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Raisons et sentiments contre la peine de mort : ultimes cartes à jouer

RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIES ET VERDICT

III. Sauver une tête : la défense pendant le procès

4) Raisons et sentiments contre la peine de mort : ultimes cartes à jouer

La recherche des circonstances atténuantes n’empêche pas d’autres arguments d’entrer en ligne de compte pour contrer la peine maximale, arguments rationnels, qui replacent le jugement à venir dans un tableau plus large de la justice humaine, ou efforts d’apitoiement pour épargner une vie. Un moyen de sauver la tête de son client est de comparer son acte avec celui d’autres criminels qui ont, eux, bénéficié de verdicts relativement cléments. Dans une affaire de « crime passionnel », André Berthon espère ainsi :

187 Plaidoirie de Me Delattre, « La “tribu des Karl” », art. cit., 1930, p. 139.

188 Jacqueline LANDOUSY-CHARLEMAGNE, « Criminalité et inadaptation chez les Tsiganes », thèse de doctorat en droit, Paris 2, France, 1972. On y trouve dès l’introduction des formules telles que « Les Tsiganes sont plus près de la nature, par la spécificité même de leur genre de vie, ils se trouvent en contradiction avec la société actuelle et, de ce fait, poussés à enfreindre les lois qui régentent cette société » (p. 1).

189 Maurice HAMBURGER, La Défense. Nos grands avocats, La Revue française., Paris, 1930, p. 185-186. 190 Émile POLLAK, La Parole est à la défense, op. cit., p. 133.

J’espère, car je me souviens, que devant le Jury de la Seine ce n’est jamais en vain qu’on fait appel à la pitié, qu’on invoque la passion. […] C’était en 1901 ; le Comte de Cornullier après avoir tué sa femme comparaissait devant vous : il fut acquitté par le Jury de la Seine. C’était en 1902 : Martin après avoir tué sa maîtresse était acquitté par le Jury. Cette année même, Heuser, après avoir vitriolé sa maîtresse, était acquitté par vos prédécesseurs […]191.

Pour l’avocat, la vie d’une femme pèse peu devant la fougue amoureuse, mais encore faut-il démontrer que c’est bien la passion qui a justifié le meurtre. C’est là que le bât blesse pour le client de Me Berthon, qui est finalement condamné à mort, sous les applaudissements de la

salle192. L’argument reste peu utilisé : ainsi, les avocats ne profitent curieusement pas du

retentissant verdict épargnant au curé d’Uruffe193 la peine de mort pour jouer de la comparaison

dans les affaires du début de l’année 1958, alors même que le substitut Parisot s’en fait l’écho dans une affaire survenue peu de temps après à Nancy.

La religion est aussi mobilisée. L’Êtat et l’Église ont beau être séparés depuis 1906, les avocats n’hésitent pas à puiser abondamment dans le Nouveau Testament (l’Ancien étant plus impitoyable dans le traitement des coupables), et ce, à double titre : d’une part en rappelant la condamnation à mort du Christ et l’acharnement à son égard d’une justice humaine injuste, d’autre part en faisant appel aux injonctions au pardon ici-bas, prélude au pardon général dans l’au-delà. En 1927, pour défendre son client, Me Stephani tend la main « vers l’emplacement où se trouvait autrefois l’image du Christ disparu depuis de nombreuses années déjà de nos prétoires. Le jeune avocat s’écriait : – J’évoque celui qui fut victime de la plus grande erreur judiciaire ; messieurs les jurés, rentrez dans votre conscience194. » S’il n’arrive pas à obtenir

l’acquittement qu’il réclame, il sauve la tête du docteur Bougrat. Delmas, une dizaine d’années après, n’hésite pas à appeler au secours de son client l’âme même de la victime, en conversation avec l’Éternel :

Son âme, libérée, en même temps que de son enveloppe mortelle, de nos préoccupations […] son âme, face à face avec la Vérité, la Justice, l’Amour – la Vérité, la Justice, l’Amour mêmes, vivants, infinis, éternels – ne connaît pas cette voix qui tout à l’heure criait à la Vengeance ! […] Parce que la Vengeance n’est pas la Justice, qu’elle est fille du Mal, qu’elle est un péché contre la Justice. Et c’est pour cela que la voix de celui qui fût Fauthoux, bien au-dessus de toutes nos pauvres voix humaines et plus forte qu’aucune, crie à vos consciences de Juges non pas : Vengeance ! mais : Justice ! et, s’il en est besoin, : Justice et Charité ! Justice et Miséricorde ! Justice et Pitié195 !

191 Plaidoirie de Me André Berthon, « Le crime de la rue de Lancry », art. cit., Revue des grands procès

contemporains, 1906, p. 731.

192 « Le crime de la rue de Lancry », Le Petit Parisien, 25 octobre 1906, p. 1. 193 Jean-Yves LE NAOUR, Histoire de l’abolition, op. cit., p. 277.

194 Arthur BERNEDE, L’Affaire Bougrat, Paris, Tallandier, 1933, p. 172.

Les chrétiens n’ont pas le monopole du cœur, et il faut de plus en plus tenir compte des socialistes. Un avocat conclut ainsi sa plaidoirie, en 1938 :

Mais dès lors qu’on vous demande de décider de la vie et de la mort dont le mystère demeure impénétrable à l’homme, oublierez-vous que vous êtes des hommes avec leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques qui vous interdisent peut- être de rapporter un verdict capital. Voterez-vous la mort, vous chrétiens, disciples de celui qui disait : « Tu ne tueras point… » Voterez-vous la mort, vous socialistes, qui menez hors d’ici un combat généreux pour la suppression de la peine de mort ?...196

Néanmoins, la faiblesse de la mobilisation abolitionniste pendant la majeure partie du siècle, de la part des chrétiens comme de la gauche, rend ces appels peu audibles.

Il faut rappeler aussi que si l’accusé dans le box a suivi une mauvaise voie, il n’est pas pour autant le monstre décrit par l’accusation. La défense cherche à réduire la distance que l’accusation souhaite mettre entre le criminel et les autres hommes. Aussi certains demandent- ils un effort d’empathie aux jurés :

Il faut que vous, Messieurs les Jurés […] soyiez capables d’assimiler une mentalité quelque peu désaxée. Il faut vous mettre un instant à la place de cet homme, au moment où il accomplit son geste. Il faut se placer dans l’ambiance où il se trouvait, connaître son passé, savoir ce qu’il pensait au moment où il agissait, et connaître les mobiles qui ont pu l’amener à commettre un crime197.

Nombre d’accusés sont des primo-criminels, sans aucun casier judiciaire et si le récidiviste cristallise les angoisses, les néophytes en la matière ne sont pas à l’abri de réquisitoires impitoyables. L’accusé a par conséquent pu avoir derrière lui une vie paisible, voire des comportements héroïques, qui méritent d’être pris en considération. Des années 1920 aux années 1950, beaucoup se sont illustrés soit dans les campagnes militaires de 1914-1918 ou de 1944-1945, soit dans la Résistance. Dans ce rituel qu’est le procès, la justice se résume dans la bouche de certains avocats à faire les comptes entre les dettes : celle que l’accusé a contracté envers la société, et celle que la société a contracté envers lui198. L’expression « payer sa dette à la société », dont le sens est symbolique, se retrouve ici minutieusement mise en pratique. À défaut d’avoir un client au passé vertueux, son avocat cherche à le faire bénéficier de l’aura de

196 Plaidoirie de Me, Phalempin, « Une belle-mère criminelle condamnée à mort », art. cit., 1938, p. 779-780. On peut par ailleurs souligner que le combat des socialistes contre la peine de mort en 1938 n’a rien d’évident. 197 Plaidoirie de Me Roselaar pour Joseph Collon, « Le drame de la rue de Rome », Revue des grands procès

contemporains, 1929, p. 627.

198 Par exemple : « je sais que beaucoup d’hommes y sont allés, à la guerre, et qu’ils ne sont pas devenus tous des criminels ; que la conduite brillante, que la gloire même n’autorise pas à voler et à tuer, mais tout de même, Messieurs les Jurés, la Société, la Patrie, qu’il a défendues, ont contracté vis-à-vis de lui une certaine dette. Il va lui-même s’acquitter d’une autre dette vis-à-vis de la Société et vous admettrez bien qu’il y a compte à faire. »,

ses proches : il s’agit de montrer l’injustice qu’il y aurait à frapper une famille qui a montré son sens du devoir, ou qui a fourni des défenseurs à la patrie.

La défense de l’accusé passe ainsi fréquemment par le cadre familial. Pour sauver sa tête, il est préférable d’avoir une famille aimante, si possible une mère, ou des enfants, susceptibles de verser des larmes en cas d’exécution, susceptibles aussi de ressentir l’infamie de la condamnation à mort :

Pensez à ce jeune garçon de dix ans qui est au lycée de Béziers, en proie aux mauvais propos des gamins de son âge. Pensez à ce jeune homme qui est à La Flèche, à ce jeune homme qui suit anxieusement dans la Presse les affres de son père, pensez à ce jeune homme qui pourrait y voir demain matin que son père a été condamné à mort […] et demandez-vous, si vous prononciez le verdict que l’on vous demande, demandez-vous s’il ne viendrait pas un jour où vous n’oseriez pas regarder vos enfants sans trembler199.

De même, Henri Géraud, lors du procès Gorguloff, réclame :

Accordez [les circonstances atténuantes] pour Mme Gorguloff : dans deux mois, un petit Gorguloff va naître. C’est affreux, c’est shakespearien. Cet enfant naîtrait peut-être le jour où son père monterait à l’échafaud si vous vous montriez inexorables200.

La lecture de lettres des parents et/ou des enfants de l’accusé est abondamment pratiquée et a une double fonction : elles permettent de consolider la thèse du doute ou de l’absence de préméditation, en montrant que l’accusé « a trop de cœur pour attenter à la vie d’autrui201 » ; elles doivent aussi attendrir le jury. La lettre de la petite fille d’Armand Spilers parle de son « petit papa chéri » :

Je ne pourrai jamais croire qu’il est coupable de ce dont on l’accuse. Non, Monsieur, c’est impossible. Croyez-moi, il est trop bon pour cela. Je ne suis qu’une petite fille mais je comprends bien ce que je vous écris. Je vous en prie, comprenez bien j’aime mon pauvre petit papa. Oh ! Maître, faites (sic) pour le sauver et pour qu’il me revienne202.

« Tiroir quatorze », pourrait affirmer le cynique bâtonnier marseillais dont nous parlions en introduction, mais Me Delmas est trop chrétien pour avoir inventé de toutes pièces cette lettre, et il détient une preuve supplémentaire de l’attachement de l’accusé à sa fille : Spilers est tatoué, comme beaucoup de criminels, mais il s’est fait tatouer le visage de l’enfant. Il faut éviter, par une condamnation à mort, de faire d’autres victimes : la perte définitive d’un père ou d’un enfant frapperait injustement une famille déjà rudement éprouvée par l’accusation et

199 Plaidoirie de Me Merlat, « Le procès du docteur Laget », art. cit., 1932, p. 345. 200 Geo LONDON, Les Grands Procès, 1932, op. cit., p. 126.

201 Termes employés dans une lettre du père d’Armand Spilers, lue à l’audience par Me Delmas. « Un spécialiste de l’évasion devant le jury », art. cit., 1937, p. 197.

l’incarcération, l’infamie attachée à la guillotine rejaillirait sur l’ensemble de la famille du condamné203, en particulier sur ses enfants innocents, « qui n’ont commis d’autre crime que

celui de naître », et auxquels il faut épargner « cette honte et cette douleur ineffaçable204 ».

On peut aussi chercher à montrer que son client a changé pendant sa période d’incarcération. En 1958, Me Synave demande ainsi à la cour d’assises de Versailles, à propos de son client Jacques Sermeus :

Pourquoi ne pas l’avoir fait mourir tout de suite ? Maintenant vous lui avez appris à regretter ! Aujourd’hui, pour la première fois de sa vie, j’en suis sûre, vous l’avez vu pleurer ! C’étaient des grognements, ne vous en moquez pas. La vision de ceux qui sont ici lui a enfin appris la douleur205.

L’ultime carte à jouer, en désespoir de cause, est l’assurance personnelle que son client n’est pas le monstre décrit par la presse et l’accusation. C’est ce à quoi s’essaie par exemple Renée Jardin en expliquant aux jurés de Seine-et-Oise sa recherche de l’homme derrière le criminel, dans le cas de Weidmann :

Weidmann ne m’a pas aidée. Mais à la reconstitution du crime Keller, je l’ai vu s’effondrer et sangloter en prononçant le nom de sa mère…. J’avais enfin découvert quelque chose d’humain en lui. […] C’est une âme de ténèbres où il y a pourtant un peu de ciel puisqu’il aime ses parents206.

Les jurés ont considéré, en l’occurrence, que les ténèbres l’emportaient trop largement sur le ciel bleu.

À défaut d’attendrir les jurés sur son client, l’avocat peut essayer de les attendrir sur lui- même. Si l’on en croit André Toulemon, Me Peyrecave jouait de sa vieillesse et de sa longue expérience pour obtenir ce qu’il voulait du jury :

[il] se mettait discrètement en scène, évoquant son laborieux passé, sa longue carrière, exprimant la peine infinie qu’il éprouverait lui-même, si une condamnation trop lourde était prononcée contre son client […] À la fin de sa carrière, il osait même, dans les grandes affaires, annoncer périodiquement que c’était la dernière fois qu’il paraissait devant le jury et qu’il avait voulu faire un effort suprême pour défendre cette dernière cause […] Les jurés pensaient naïvement que la large part d’indulgence qu’ils faisaient à l’inculpé n’était, après tout, qu’un juste hommage au vieil enchanteur […]207.

203 Par exemple, Me Cougnot défendant Gilberte Teissier : « Je suis certain que vous aurez pitié des parents de cette pauvre femme et que vous voudrez leur épargner la honte d’avoir une fille condamnée à mort », « Deux amants criminels… », art. cit., 1937, p. 312.

204 Plaidoirie de Me Cougnot, « Deux amants criminels… », art. cit. , 1937, p. 316. 205 Aline ALQUIER, « Vivier et Sermeus… », art. cit., L’Humanité, 24 mars 1958.

206 Propos rapportés par Edmond TOURGIS, « Weidmann… », art. cit., Le Petit Parisien, 29 mars 1939, p. 7. 207 André TOULEMON, Portraits d’avocats, op. cit., p. 158-159. René Floriot raconte la même anecdote : René FLORIOT, Au banc de la défense, op. cit., p. 129-130.

Georgie Myers joue quant à elle de sa jeunesse, et peut-être aussi de sa féminité dans une époque où les avocates sont encore relativement rares : « Jeune avocat, je me lève pour disputer cette tête, ma fragilité est le seul rempart entre le réquisitoire impitoyable et votre décision208. » De

même,Renée Jardin réclame, pour rompre son « effroyable solitude » de défenseur, un peu « d’humaine douceur, un souffle généreux, un peu de simple compréhension209 ». L’utilisation

du « nous », rassemblant le défenseur et l’inculpé, voire du « je », transférant la figure de l’accusé sur celle de l’avocat, est aussi un moyen d’étendre à son client la sympathie dont peut bénéficier l’avocat. Ce genre de procédés ne peut cependant représenter qu’un coup de pouce dans une stratégie plus globale, car l’avocat ne peut jamais complètement occulter ni la personne qui se trouve derrière lui, ni son crime.