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Modération et apaisements « populaires »

LA VOLONTÉ DE PUNIR

II. Modération et apaisements « populaires »

On ne peut cependant réduire les attitudes « populaires » au seul caractère vindicatif, et encore moins opposer des classes populaires vengeresses à des élites plus compassionnelles. Certes, le soutien (et pas seulement la pitié) envers les criminels reste réduit à des cas exceptionnels. Quelques cas, comme ceux de Liabeuf86 ou de Jules Durand87, déclenchent des

mouvements de solidarité, voire, dans le cas de Liabeuf, des émeutes. Faut-il y voir les derniers sursauts de l’ancienne solidarité unissant petit peuple et condamnés dans les « émotions d’échafauds88 » ? En fait, alors que vers la fin du XVIIIe siècle, la plupart des émotions d’échafauds se déroulaient déjà dans des circonstances exceptionnelles89, l’émotion qui entoure l’exécution de Liabeuf puis la condamnation à mort de Durand (qui est finalement gracié) s’inscrivent dans le contexte de campagnes d’une partie de la presse d’extrême-gauche. Par ailleurs, ce soutien prend parfois des formes plus ambiguës, telle qu’une valorisation de

86 Dominique KALIFA, L’Encre et le sang, op. cit., p. 181-186.

87 Vincent DUCLERT, « “Cette loi de justice…” L’affaire Durand, la magistrature et la République (1910- 1918) »,Vincent DUCLERT et Marc-Olivier BARUCH (dir.), Justice, politique et République. De l’affaire Dreyfus à

la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, 2002, p. 145-196 ; GROUPE JULES-DURAND (Patrice Rammou et al.),

Histoire méconnue et oubliée du syndicalisme havrais, 1907-1939, tome 1, 1907-1914, éditions du Libertaire, Le

Havre, 1996.

88 Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit., p. 71-78 ; Jean NICOLAS, La Rébellion française. Mouvements

populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008, p. 572-584.

89 Pascal BASTIEN, L’Exécution publique à Paris au XVIIIe siècle. Une histoire des rituels judiciaires, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Époques », 2006, p. 227-228. Ces émotions n’impliquent pas forcément, par ailleurs, une volonté d’abolition. Ibid. p. 234-235.

« vedettes » criminelles lors de procès-spectacles, ou telle que la démarche esthétisante des surréalistes autour de la jeune empoisonneuse et parricide Violette Nozières90.

Si le soutien « actif » à un criminel dont on justifie, voire glorifie les actes est le plus souvent marginal, les attitudes de pitié pour le condamné et sa famille sont plus répandues. Citons cette curieuse lettre de « mères de famille » adressée en faveur de la clémence pour Soleilland, d’une indulgence tellement étonnante qu’elle en paraît presque ironique :

[…] À tout péché miséricorde, Dieu pardonne bien et pourquoi ne pardonnerait-on pas à un père de famille, personne n’est parfait et personne ne peut répondre de soi dans la vie. Enfin nous espérons que votre cœur sera des nôtres s’attendrira en lisant notre lettre et que nous pourrons apprendre que M. Soleilland sera bientôt dans sa famille […] pourquoi condamner ce père de famille, il faudrait bien mieux le rendre à sa femme et à son enfant que plus tard, il apprendrait que son père a été condamné à la peine de mort. Croyez-vous qu’il ne souffre pas assez comme cela, lui et sa famille, pauvre femme, ils sont à plaindre et non à blâmer91.

Armand Spilers, condamné à mort en 1937, souligne dans ses mémoires que « dehors, des gens de Pau avaient pitié de [lui]. La prison reçut à [son] adresse, deux fois, des gâteaux, et un jour, une bouteille de vin bouché », qu’on ne lui remit cependant pas, de peur qu’elle ne contienne du poison92.

Les lecteurs ne sont pas de simples récepteurs passifs, se laissant systématiquement influencer par la presse. Les campagnes vindicatives ne se déroulent pas toujours comme prévues. Lorsque le journal Combat entame une campagne en faveur de l’application de la peine de mort pour les parents - « bourreaux d’enfants » au printemps 1950, après un effroyable fait divers, le courrier des lecteurs apporte des réponses si modérées que la rédaction se sent obligée de réorienter sa campagne vers un autre objet. Les lettres mettaient en effet en avant qu’une telle répression toucherait d’abord les familles les plus pauvres. Combat se lance alors dans une nouvelle campagne contre les « causes profondes du mal » : les taudis, la misère et l’alcoolisme. Plus encore, une lettre ouverte est adressée au président de la République afin d’obtenir la grâce d’un criminel ayant connu une enfance particulièrement malheureuse93.

Ces marques d’apaisement ou de pitié, sont beaucoup plus discrètes et difficiles à cerner que les marques de colère, et il est probable que l’importance du consensus populaire en faveur de la peine de mort soit surestimée. S’ils nous renseignent sur les affects, mais aussi les

90 Agnès FONTVIEILLE et Anne-Emmanuelle DEMARTINI, « Violette Nozières ou le fait divers médiatique au miroir surréaliste », dans Emmanuelle ANDRE, Martine BOYER-WEINMANN, Hélène KUNTZ (dir.), Tout contre le réel.

Mémoires du fait divers, Paris, Le Manuscrit, 2008, p. 105-130.

91 Jean-Marc BERLIERE, Le Crime de Soleilland, op. cit., p. 210-211.

92 Armand SPILERS, Roi de l’évasion. Mémoires de Spilers, ancien forçat, condamné à mort, recueillis et présentés par Jacques Andouard, Colmar et Paris, Alsatia, 1962, p. 60.

93 Nicolas PICARD, « La peine de mort en France (1906-2007). Pratiques, débats, représentations », Master 2 sous la direction d’Olivier Wieviorka., Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2009, p. 168-169.

réflexions de quelques groupes ou individus, il est difficile d’en déduire des états de l’« opinion publique », d’autant que les convictions semblent bien chancelantes en la matière. En témoigne le paradoxe bien connu des années 1970 montrant des sondages en hausse continuelle mais des condamnations à mort quasi inexistantes. Les positions des citoyens sondés divergent ici considérablement de celles des citoyens-jurés ou encore des citoyens-électeurs, qui en leur âme et conscience portent au pouvoir des partisans de l’abolition. À côté des « marques discrètes » de pitié pour les condamnés à mort, certains s’engagent par ailleurs plus avant dans le militantisme abolitionniste94.

III. La crainte du lynchage comme justification du