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Une peine de mort fédératrice

LA VOLONTÉ DE PUNIR

I. Les permanences des manifestations du chagrin et de la haine

2) Une peine de mort fédératrice

Nulle part, en effet, le soutien populaire à la peine de mort ne semble mieux s’exprimer que lors de certaines guillotinades. Celles qui ont lieu après l’échec du projet de loi sur l’abolition à la Chambre fin 1908 sont des sortes de fêtes de retrouvailles, après presque trois ans de « moratoire », et une population joyeuse accueille avec soulagement le retour du bourreau et de sa mission de protection de la société. Une quadruple exécution inaugure à Béthune la remise en service de la guillotine, dans une atmosphère chaleureuse46, que l’on retrouve quelques semaines plus tard à Carpentras. Alors que, d’après un journaliste, « à la vérité, Danvers et son crime étaient quelque peu oubliés ; avec le temps, chacun s’en était désintéressé », la ferveur populaire semble pourtant bien présente en ce mois de janvier 1909 :

sous les murs de la prison, presque sous la lucarne cloisonnée de sa cellule, des chœurs ont entonné les oraisons liturgiques des agonisants et des trépassés […]. Dans les rues, l’animation est intense ; tout le monde est dehors ; c’est une foule en liesse que [le reporter] coudoie, la foule des grandes réjouissances populaires47.

Ces « fêtes » se retrouvent à Valence un peu plus tard, la même année. Cette ferveur se tasse au fur et à mesure que les exécutions se succèdent, sans disparaître complètement. Encore en 1939, l’exécution de Weidmann est décrite comme l’occasion d’un spectacle scandaleux. Il est en effet difficile de distinguer dans cette excitation la satisfaction d’un désir de vengeance ou un simple appétit voyeuriste pour la vue du sang. Les journaux décrivent des foules souvent moins vindicatives qu’indignement insouciantes et irrespectueuses de ce qui est en train de se jouer, et l’atmosphère de « kermesse » fait aussi partie des poncifs permettant, de part et d’autre de l’échiquier politique, de justifier les projets de dépublicisation de la peine capitale48.

Les attitudes semblent parfois plus calmes que ce qui est raconté dans la presse, ou que ce qui en est perçu par certains protagonistes. Des rapports de magistrats contredisent les versions

45 Robert BADINTER, L’Abolition, op. cit., p. 202.

46 Jean-Yves LE NAOUR, Histoire de l’abolition, op. cit., p. 243.

47 « Danvers va expier. Avant l’exécution », Le Petit Parisien, 26 janvier 1909, p. 1. 48 Emmanuel TAÏEB, La Guillotine au secret, op. cit., p. 52-66.

mentionnant des foules déchaînées. Toutes les manifestations ne sont d’ailleurs pas teintées d’hostilité. Dans les années 1930, une petite fille assistant à une exécution publique à Versailles (celle de Weidmann49 ?) se remémore une foule nombreuse, où « les gens étaient très réservés,

tristes, calmes. Aucun mouvement de foule. Nous étions très éprouvés, très touchés, très malheureux50 ». Il est possible que la fillette prête aux autres spectateurs de cette matinée des

émotions qui lui étaient propres, elle-même s’étant rendue sur les lieux non pas de son propre chef mais à l’initiative de sa mère. Nous sommes cependant ici bien loin de l’image d’une foule haineuse et vengeresse. S’il faut se méfier des lieux communs sur les foules assistant aux exécutions publiques, la multiplicité des descriptions décrivant la satisfaction d’une partie du public à voir expier un criminel invite cependant à ne pas considérer ces dernières seulement comme un simple fantasme journalistique à visée moralisatrice. Les débordements observés lors des exécutions de 1909 et 1910 sont moins observables après la Première guerre mondiale, en partie parce que les exécutions publiques se font de plus en plus à la dérobée, de manière matinale. La vindicte publique ne s’éteint d’ailleurs pas toujours au moment où le couperet s’abat sur le condamné et peut poursuivre le supplicié jusqu’au cimetière. Un pasteur, aumônier remplaçant, crée un incident à Lyon en prononçant une oraison funèbre pour un espion condamné et exécuté pendant la Première Guerre mondiale51 : il est vrai que ceux qui travaillent pour l’ennemi sont alors encore moins bien considérés que les criminels « ordinaires ».

Les attroupements, les « foules », plus ou moins actives ont pu apparaître comme des cautions du soutien populaire à la peine de mort pour certaines catégories de criminels. Elles embarrassaient aussi les autorités et les élites en manifestant des sentiments et des attitudes « indignes » et illégitimes. Il faut ajouter à ces formes de « soutien » inorganisées des vœux plus clairement exprimés, par le biais de pétitions. Ce mode d’expression est principalement utilisé lors des périodes de débat sur l’abolition, quand les abolitionnistes semblent avoir le vent en poupe. Il est aussi utilisé après l’abolition pour réclamer le rétablissement de la peine de mort52.

Pétitions et vœux sont surtout le fait d’autorités judiciaires ou locales lors du débat abolitionniste de 1906-190853, dans une France où les corps intermédiaires jouent encore un rôle important. De ce point de vue, les pétitions émises par les jurys à cette époque ne peuvent être considérées

49 Le témoin en question se rappelle de ce nom, mais l’âge auquel elle dit avoir assisté à la scène plaide pour une autre exécution, qui pourrait être celle de Morice.

50 Questionnaire écrit rempli par Mme D…, née en 1925 et souhaitant garder l’anonymat, reçu le 29 septembre 2014.

51 Rapport du Directeur de la circonscription pénitentiaire de Lyon au préfet du Rhône, 15 novembre 1915, AD 69, 1Y/240.

52 Par exemple, en 1988, les pétitions lancées à la suite de la mort de la petite Céline Jourdan et de plusieurs autres fillettes, Catherine DELSOL, « Peine de mort : le débat relancé », Le Figaro, 20 septembre 1988, p. 10.

comme une pure émanation « populaire », car s’y mêle le point de vue de magistrats hostiles aux politiques pénales jugées trop laxistes mises en place par les républicains et trop heureux de pouvoir ainsi manifester leur opposition54.

À partir des années 1970, les pétitions se caractérisent par leur caractère le plus massif possible : ainsi des pétitions envoyées à l’Élysée après l’assassinat en 1976 du petit Vincent Gallardo, âgé de 6 ans. Le maire du Pradet (Var), où résidaient l’enfant et sa famille mobilise la population pour recueillir le plus de signatures possibles. Il mentionne dans une lettre envoyée à l’Élysée qu’ « une manifestation spontanée s’est déroulée le 23 juillet devant [sa] Mairie à l’issue de laquelle un manifeste [lui] a été remis », texte appelant à la peine de mort. Le caractère « spontané » est en effet à relativiser, puisque qu’il semble que ce manifeste, reproduit en en-tête des différentes pétitions, émane bien du maire. Le recueil des signatures est par contre probablement l’œuvre de volontaires. Il y a de plus un cahier de pétition issu d’une initiative personnelle : le nom de l’initiateur figure sur le cahier, dont la décoration est émouvante (des photos du petit garçon) et le message implacable : « À mort l’assassin ! », « un châtiment exemplaire une souffrance illimitée ». Le manifeste qui rassemble dans une même phrase les habitants du Pradet et les estivants, cherche quant à lui à élargir la dimension locale de ces listes et à leur donner une résonnance plus nationale en y associant les touristes issus du reste de la France. Ce sont ainsi plusieurs milliers de noms qui parviennent à la présidence55. En 1988, la pétition lancée à la suite de l’assassinat de Céline Jourdan recueille plusieurs dizaines de milliers de signatures56.

Les « référendums de presse » sont quant à eux organisés en 1907, avec le fameux référendum du Petit Parisien rassemblant 1412347 réponses, dont 1083655 en faveur de la peine capitale57, comme en 197958. Ils s’inscrivent aussi bien dans une démarche politique que

« réclamiste59 ». Le moins que l’on puisse dire est que la ligne éditoriale laisse généralement peu

54 Julie LE QUANG SANG, La Loi et le bourreau, op. cit. ; Bernard SCHNAPPER, « Le jury criminel, un mythe démocratique (1791-1980) », Histoire de la Justice, 1988, no 1, p. 9

‑17.

55 Pétitions émanant de la commune du Pradet, remise à Olivier Fouquet, conseiller technique à la présidence, AN, AG/5(3)/798. L’assassin de Vincent Gallardo ne fut jamais retrouvé, l’affaire a été classée et est désormais prescrite.

56 Catherine DELSOL, « Peine de mort : le débat relancé », art. cit.

57 « Êtes-vous partisan de la peine de mort ? », Le Petit Parisien, 5 novembre 1907. Sur ce référendum, cf. Conrad CANNAVO, Le Référendum du « Petit Parisien » sur la peine de mort, novembre 1907, Paris, Centre de formation des journalistes, 1970.

58 Le Dauphiné Libéré, 20 décembre 1979.

59 Benoît LENOBLE, « Le réclamisme. Naissance de l’évènement médiatique en 1900 », Sociétés &

Représentations, décembre 2011, vol. 32, p. 7796. Le Petit Parisien, notamment, présente son référendum sous

de doute sur le résultat final. Juste avant de poser la question « Qu’en pense le grand public ? »,

Le Petit Parisien martèle :

C’est précisément à l’heure où les sinistres phalanges, qui menacent nuit et jour les personnes ou leurs biens, n’ont peut-être jamais été plus compactes et mieux entraînées, qu’un certain nombre de gens s’inspirant, disent-ils, de sentiments humanitaires, songent à proposer la suppression de notre code du seul châtiment susceptible d’inspirer quelque crainte aux bandits dressés en face la société : la peine de mort60

La consultation du Dauphiné Libéré, en 1979, est aussi lancée en ces termes :

Que l’on protège les innocents avant de protéger les criminels. Que l’on ne fasse pas de politique avec la vie. Que l’on ne confonde pas laxisme et morale au nom de principes sacro-saints. La victime ne crie pas « à mort ». C’est aux vivants de savoir faire ce choix redoutable. Chaque jour la peine de mort est appliquée à des innocents par des monstres. C’est pourquoi aujourd’hui, nous aimerions avoir votre sentiment et nous vous demandons de bien vouloir répondre. [...]61

De manière plus diffuse, des syndicats professionnels (personnel bancaire, taxis, gardiens de prison) peuvent organiser des débrayages et appeler à la fermeté afin de protester contre l’insécurité spécifique dont ils s’estiment victimes. En 1951, le préfet de l’Hérault avise la Chancellerie « de l’émotion provoquée parmi le personnel de la Mutualité et de la Coopération Agricoles de l’Hérault, par la nouvelle selon laquelle Jean Guibal avait été gracié par M. le Président de la République. […] Dès qu’ils eurent connaissance de la mesure de clémence dont avait bénéficié Jean Guibal, 600 employés des organisations agricoles ont manifesté leur réprobation par un arrêt de travail d’une demi-heure62 ». Les syndicats pénitentiaires,

notamment Force Ouvrière, jouent un rôle actif dans la condamnation à mort de Buffet et Bontems et dans la campagne rétentionniste de la fin des années 1970.

L’appel à la mort du criminel fabrique du lien social, permet de trouver du réconfort face à l’inquiétude et à la menace63. A côté de ces expressions publiques en faveur de l’application de la peine de mort relayées dans la presse ou médiatisées par les pétitions, existent des sentiments plus intimes. Ils s’expriment dans des lettres adressées à la présidence, qui tout en respectant certaines formes, laissent percevoir indignation, incompréhension et chagrin.

60 « Grand référendum du Petit Parisien », Le Petit Parisien, 29 septembre 1907. 61 Line REIX, Le Dauphiné Libéré, 16 décembre 1979.

62 Lettre du préfet de l’Hérault au garde des Sceaux, 3 décembre 1951, AN, 4AG/670, dossier 35 PM 51.

63 Idée également exprimée, mais plus spécifiquement pour le spectacle de l’exécution publique dans le cadre de la société d’Ancien Régime, par Pascal Bastien : « l’exécution capitale était un extraordinaire instrument de solidarité et un agent toujours efficace du vivre-ensemble. ». Pascal BASTIEN, Une histoire de la peine de mort,

3) Ressentiments intimes : la peine de mort, une vengeance