• Aucun résultat trouvé

La discrétion des parties civiles

LA FABRIQUE DES PEINES CAPITALES

III. La mise en place de stratégies pour le procès

4) La discrétion des parties civiles

Les parties civiles ne jouent qu’un faible rôle dans la phase d’instruction. Si elles peuvent porter plainte et susciter ainsi l’action publique, elles ne peuvent contraindre à l’ouverture d’une information criminelle, et certains juristes estiment même qu’elles devraient être tenues à l’écart de ce type d’affaires, parachevant le remplacement de vengeance privée par la vindicte publique169. En effet, dès l’Ancien régime, on retrouve l’idée que la « réparation de la victime » est « implicitement » contenue dans la rétribution publique170 ». Malgré cela, au XXe siècle, l’action civile continue de « se décomposer en une double couleur » : d’une part, « elle est le moyen d’obtenir réparation du dommage subi », d’autre part, elle « contient un moyen de vengeance », « parce que la notion de communauté familiale et celle de la continuation de la personne du défunt permettent de considérer que la vengeance se transmet avec le patrimoine171 ».

167 Jean-Yves LE NAOUR, Histoire de l’abolition, op. cit., p. 276. Parisot déclare : « Cette campagne contre la peine de mort, elle provient d’un groupe d’intellectuels qui avait besoin d’un terrain pour lancer son idée. Elle ne vient pas du fond du peuple français », « Le principe de la peine de mort mis en cause par un récent verdict », Le

Républicain Lorrain, 29 janvier 1958, p. 7.

168 Jean-Michel SIEKLUCKI, Les Criminels..., op. cit., p. 121 et p. 226. Cela ne facilite d’ailleurs pas forcément le travail de l’avocat, puisque la peine de mort peut quand même être prononcée : « Le réquisitoire à cet égard était un piège terrible. Plaider contre [la peine de mort] alors qu’elle n’était pas requise paraîtrait suspect. N’en avoir rien dit si elle était prononcée serait épouvantable » (p. 227).

169 Ainsi de C.-G. TENEKIDES, « De la défense en matière criminelle », thèse de droit, Paris, 1897, p. 173, cité par Jean-Louis HALPERIN, « La défense de la victime… », art. cit., p. 60. Suggestion également rappelée par Jean Larguier, même si ce dernier s’y oppose, considérant « qu’il est peut-être essentiel, pour le délinquant lui-même, son châtiment, et même sa rééducation, d’avoir sa victime (ou les héritiers de celle-ci) en face de lui », dans « Remarques sur l’action civile exercée par une personne autre que la victime », Mélanges Maurice Patin, op. cit., p. 393-394.

170 Jean-Pierre ALLINNE, « Œuvre de justice et victimes », dans ASSOCIATION FRANÇAISE POUR LHISTOIRE DE LA

JUSTICE, La Cour d’assises. Bilan d’un héritage démocratique, Paris, La Documentation française, 2001, p. 248. 171 Jean LARGUIER, « Remarques sur l’action civile… », art. cit., p. 388-389.

Le code de 1808 prévoyait que les parties civiles puissent indiquer des témoins (que le juge n’est pas obligé d’entendre), s’opposer à l’élargissement d’un prévenu, présenter un mémoire devant la chambre des mises en accusation, demander le renvoi de l’affaire à un autre juge pour cause de suspicion légitime172. Jusqu’à la loi du 22 mars 1921, elles étaient moins bien traitées que l’accusé et n’avaient pas accès au dossier, et pas de possibilité d’être assistées d’un conseil lors d’une audition173. Tout au plus les voit-on essayer de restaurer la réputation des victimes lorsque la mémoire de celles-ci est, à leurs yeux, salie par les agresseurs174, ou se plaindre, dans certains cas, des pressions exercées par les prévenus sur les témoins. Si les parties civiles se font discrètes, c’est aussi parce qu’elles risquent de se montrer impopulaires dès lors qu’elles semblent faire preuve d’un acharnement jugé excessif175. La soif de vengeance des proches des victimes peut être comprise et soutenue par l’opinion publique mais ils doivent se montrer dignes. Cette position « passive » des victimes et familles de victimes ne se modifie, on l’a vu, qu’à partir des années 1960. Faut-il alors parler d’un « inquiétant avènement176 » des victimes ? Les familles se saisissent peut-être davantage des instruments médiatiques, la figure des victimes est pourtant tout au long du XXe siècle extrêmement présente dans les procès criminels.

Outre les familles, ou les victimes elles-mêmes quand elles ont survécu, des organisations n’hésitent pas à se porter partie civile quand il leur semble que ce n’est pas seulement un individu, mais à travers lui un groupe ou une cause qui est attaquée, et ce malgré la jurisprudence restrictive de la Cour de cassation, qui entend réserver ce droit aux « victimes vraies177 ». Cette possibilité n’émerge qu’au début du XXe siècle pour les syndicats

(jurisprudence de 1913, loi de 1920) et pour d’autres groupements178. On retrouve aussi des

compagnies d’assurance dans le camp des parties civiles, comme dans l’affaire Sarret dans les années 1930, où les meurtres s’inscrivaient dans le cadre d’une escroquerie à l’assurance. Plus tardivement, dans les années 1970, se constitue aussi parties civiles des associations de défense

172 Jean-Louis HALPERIN, « La défense de la victime … », art. cit., p. 62.

173 René GARRAUD et Pierre GARRAUD, Précis de droit criminel (1934), op. cit., p. 873.

174 Selon une stratégie que l’on voit déjà à l’œuvre sous l’Ancien Régime : Jack THOMAS, « Les victimes accusées dans plusieurs causes célèbres à la fin de l’Ancien Régime », Benoît GARNOT (dir.), Les Victimes, des oubliées...,

op. cit., p. 75-86.

175 « On peut dire néanmoins que très largement l’opinion est portée à l’indulgence. Elle est donc, le plus souvent, contre la partie civile », Georges DIRAND et Pierre JOLY, Maître, vous avez la parole, op. cit., p. 74. Cette affirmation est cependant à relativiser pour les affaires les plus graves.

176 Denis SALAS, « L’inquiétant avènement de la victime », Sciences humaines, hors série n° 47, décembre 2004- janvier 2005, p. 90-93. De nombreux aspect des phénomènes décrits dans cet article nous semblent en réalité assez anciens et il faudrait faire remonter assez loin les racines de cette « nouvelle sensibilité collective ».

177 Jean LARGUIER, « Remarques sur l’action civile… », art. cit., p. , p. 386. 178 Jean-Louis HALPERIN, « La défense de la victime… », art. cit., p. 61.

des victimes, voire des « entrepreneurs de morale ». La loi du 9 avril 1975 ouvre par exemple l’action civile aux associations reconnues d’utilité publique « ayant pour objet statutaire la lutte contre le proxénétisme » en ce qui concerne « les infractions de proxénétisme prévues par le Code pénal ainsi que celles se rattachant directement ou indirectement au proxénétisme, qui ont causé un préjudice direct ou indirect à la mission qu’elle remplit179 », occasion dont s’empare

l’une d’entre elles lors du procès Djandoubi en 1977. Alors que le parquet et le juge d’instruction sont d’accord pour abandonner le délit de proxénétisme, assez fragile à établir, et où les qualifications de viol, assassinat et actes de torture semblent amplement suffisantes pour emporter la peine de mort, les « Équipes d’action contre la traite des femmes et des enfants » entendent transformer ce procès en celui du proxénétisme180.