• Aucun résultat trouvé

Au pays de Dupont-Lajoie ?

LA VOLONTÉ DE PUNIR

III. La crainte du lynchage comme justification du maintien de la peine capitale

2) Au pays de Dupont-Lajoie ?

La crainte du lynchage devient en effet très présente durant les relativement paisibles années 1970, alors que se développent les associations d’auto-défense et qu’ont lieu plusieurs

101 Rapport de synthèse de la Gendarmerie nationale, AN, 72AJ/384, cité dans Ibid., p. 341, note 9. Il s’agit pourtant d’un département où la peine de mort n’était plus prononcée depuis le milieu du XIXe siècle. L’épuration y est jugée trop molle par les associations de résistance locales : « sur plus d’un demi-millier de justiciables dont les dossiers avaient été soumis à son examen, moins de cent se sont vu infliger une peine : sept condamnations à mort (dont une seule rendue exécutoire) et cinquante-six condamnations diverses ont été prononcées […] Les chiffres seuls parlent éloquemment. Il n’est pas besoin de laïuser pour prouver que l’acte d’épuration en Hautes- Alpes, comme à peu près partout en France, n’a pas été réussi. » (Huon DESROCHES, « Faillite de l’Épuration dans les Hautes-Alpes », Le Maquisard, Organe mensuel des Anciens du Maquis et de la Résistance des Hautes-Alpes, n°11-12, novembre-décembre 1945, p.4).

102 Maurice PATIN, témoignage, Espoir, Revue de la Fondation et de l’Institut Charles de Gaulle, « De Gaulle et le rétablissement de la légalité républicaine », n°98, juillet 1994, p. 100.

103 Cf. infra, chap. 8, p. 426-427.

104 Sondage réalisé en utilisant la fonction recherche pour les mots-clefs « lynchage » et « lyncher » à partir des archives du Monde en ligne.

sanglantes expéditions punitives, qui ne se limitent d’ailleurs pas qu’à la seule figure du criminel. Après le meurtre d’un traminot marseillais par un déséquilibré algérien le 25 août 1973, ce dernier échappe de peu au lynchage et une vague de meurtres racistes s’abat sur la ville et ses alentours106. Racisme et diatribes contre la criminalité et la petite délinquance se mêlent pour justifier des meurtres, bien réels ceux-là, au cours de plusieurs ratonnades. Le film

Dupont-Lajoie, réalisé par Yves Boisset en 1974 montre un petit-bourgeois français, violeur et

assassin, faisant porter le chapeau de son crime à des immigrés et déclenchant une ratonnade. Il donne une image peu reluisante de cette France du milieu des années 1970, où la question de l’insécurité (re)devient un enjeu politique central. Cette image semble cependant appropriée pour ceux qui s’inquiètent de la montée vindicative107.

Les tensions sont exacerbées par le développement de milices d’autodéfense, parfois créées par des maires. Certes, presse, institutions et partis politiques condamnent les groupements et les actes d’autodéfense108. Ils sont cependant perçus comme la marque d’un risque de rupture de l’institution judiciaire avec l’opinion publique, comme l’exprime le ministre Jean Taittinger en 1974. Selon lui, face à la hausse de l’insécurité (ou du moins de ses chiffres…), « ces réactions sont compréhensibles, et l’autorité judiciaire ne saurait les négliger complètement sans encourir le risque, à plus ou moins long terme, d’une sorte de cassure entre la justice pénale et l’opinion mais ces réactions n’en sont pas moins excessives109 ». Si force doit rester à la loi, il faut que celle-ci s’accorde à ce que souhaite la population. Encore faudrait- il mesurer l’ampleur réelle de ce mouvement de formation de milices, qui semble occuper une place médiatique disproportionnée par rapport aux effectifs mobilisés par de telles initiatives, quand ces milices ne sont pas tout simplement des « fantômes », de pures inventions journalistiques110.

Seule l’association Légitime Défense semble avoir eu quelque influence et une certaine constance111. Son fondateur, l’ancien magistrat François Romério, place son engagement sous

le signe d’une « bouleversante pitié » pour les victimes. Il.se défend de toute sympathie

106 Eugène CLAUDIUS-PETIT, « Sentiment, instinct ou raison ? », Le Monde, 10 septembre 1973. Cf. sur le contexte de l’époque Yvan GASTAUT, « La flambée raciste de 1973 en France », Revue européenne des migrations

internationales, 1993, vol. 9, no 2, p. 61

‑75 ; ainsi que Fausto GIUDICE, Arabicides. Une chronique française,

1970-1991, Paris, La Découverte, coll. « Enquêtes », 1992, p. 93-139.

107 A. Ch., « Au pays de Dupont-Lajoie », Le Monde, 3 mars 1976.

108 Renaud DULONG, L’Autodéfense. Enquête sur quelques faits indécidables, Paris, Librairie des Méridiens, coll. « Sociologies au quotidien », 1983, p. 99

109 « L’autorité judiciaire doit durcir son attitude à l’égard de certaines catégories de criminels », Le Monde, 20 février 1974.

110 Renaud DULONG, L’Autodéfense, op. cit., p. 29-54.

d’extrême-droite, dénonçant le « néo-fascisme » criminel, comparant les délinquants aux nazis et se réclamant de la Déclaration des Droits de l’Homme112. Néanmoins il avertit :

les capitulations successives des Pouvoirs publics devant le crime, qui sont passées par plusieurs étapes : suppression des travaux forcés, de la relégation, minorité de faveur aux Assises, possibilités de sursis multiples, permissions, etc. font naître dans le public un réflexe justifié, de peur. Si cette politique de capitulation continue et s’amplifie par l’abolition de la peine de mort, les gens s’armeront et se défendront eux- mêmes113.

Devenu un problème politique, l’essor de l’autodéfense justifie en tout cas au plus haut niveau de l’État le maintien de la peine capitale, malgré les prises de position courageuses de Valery Giscard d’Estaing sur d’autres sujets de société, et malgré l’expression de son « aversion personnelle » pour la peine capitale pendant sa campagne de 1974, qui lui vaudra par la suite bien des sarcasmes. Ainsi, lors d’une conférence de presse donnée en 1978, le président précise les raisons de sa volonté de maintenir la peine capitale, tout en désignant les abolitionnistes comme des agitateurs, alliés objectifs des mouvements extrémistes :

Que font ceux qui, avec sans doute les meilleures intentions du monde, tout à coup, troublent ou inquiètent cette opinion ? Ils suscitent des réflexes d’auto-défense. Les Français se disent en effet : si le corps social n’est pas capable de nous défendre, nous nous défendrons nous-mêmes. On aboutit à la pire dégradation de l’état de justice114.

Pour le pouvoir, il ne faudrait pas laisser penser qu’il se laisse guider par de simples préoccupations électorales, comme le montre également une communication en Conseil des ministres sous forme de contre-argumentaire, où est exposé « le risque considérable que l’on prendrait en décidant brutalement une abolition totale et sans transition contre le gré d’une large majorité du peuple français. Les citoyens pourraient être tentés de se faire justice eux-mêmes puisqu’ils considéreraient que l’État ne s’acquitte pas de sa tâche115 ».

L’abolition de la peine de mort en 1981 ne réalise cependant pas ces sinistres prédictions, même si quelques cas de chasses à l’homme sont encore à signaler, comme par exemple après un crime sordide commis à Saint-Nicolas-de-la-Balerme (Lot-et-Garonne), en 1982 par un jeune Marocain116. Les mouvements d’hostilité vis-à-vis des criminels sont toujours visibles,

112 François ROMERIO, Plaidoyer pour la légitime défense, Paris, Éditions du Dauphin, coll. « Controverses », 1979.

113 Ibid., p 127.

114 Verbatim de la conférence de presse du 21 novembre 1978, p. 33-34, AN, 5AG3/2197.

115 Communication au Conseil des ministres, non datée (probablement celui du 20 juin 1979), AN, 5AG3/2197. 116 Pierre GEORGES, « Après le crime de Saint-Nicolas-de-la-Balerme, la colère retombe », Le Monde, 25 septembre 1982 : « trente-six heures de folie, où les gendarmes accusés d’incompétence dans la conduite des opérations devront finir par désarmer les civils les plus excités, saisir les fusils de chasse et, par mesure de précaution, évacuer trente-deux travailleurs marocains », même si le journaliste se montre compréhensif car « pour l’essentiel, ce furent plutôt de braves gens saisis par la fureur, la peur et la soif de vengeance qui s’en allèrent, toutes affaires cessantes, à la chasse à l’homme pour un tabou franchi », et non pas des racistes ou des « Dupont- la-Joie ».

on recense toujours des cas de « légitime défense » litigieux mais les milices et les lynchages ne se sont pas développés. Pourtant, le magistrat Raoul Béteille évoque toujours en 1988 la peine de mort « comme la seule façon d’éviter que les vengeances personnelles se multiplient117 ». Il est surprenant de constater le singulier manque de confiance manifesté vis- à-vis à la fois des comportements des Français et de la puissance de l’État, par ceux qui craignaient l’expansion des vengeances privées. Après les « treize heureuses118 », l’émergence du discours décliniste d’une société « en crise », économique d’abord, mais aussi morale, voire démographique, avec l’installation de nouvelles populations immigrées, peut, dans une certaine mesure, expliquer cette incertitude sur l’aptitude de l’État à gérer l’abolition de la peine capitale. Les médias rétentionnistes ne sont en effet pas en reste sur les multiples éléments d’un risque civilisationnel119.