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Élargissement des cibles de la vindicte publique

LA VOLONTÉ DE PUNIR

I. Les permanences des manifestations du chagrin et de la haine

4) Élargissement des cibles de la vindicte publique

La vindicte publique cible non seulement les criminels, mais aussi parfois leur famille, sauf quand elle prend des distances suffisantes avec la brebis galeuse. Elle s’adresse aussi à ceux qui donnent l’impression de les aider, c’est-à-dire les avocats, voire les juges et les hommes politiques. On est ainsi frappé de constater qu’en 1907 Mme Soleilland et son fils apparaissent comme de véritables victimes collatérales de l’affaire, presqu’au même titre que les Eberdeling. L’épouse du criminel renie ce dernier, et le dénonce pour avoir noirci le nom que porte leur enfant. L’infamie attachée à l’usage de la guillotine déteint sur tous les membres de la famille ce qui est considéré comme une injustice. Très tard dans le siècle, les familles subissent l’opprobre :

Je vous jure que le nom de Pauletto était dur à porter à Marseille… Des gens se sont introduits dans la maison de mes parents pour les cambrioler. Ils ont tout saccagé, ils ont déposé des excréments dans les lits. Pendant longtemps, au moindre contrôle policier, mon neveu était mis en garde à vue. À la moindre démarche administrative, il était enquiquiné, examiné sous toutes les coutures77.

Les hommes politiques et le système judiciaire ne sont pas épargnés par les soupçons de « complicité ». En 1907, une lettre reçue par la Préfecture de police montre l’élargissement de la haine à un appareil d’État perçu comme complice des criminels, accusé de « donner satisfaction à ces apaches qu’au fond, ne sont que vos satellites. […] Merde, merde, merde pour vous et les complices de Soleilland, qui augmentent les droits sur les vermouts et patente[nt] les assassins78 ». Certaines sont clairement menaçantes pour le président Fallières, cible de

nombreuses caricatures. Les lettres écrites à Vincent Auriol, tout en clamant leur indignation et en condamnant les « manquements » du président, respectent quant à elle des formes élémentaires de courtoisie. Ces deux échantillons de lettres ne sont pas comparables, puisqu’il est probable que le service du courrier de l’Élysée effectue un tri en écartant les plis anonymes.

76 Georges DIRAND et Pierre JOLY, Maître, vous avez la parole : René Floriot, Raymond Filippi, Joannès Ambre, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p. 219.

77 Frédérique LEBELLEY, Tête à tête, op. cit., p. 32.

Néanmoins, on peut penser que la colère contre les hommes politiques s’exprime moins sur ce sujet lorsque le sort de la peine de mort n’est pas en jeu.

Les avocats captent aussi une partie de la vindicte publique. Christian Bonnenfant, défenseur de Bernard Cousty en 1972, exprime son malaise après le procès : « Pour la première fois dans ma carrière d’avocat, j’ai ressenti une hostilité de tous les instants et pour la première fois, j’ai eu cette détestable impression qu’en assurant la défense de Bernard Cousty, j’étais devenu en quelque sorte l’ennemi79 ». Robert Badinter explique comment lui-même reçut des tombereaux de lettres de menaces au moment où il s’est emparé de l’affaire Patrick Henry : « dans les grandes affaires criminelles, après l’arrestation du coupable, indignation et colère populaire retombent. S’agissant de Patrick Henry, elles ne désarmaient pas. Mon courrier charriait toujours la même écume de menaces de mort, de supplices promis à ma femme et à mes enfants pour venger les parents Bertrand » ; « des correspondants anonymes évoquaient avec délices l’assassinat de nos enfants80 ». Les menaces ne restent pas à l’état de simples projets, puisqu’une petite bombe artisanale explose sur son palier81. Il est également, après sa plaidoirie, directement pris à partie par le frère de la victime de Garceau82. Il représente certes une cible particulière, étant devenu depuis l’affaire Buffet-Bontems l’une des principales voix de l’abolition, et par conséquent une sorte de symbole. Mais comme il le souligne, le bâtonnier Bocquillon, premier avocat de Patrick Henry, à la surface médiatique bien plus restreinte, découvrit lui aussi « dans son courrier ce que la haine peut inspirer à des fanatiques anonymes83 ». Des menaces similaires pèsent sur l’avocate d’André Pauletto84.

Cette haine des criminels qui s’élargit aux avocats, voire à leur famille, est-elle spécifique aux années 1970, où beaucoup trop d’accusés parviennent à sauver leur tête aux yeux d’une large partie de l’opinion publique ? Les signes d’hostilité directe envers les avocats de la défense semblent moins marqués auparavant. Certes, Vincent de Moro-Giafferri, dans les années 1920 et 1930, « fut confronté, comme la plupart des avocats, au questionnement de ceux qui ne comprennent pas que l’on puisse défendre d’odieux personnages85 ». Il semble cependant dans son rôle lorsqu’il tente d’arracher à la mort des criminels épouvantables tels que Landru, Rayssac ou Weidmann, et nul ne semble lui en faire grief. Là encore, la montée du « risque abolitionniste » entraîne probablement davantage de colère contre les défenseurs des criminels

79 P-C INNOCENZI, « Bernard Cousty condamné à mort », art. cit., p. 21. 80 Robert BADINTER, L’Abolition, op. cit., p. 59 et 79.

81 Ibid., p. 60 82 Ibid., p. 201-202. 83 Ibid., p. 47.

84 Frédérique LEBELLEY, Tête à tête, op. cit., p. 32.

accusés de vouloir, en quelque sorte, fausser le jeu de l’audience judiciaire en posant la question de l’abolition.

Hormis cette sorte d’élargissement des cibles, peut-on repérer des inflexions dans la façon et les mots dont les émotions s’expriment ? Le parallèle esquissé en ouverture est-il justifié ? Les formes de mobilisation « spontanée », les attroupements ou applaudissements de verdict apparaissent immuables. L’avènement de la télévision représente certes un tournant, en offrant une tribune aux proches de victimes et en relayant « en direct » leur émotion et leur douleur, mais aussi aux citoyens indignés réclamant « justice ». Aujourd’hui, les réseaux sociaux constituent un média essentiel de mobilisation de production et de diffusion des émotions « négatives », d’autant plus efficace que le relatif anonymat entraîne une absence de filtre et une surreprésentation des propos les plus extrêmes.