, Traité théorique et pratique de droit pénal, Paris, Dalloz, 1951, p. 183.

108 Laurence GUIGNARD, « L’irresponsabilité pénale féminine et la figure de la femme folle », dans Frédéric CHAUVAUD et Gilles MALANDAIN (dir.), Impossibles victimes, impossibles coupables. Les femmes devant la

nature féminine, supposée plus sensible aux influences, plus soumise aux pulsions, mais aussi plus douce, d’où l’étonnement devant la brutalité et la perversité de certains crimes. Le vocabulaire employé pour les avilir reflète des représentations largement partagées : ce sont des « mégères », des « viragos », des « furies », des « mères dénaturées »… Leur caractère féminin, plus encore maternel, doit leur être ôté en même temps que leur caractère humain : « vous n’êtes pas une mère, vous n’êtes même pas une femme, vous êtes un monstre femelle que tout le monde doit chercher à abattre 109 », s’écrit en 1938 le procureur Ruolt.

Obtenir leur tête apparaît comme un geste encore moins anodin que pour un homme. Il s’agit quelque part d’une transgression, il faut « oser », comme le fait l’avocat général Gaudel contre Violette Nozière : « Ah, quel combat entre ma sensibilité et mon devoir ! Requérir la peine de mort contre cette enfant ? Oui, car elle a fait subir aux siens le martyre et je ne lui pardonne pas de m’avoir imposé l’impérieuse obligation de me montrer inflexible110 ! » Entre la répugnance à condamner à mort une femme, au nom du principe d’une justice masculine « chevaleresque »111, et la répulsion pour des êtres qui semblent relever de figures maléfiques archétypales112, les jurés sont appelés à arbitrer entre les représentations autant qu’entre les faits et les doutes. Tous les avocats généraux n’ont pas les scrupules de Gaudel, et les pressions médiatiques pour l’exécution des femmes observées dans les années 1920 et 1930113 se traduisent par des déclarations de plus en plus martiales dans les prétoires : « on vient de donner aux femmes l’égalité civile, on aurait pu leur donner l’égalité de l’échafaud, un exemple fait sur vous, femme Mory, répondrait au désir de tous ceux qui ont suivi votre procès114. » Bien

que l’approche envers les crimes féminins devienne davantage compréhensive115, le pas est

justice (XIXe-XXe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 109-120. Les incertitudes suscitées

sur le sujet au XIXe siècle persistent au XXe.

109 Réquisitoire du procureur Ruolt, « Une belle-mère criminelle condamnée à mort », art. cit., 1938, p.746. 110 Eugène QUINCHE, « La condamnation à mort de Violette Nozière », Le Petit Parisien, 13 octobre 1934, p. 6. Il existe sur l’affaire Nozière une abondante bibliographie, dans laquelle nous renvoyons pour un aperçu sur les questions liées au genre à Anne-Emmanuelle DEMARTINI, Agnès FONTVIEILLE, « Le crime du sexe. La justice, l’opinion publique et les surréalistes : regards croisés sur Violette Nozières », dans Christine BARD, Frédéric CHAUVAUD, Michelle PERROT et Jacques-Guy PETIT (dir.), Femmes et justice pénale, XIXe-XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 243-252. Dans son mémoire d’HDR sur l’affaire Nozière, Anne- Emmanuelle Demartini montre notamment en quoi elle révèle les inquiétudes de l’époque sur les questions sexuelles. Anne-Emmanuelle DEMARTINI, « Violette Nozière… », mémoire d’HDR cité.

111 Colette PARENT, « La protection chevaleresque ou les représentations masculines du traitement des femmes dans la justice pénale », Déviance et société, 1986, vol. 10, p. 147-175.

112 Loïc CADIET, Frédéric CHAUVAUD et Claude GAUVARD (dir.), Figures de femmes criminelles de l’Antiquité à

nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010 ; Myriam TSIKOUNAS (dir.), Éternelles coupables. Les femmes

criminelles de l’Antiquité à nos jours, Paris, Autrement, 2008.

113 Cf. supra, p. 66-67.

114 Réquisitoire du procureur Ruolt, « Une belle-mère criminelle condamnée à mort », art. cit., 1938, p.758. 115 Dominique BUDIN, « “La Défense sociale nouvelle” et criminalité féminine en France ; 1945-1975 », dans Christine BARD, Frédéric CHAUVAUD, Michelle PERROT et Jacques-Guy PETIT (dir.), Femmes et justice pénale,

encore plus aisément franchi à partir des années 1940, alors que nombre de femmes sont par ailleurs condamnées à mort et exécutées pour faits politiques.

Les réquisitoires transpirent aussi des préjugés de leur temps (et encore en partie du nôtre) contre ceux qui n’appartiennent pas pleinement à la communauté nationale, soupçonnés d’être des « ennemis de l’intérieur116 », au même titre que les criminels. Les avocats généraux ne sont

cependant pas dans la dénonciation explicite, et on peut ajouter qu’ils font un usage bien plus modéré des stéréotypes que leurs collègues de la défense. Les accusés « étrangers » doivent avant tout être considérés comme responsables, ce qui implique de les placer sur un pied d’égalité avec les autres citoyens. Comme le souligne Emile Pollak, « l’avocat général qui dirait : “Condamnez sévèrement cet homme parce que c’est un Arabe”, se couvrirait de honte et ce magistrat n’existe pas. Mais le malheur et la honte prennent parfois des déguisements convenables117 ». De fait, les termes employés sont insidieux. Les gitans, malgré l’ancienneté de leur implantation sur le sol français, malgré aussi une sédentarisation croissante, sont particulièrement visés :

Ce n’est pas seulement un commun dilettentisme (sic) pour le crime qui les a rapprochés, mais encore toutes leurs affinités morales et physiques. N’appartiennent- ils pas l’un et l’autre à cette catégorie de nomades, non point de nomades immigrateurs, mais de nomades qui ne s’éloignent guère de la même contrée et dont on redoute toujours le retour parce qu’il coïncide avec quelques désordres118.

D’autres catégories suscitent aussi des commentaires peu amènes. Les réfugiés politiques venus d’Europe de l’Est importent avec eux non seulement leurs différends, mais aussi leur mentalité brutale. Gorguloff, de nationalité russe, aurait selon le procureur général, « une mentalité non pas folle mais malfaisante, née dans le désespoir et les déceptions, et exacerbée par la nostalgie de l’exil », « psychose » que l’on retrouverait chez d’autres émigrés russes119. Son caractère étranger est constamment rappelé. Néanmoins, l’aspect dépréciatif de ne pas être de nationalité française ou un « vrai » Français n’est qu’un aspect parmi d’autres du tableau général de la vie d’un accusé, et n’est jamais considéré comme seul explicatif de son crime : ce serait donner des armes à la défense, qui n’hésite pas à jouer sur les mêmes préjugés pour plaider l’atténuation de responsabilité et les circonstances atténuantes.

116 Henriette ASSEO, « La construction de l’ennemi de l’intérieur en Europe aux XIXe et XXe siècle », dans François JULIEN-LAFERRIERE, Lamia MISSAOUI et Henriette ASSEO, L’Étranger. Actes des journées d’études dans le cadre

du séminaire annuel Identités et territoires, les catégorisations du social, à Tunis, les 16 et 17 février 2001, Tunis,

Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain, 2002, p. 87-102. 117 Émile POLLAK, La Parole est à la défense, op. cit., p. 131.

118 Réquisitoire du procureur Hay, « La “tribu des Karl” », art. cit., 1930, p.113. 119 Geo LONDON, Les Grands Procès, 1932, op. cit., p. 123.