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L’émergence de nouvelles cibles : la peine de mort pour les trafiquants de drogue et les terroristes

LA VOLONTÉ DE PUNIR

IV. Les traductions politiques des émotions : l’élargissement du champ de la peine capitale

5) L’émergence de nouvelles cibles : la peine de mort pour les trafiquants de drogue et les terroristes

Par la suite, les velléités morticoles ne parviennent pas à entraîner de changements législatifs, dans un contexte où le renouveau abolitionniste ne permet plus l’apparent consensus sur lequel reposaient les modifications précédentes. Cependant, les déclarations des acteurs politiques montrent que les inquiétudes se déplacent. Ce sont par exemple les trafiquants de drogue qui sont particulièrement visés alors que le phénomène se développe comme « fléau social193 ». Maire de Marseille, capitale de la French Connection, Gaston Deferre réclame en 1971 la peine de mort pour les trafiquants de drogue194.

192 Journal Officiel. Débats de l’Assemblée nationale, 3ème séance du 6 avril 1954, p. 1804.

193 Alexandre MARCHANT, « L’impossible prohibition. La lutte contre la drogue en France (1966-1996) », thèse de doctorat d’histoire sous la direction d’Olivier Wieviorka, ENS de Cachan, 2014, en particulier le chapitre 1 : « La toxicomanie de masse au tournant des années 1960-1970 : un nouveau fléau social ? », p. 64 et suivantes. 194 Cité dans Alexandre MARCHANT, « La French Connection, entre mythes et réalités », Vingtième Siècle. Revue

d’histoire, septembre 2012, no 115, p. 91. Gaston Deferre est en effet soupçonné de collusion avec une partie du

L’abolition de la peine de mort ne met pas fin aux espors de rétablissement qui concernent des catégories de criminels bien spécifiques. En 1982-1983 les terroristes sont particulièrement visés195, après une vague d’attentats fomentés par des groupes divers (FLNC, Action Directe,

groupes liés aux conflits au Liban et en Palestine (FARL, Carlos), le groupe nationaliste arménien Asala…). En 1984, le viol et le meurtre de deux fillettes dans le Lot-et-Garonne entraînent le dépôt d’une proposition de loi pour rétablir « à titre exceptionnel » la peine de mort pour les meurtres de mineurs. Les années suivantes, jusqu’à la réélection de François Mitterrand, sont marquées par plusieurs propositions en faveur du rétablissement, ces dernières ne cessant d’élargir la définition des « crimes odieux » : rapt suivi de mort, meurtre de personnes âgées, meurtres de magistrats ou de policiers, assassinat précédé de sévices ou de tortures, récidive de crime de sang, et, encore une fois, trafic de drogue196. Par la suite, les propositions se raréfient. La dernière, en 2004, vise une fois de plus les terroristes, après les attentats de Madrid. Le peu de constance dans les propositions cherchant à rétablir la peine de mort laisse à penser qu’elles n’ont pas pour vocation de déboucher sur une mise en œuvre effective (que penser, en effet, d’une proposition visant à rétablir la peine de mort pour des terroristes kamikazes, prêts à donner leur vie pour leur cause ? 197) mais doivent plutôt être considérées comme des « marqueurs politiques » à destination d’électeurs avides d’une répression accrue, voire, étant donné le peu de publicité donné à ces propositions, afin de satisfaire un parterre de militants. En cela, elles sont le miroir des propositions abolitionnistes socialistes de 1927 ou 1953198, qui nous semblent relever davantage de la posture que de convictions profondes, étant donné le manque de réactions, voire la participation des députés socialistes aux initiatives législatives visant dans le même temps à accroître le nombre d’incriminations capitales.

Les hommes politiques interprètent la peine de mort comme un moyen d’étancher la soif vengeresse de l’opinion publique, et de nombreux citoyens espèrent que l’institution judiciaire puisse assouvir une forme de vengeance. Cela explique en grande partie le consensus sur la question et la facilité avec laquelle de nouvelles incriminations capitales ont été rajoutées au Code au cours du XXe siècle. Mais si « vengeance » il y a, il n’en demeure pas moins que son application rentre dans le cadre d’une procédure judiciaire. Elle repose par conséquent sur des règles, sur une technique « rationnelle », même si juger un fait et une personne continue de

195 Julie LE QUANG SANG, La Loi et le bourreau, op. cit., p. 195-197. 196 Ibid., p. 198.

197 Jean-Yves LE NAOUR, Histoire de l’abolition, op. cit., p.361 198 Michel COUDERC, « Histoire de la peine de mort… », thèse citée.

s’apparenter à un art plutôt qu’à une science. Les pulsions vindicatives de la foule, de l’« opinion publique », des proches des victimes sont ainsi canalisées, et même théoriquement mises à l’écart, le droit, comme tout bon juriste le sait, étant distinct de la morale. Canalisées, mais peut-être aussi légitimées et encouragées par cette reconnaissance officielle du caractère impardonnable de certains crimes.

Par ailleurs, le pouvoir n’a de cesse de se croire sur le point d’être débordé par des citoyens vengeurs : le traumatisme des « massacres de septembre », en 1792, où la foule insurrectionnelle s’était déchaîné contre la population des prisons199, n’est peut-être pas toujours conscient, mais cet épisode peut constituer une peur enfouie de la part du pouvoir. Les émotions ne restent pas à la porte du tribunal, comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner à propos de certains mouvements du public des assises. Elles s’invitent dès le début de l’enquête, tant l’exercice de la procédure laissant une large place à l’interprétation des données200. C’est ce à quoi le prochain chapitre est consacré.

199 Frédéric BLUCHE, Septembre 1792. Logiques d’un massacre, Paris, R. Laffont, 1986.

200 Nous parlons de « données », car il y a déjà un effort d’interprétation pour les constituer en « fait », et déterminer, par exemple, que tel décès est survenu à la suite d’une action humaine extérieure, et non par une cause naturelle, accidentelle, ou résultant d’un suicide ; qu’un décès, donc, est bien un « homicide », pour ne parler que de l’une des causes susceptibles d’envoyer quelqu’un à la guillotine. Ces « faits » sont une construction, par l’observation et les déclarations de plusieurs parties. Cf. Thomas JANVILLE, La Qualification juridique des faits, Aix-en- Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2004, vol. I, cité par Eudoxie GALLARDO-GONGGRYP, La

CHAPITRE 2