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La qualification des faits

LA FABRIQUE DES PEINES CAPITALES

I. Constituer une affaire où la peine capitale est en jeu

2) La qualification des faits

Avant toute affaire, le crime doit ainsi être reconnu et désigné en tant que tel, que ce soit par l’entourage de la victime, par le médecin ou par les forces de police26. En termes juridiques,

21 Rapport de grâce sur M. Hombourger, dossier 156 PM 49, AN, 4AG/668.

22 Pour un bref résumé sur la question, ainsi que sur la notion voisine de coaction, cf. Elisa BARON, « La coaction en droit pénal », thèse de doctorat en droit, Université Montesquieu - Bordeaux IV, 2012, p. 11 et suivantes, et pour une synthèse des études consacrées à la complicité proprement dite, p. 29.

23 La tentative se caractérise par une « volonté irrévocable s’étant traduite par un acte matériel consistant dans un commencement d’exécution », « commencement d’exécution » qu’il faut distinguer des « actes préparatoires ». La complicité est le fait d’avoir facilité ou permis l’exécution d’un crime. Sur les problèmes de jurisprudence soulevés par l’imprécision des termes « complicité » et « tentative », et la délicatesse à qualifier certains faits, cf. Charles GERTHOFFER, « La tentative et la complicité », dans La Chambre criminelle et sa jurisprudence. Recueil

d’études en hommage à la mémoire de Maurice Patin., Paris, Cujas, 1966, p.153-177. Pour un point de vue actuel :

Pierre-André BON, La Causalité en droit pénal, Paris, LGDJ, Université de Poitiers, 2006.

24 Maria Teresa GOMEZ NIEVES, « Les rapports entre la tentative et la complicité (Le minimum de criminalité) », thèse de doctorat en droit pénal, Paris 2, 1984.

25 ThorstenSELLIN, The Death Penalty. A Report for the Model Penal Code Project of the American Law Institute, Philadelphie, American Law Institute, 1959. Cf., bien avant cela, les conclusions d’Aristide Briand dans le rapport du Compte général de l’administration de la justice criminelle, 1906, p. XVIII.

26 Le lecteur aura compris que notre approche s’inspire de celles d’Howard S. Becker et d’Erwing Goffman. On pourra aussi se référer à la métaphore techno-industrielle du système judiciaire comme « fabrique », que nous

il s’agit d’établir le « corps du crime ». Certains cas posent problème, et policiers et magistrats ont une certaine marge de manœuvre pour constituer des données en « faits27 » relevant d’un

« crime capital ». Dans l’écrasante majorité des affaires ayant conduit à la peine capitale, le caractère criminel de la mort ne fait aucun doute, dès les premières constatations : les forces de police ou de gendarmerie n’hésitent pas à dresser des procès-verbaux de flagrance d’assassinat28. Depuis un arrêt de la cour de Cassation de 1906, les victimes ou les proches peuvent porter plainte avec constitution de partie civile auprès d’un juge d’instruction, mais ce dernier n’est pas obligé de les suivre. Même convaincue d’un crime, une partie civile ne peut de son propre chef envoyer une affaire aux assises 29. Certaines affaires s’y concluent cependant malgré les réticences du procureur30. Le plus souvent, c’est le parquet qui, dès la constatation des « faits », avant même parfois l’identification de la victime, déclenche lui-même l’action publique.

Avant d’être traités par la justice, les « faits » ainsi établis doivent être « qualifiés », c’est- à-dire recevoir une dénomination juridique qui détermine, en grande partie, la juridiction de jugement et la peine envisageable. Dans le système français, le parquet qui a l’initiative des poursuites, décide de la saisine d’un magistrat instructeur en formulant un réquisitoire introductif. Une qualification est alors proposée, reprenant ou non les termes policiers. Le juge d’instruction n’y est théoriquement pas lié, comme il n’est pas lié aux investigations sur les seules personnes désignées dans le réquisitoire31. Souvent, le parquet énonce la qualification la plus grave pouvant être retenue, à charge pour le juge de la ramener à une plus juste mesure au cours son instruction32. Les faits sont à nouveau qualifiés par la chambre des mises en

accusation avant le renvoi devant les assises. La qualification définitive n’est acquise qu’à partir du moment où les jurés ont répondu aux différentes questions sur la nature des faits et leur caractère volontaire, questions soumises par le président de la cour. Le nuancier même de ce

avons repris dans l’intitulé de ce chapitre, métaphore filée par Lucie JOUVET et Jean-Marie BESSETTE, « Vers une approche sociologique de l’erreur judiciaire », dans Benoît GARNOT (dir.), L’Erreur judiciaire, de Jeanne d’Arc à

Roland Agret, Paris, Éd. Imago, 2004, p. 231.

27 Ces « faits » sont donc eux-mêmes une construction, par l’observation et les déclarations de plusieurs parties, et cette construction est préalable à l’opération de qualification. Cf. Thomas JANVILLE, La Qualification juridique

des faits, op. cit.

28 Cf. par exemple en 1911 l’affaire Maillet, AD 84, 2 U 628.

29 Soulignons que le terme de « victime » n’apparaît pas dans le Code d’instruction criminelle de 1808, qui n’évoque dans son article 63 que les personnes « lésées » susceptibles de se porter partie civile. Le code de 1808 réduit leurs droits au profit du ministère public, par rapport à la loi des 16-29 septembre 1791 qui permettait au plaignant de saisir directement le jury d’accusation. Cf. Jean-Louis HALPERIN, « La défense de la victime en France aux XIXe et XXe siècles », dans Benoît GARNOT (dir.), Les Victimes, des oubliées..., op. cit., p. 59-66.

30 Cf. infra, p. 96-97.

31 Jean-Jacques CLERE, « L’instruction préparatoire… », art. cit., p. 214 et suivantes.

32 Jacky COULON, « Qualification pénale à l’ouverture d’une information », dans Olivier DECIMA (dir.), La

questionnaire dépend des conclusions de l’instruction et des débats, le président n’étant pas lié par l’arrêt de renvoi. Il peut ainsi renoncer à poser la question de la préméditation, considérant dès lors que les jurés n’ont à juger qu’un meurtre, voire de simples « coups mortels ».

La plupart des affaires dont nous allons parler excitent l’indignation populaire, et les juristes sont bien conscients que « la qualification pénale relève, souvent, bien plus du domaine de l’affect que de la raison33 », ce qui peut amener à une certaine inventivité, comme on a déjà pu s’en apercevoir à propos de l’enlèvement du petit Claude Malméjac. Elle n’en reste pas moins une « opération incontournable » dans la procédure, cherchant à transformer les faits en objets de droit, et revêtant ainsi le caractère d’un exercice de traduction34. La qualification garde une part d’arbitraire et de libre appréciation de la part du magistrat, mais elle est fortement encadrée par une nécessité de cohérence avec le reste de la jurisprudence. Assez souvent, la « sensibilité des affaires qui sont de la compétence de la justice pénale jette des doutes quant à l’impartialité35 » de cette opération.

Intention de donner la mort et préméditation

En effet, alors que l’on pourrait penser que la plupart des crimes susceptibles d’entraîner la peine de mort sont si atroces qu’ils ne suscitent pas de difficultés d’interprétation, le problème de l’intentionnalité et de la préméditation se pose de manière récurrente. Le meurtre « simple », impulsif, ne suffit pas à requérir la peine de mort. Il faut donc prouver que l’homicide était volontaire36 (écartant donc la qualification de « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ») et, en l’absence de tout autre crime commis de manière concomitante, qu’il était « prémédité », pour pouvoir retenir la qualification d’assassinat37. Là encore, la

notion de préméditation pose problème. Certes, cette circonstance aggravante « subjective » est définie par le Code pénal, dans son article 237 : « La préméditation consiste dans le dessein formé avant l’action d’attenter à la personne d’un individu déterminé, ou même de celui qui

33 Eudoxie GALLARDO-GONGGRYP, La Qualification pénale des faits, op. cit., p. 17. 34 Ibid., p. 18-19.

35 Ibid., p. 22.

36 Cf. sur ce point Jean-François TANGUY, « Tuer sans intention de tuer : quand l’intention, et non l’effet, construit le crime », dans Antoine FOLLAIN, Bruno LEMESLE, Michel NASSIET, Eric PIERRE et Pascale QUINCY- LEFEBVRE (dir.), La Violence et le judiciaire, op. cit., p. 251-263.

37 Il y a aussi le cas particulier de l’infanticide, entendu comme le meurtre d’un enfant nouveau-né, constitué comme une qualification à part. Il est considéré comme un crime passible de la peine capitale jusqu’en 1902. Devant le nombre élevé d’« acquittements scandaleux », la pression a été importante pour atténuer les peines afin de faciliter les condamnations. L’infanticide est même correctionnalisé sous Vichy et pendant une partie de la IVe République. Le rétablissement de l’infanticide comme crime passible des assises fait alors débat devant la crainte de l’indulgence des jurys. Cf. les débats au sein de la Commission de justice et législation de l’Assemblée nationale en mars et avril 1951, AN, C/15394.

sera trouvé ou rencontré quand même ce dessein serait dépendant de quelque circonstance ou de quelque condition ». « Partant du désir de punir les crimes les plus graves, la notion de préméditation rencontre aisément le sens commun38. » Mais dans quel intervalle de temps avant

le meurtre la décision de tuer doit-elle être prise pour que l’on puisse parler de « geste prémédité » ?

Jean-Claude Farcy, dans une récente communication, a montré la faiblesse de la réflexion doctrinale au XIXe siècle sur ces questions, et la confusion fréquemment opérée entre crime délibéré et crime prémédité : « la confusion, dans l’utilisation de cette circonstance aggravante de la préméditation, tient à la difficulté de distinguer la maturation (psychologique) de l’idée criminelle (qui peut être longue) du passage à l’acte préparé à l’avance39 ». Des critiques se font par conséquent jour contre la notion de préméditation dès la fin du XIXe siècle. Un des rares juristes à s’être penché sur la question au début du XXe siècle reprend ces critiques et souligne qu’« à l’exception des réflexes, tout acte est réfléchi : il n’y en a que quelques-uns qui soient médités, mûris ; la méditation n’est qu’une plus longue réflexion » et soutient que « la préméditation criminelle ou mieux la préméditation, comme circonstance aggravante du meurtre ne se justifie pas subjectivement ; elle ne devrait donc pas exister dans une bonne législation40 ».

Alors que les circonstances de guet-apens et d’embuscade, ou le fait d’emporter avec soi une arme, suffisent fréquemment à établir la préméditation, les avocats de la défense se battent afin de démontrer que le guet-apens avait pour seul but de voler, et non de tuer, ou que, bien que porteur d’une arme, l’accusé n’avait pas l’intention de s’en servir et l’a utilisée dans un mouvement de panique. Du côté de l’accusation, même si un meurtre accompagné d’un autre crime, comme le vol qualifié (c’est-à-dire un vol avec violences), ou le parricide, suffisent à envoyer une personne sur la guillotine, la question de la requalification du meurtre en assassinat est importante par l’effet qu’elle produit sur le jury. C’est donc une manœuvre habituelle d’insister sur cette question, alors même qu’elle n’est pas toujours requise pour entraîner la peine capitale, comme le montre Jean-Claude Farcy41.

38 Jean-Claude FARCY, « Apprécier la préméditation. Quelques remarques sur la pratique judiciaire au XIXe siècle », actes (à paraître) de la journée d’études La préméditation. Du siècle des Lumières à nos jours, approches

croisées. I. Circonstances et figures, tenue le 10 avril 2015 à l’université de Limoges, organisée par Anne-Claude

Ambroise-Rendu et Frédéric Chauvaud. Je remercie M. Farcy d’avoir bien voulu me confier la version non- définitive de cette communication.

39 Ibid.

40 Visoiu CORNATEANO, Essai d’une théorie juridique et médico-légale de la préméditation criminelle, Paris, Sirey, coll. « Travaux de la Conférence de droit pénal de la Faculté de droit », 1910, p. 3 et p. 1.

41 Jean-Claude FARCY, « Apprécier la préméditation... », communication citée. Il montre par ailleurs que si les jurys déqualifient dans une proposition non-négligeable l’incrimination d’assassinat jusqu’en 1871, ils semblent

Tribunal correctionnel ou cour d’assises ?

Si les cas de controverse sur la qualification des faits portent le plus souvent sur ces aspects, d’autres exemples offrent des écarts bien plus larges entre la version de la défense et celle de l’accusation. Ainsi, en 1954, dans l’affaire Armand Casanova, l’accusé et son avocat reconnaissent la plupart des faits et la responsabilité dans la mort d’un policier mais rejettent la qualification retenue. L’individu inculpé est un récidiviste fraîchement libéré, relégable, ayant volé une camionnette. Il a refusé d’obtempérer à un contrôle de police et après une folle course- poursuite dans les rues de Paris, a renversé un policier, qui est décédé quelques heures après des suites d’un traumatisme crânien. Le suspect est venu se livrer à la police le lendemain : il escomptait, déclare-t-il, qu’on ne le poursuivrait que pour un délit de fuite, accompagné d’un homicide par négligence, délits qui relèvent d’un tribunal correctionnel. Le parquet, sous la pression notamment de la Fédération Syndicale des Personnels de la Préfecture de Police qui se porte partie civile, retient l’intention homicide, arguant du fait que l’accusé n’a pas fait usage de ses freins. L’incrimination retenue est celle de « violences contre des agents de la force publique, agissant dans l’exercice de leurs fonctions, avec intention de donner la mort », crime passible de la peine capitale. Le juge d’instruction et la chambre des mises en accusation adoptent cette position et renvoient l’affaire devant les assises. Le jury suit les réquisitions de l’avocat général qui dans son rapport transmis à la Chancellerie donne un avis défavorable à la grâce. La cour d’assises, explique-t-il, a estimé en effet « qu’il fallait faire un exemple eu égard à la multiplicité d’attentats de cette nature commis en 1954 contre des agents de police en service commandé ». L’avocat de la défense souligne que c’est la première fois en France que l’on retient l’intention homicide pour un accident survenu avec un véhicule, Le rapporteur de la grâce relève que c’est aussi la première fois qu’un agent a été tué dans de pareilles conditions42. Armand Casanova est finalement gracié.

On trouve également des cas opposés, où la justice renâcle à envoyer aux assises ce qu’elle aurait préféré juger en correctionnelle, voire ne pas juger du tout. En 1906, une affaire de fratricide tourne en défaveur de la victime. Son grand frère lui a vidé un chargeur de cinq balles dans la tête, afin qu’il ne révèle pas une liaison (supposée) avec une femme mariée. Le petit frère en a miraculeusement réchappé. Mais l’accusé est le « bon » frère de la fratrie, malgré

après cela privilégier la pratique de l’attribution des circonstances atténuantes afin de diminuer la peine applicable, sauf dans le cas des « crimes passionnels », où une préméditation évidente peut être niée. En revanche, en cas de crime particulièrement atroce, ils sont assez prompts à maintenir cette incrimination même si cette dernière n’est guère étayée.

sa passion adultérine : il est travailleur, respectueux de ses parents, alors que la victime est le « mauvais » frère, noceur, voleur, « mauvais sujet ». La famille (très bourgeoise) cherche à étouffer l’affaire en la faisant passer pour une tentative de suicide. L’avocat général fustige ainsi la victime :

Si Louis Bradines avait valu quelque chose, il serait mort ! Tous les coups l’ont atteint à la tête ! Comme il ne valait rien il en a été quitte pour dix jours d’hôpital. Aujourd’hui, il n’y parait plus. […] Il donne [à sa famille] huit jours pour lui trouver dix mille francs. Ce délai expiré, il écrit au Procureur de la République pour se plaindre qu’on ait laissé son frère Jacques en liberté. Il exige qu’il soit poursuivi ! Il entend que l’affaire ne soit pas correctionnalisée pour coups et blessures ! Il demande pour son frère la cour d’Assises ! 43

Sans l’insistance de Louis Bradines, le parquet n’aurait pas ouvert d’enquête sur ce drame familial, touchant des notables, et aurait été prêt à correctionnaliser une affaire qui ressemble pourtant fortement à une tentative d’assassinat, théoriquement passible de la peine capitale. Si Caïn avait tiré sur Abel, au lieu de l’inverse, l’avocat général aurait sans doute été moins clément, mais Abel s’en tire bien. Inutile de préciser qu’avec un tel « réquisitoire », l’avocat de la défense n’a plus grand-chose à faire pour que son client soit purement et simplement acquitté. Les jurés ont nié les faits les plus élémentaires pour éviter d’envoyer ce pauvre jeune homme en prison.

La qualification uniforme des faits camoufle ainsi des réalités fort diverses, et nombre d’incriminations reconnues comme passibles de la peine de mort n’ont en fait aucune chance de l’entraîner. En 1905 sur 758 « homicides passibles de la peine de mort » comptabilisés par le ministère de la Justice, 18 seulement sont punis d’une condamnation à mort44 : ce n’est pas là le reflet d’une grande indulgence, mais plutôt celui de l’incapacité à faire aboutir les affaires, et de l’absence de prise en compte des spécificités propres à chaque homicide.