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Identification des acteurs des recherches

Chapitre 2. Premiers textes dans le champ académique

2.2.3. La télévision et les enfants

- Sensibilisation de l’opinion publique

En 1965, le chercheur du CNRS André Glucksmann (1966) réalise un passage en revue des « recherches concernant les effets sur la jeunesse des scènes de violence au cinéma et à la télévision » pour le ministère de la Jeunesse et des Sports. En effet, depuis les années 30, à l’étranger comme en France, une tradition de discours et d’études sur la violence dans les médias et ses effets sur les enfants et les adolescents s’est installée : « Nous sommes devant un ensemble de livres et d’articles dont la lecture exhaustive dépasserait infiniment les moyens du spécialiste de l’enfance et de l’adolescence et le temps dont il dispose : si la bibliographie de l’Unesco retient déjà 500 titres, la bibliographie Le film et la jeunesse de Karl Heinrich, publiée en 1959, recense 2500 ouvrages. Encore n’est-elle pas complète […] » (ibid. : 74). En réalité, explique l’auteur, cette abondante littérature – qui se caractérise essentiellement par la confusion et la contradiction : tout et son contraire y est affirmé – a entraîné, pour l’opinion publique, une crainte de l’influence de ces images. André Glucksmann (id. : 116) montre qu’il n’est pas possible, à la lecture de ces textes, « d’établir définitivement un effet univoque des scènes de violence car trop de variables interviennent ».

Cela a contribué à produire un climat de méfiance à l’égard des images de télévision, cristallisé autour des scènes de violence et des publics d’enfants et d’adolescents. Dans une recherche où elle dénonce le paradoxe énoncé supra82, Élisabeth Baton-Hervé (2000) identifie les tenants et aboutissants de la prégnance des représentations relatives aux enfants et aux médias : d’une part, elle relève un écart entre l’état des savoirs et la vulgarisation des connaissances sur le sujet conduisant à des impasses ; d’autre part, l’occultation, par les tenants de l’industrie médiatique eux-mêmes (e.g. les journalistes) d’un certain nombre de données attestant des capacités réactives des jeunes, conduit ces derniers à diffuser des représentations erronées.

82 « Curieuse résistance que celle de l’opinion publique face à la lancinante question des effets des médias

sur les enfants. Depuis la fin des années 50, les chercheurs ont montré que les jeunes spectateurs étaient beaucoup plus actifs qu’on aurait pu le croire. Pourtant, l’idée reste tenace, par exemple, d’un risque permanent d’exposition des enfants à la télévision » (Baton-Hervé, 1999 : 205).

101 - Les capacités de réaction des individus

Non seulement il s’est agi d’évaluer le rapport des enfants à la télévision, mais la problématique a atteint des domaines voisins de celui de l’enfance, comme l’éducation. Dans les années 60, une série d’interrogations autour du rôle éducatif de l’institution scolaire et de ses rapports à la télévision trouve sa place dès les premières livraisons de la revue Communications, dont l’article inaugural est un texte de Georges Friedmann (1961) sur le thème « Enseignement et culture de masse » ; il est suivi, dans le numéro suivant (1963), d’un débat sur « L’école et les communications de masse : opinions, documents, débats ».

Quoique plus indirectement, c’est aussi dans le cadre d’une réflexion sur le rapport de l’éducation et des médias que deux représentants principaux de la sociologie de la culture et de l’éducation, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1963), écrivent un texte qui constitue une des premières publications scientifiques où est affirmée la diversité des réceptions. En effet, ils y posent la nécessité de prendre en compte les différences, notamment socioculturelles, en terme d’accès au média et d’attitude à l’égard des messages.

Tout en interrogeant la notion de « culture de masse », Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (ibid. : 1007) souhaitent remettre en cause la notion de masse ; ils posent l’existence d’une diversité de publics provisoires : « Chaque moyen de communication ne découpe-t-il pas à l’intérieur de la "masse" des ensembles qui sont autant de publics d’un moment ? […] Ces publics éphémères et fluctuants dont les chevauchements infinis décourageant l’analyse, coïncident-ils, en tout ou en partie, avec des groupes sociaux réels ? ». En outre, le texte possède une dimension programmatique (id. : 1007-1008) : « Il faudrait, renversant la méthode, aller, en sociologue, non plus des moyens de communications à leurs "audiences", mais des groupes sociaux aux systèmes de consommations culturelles qui les caractérisent ? Mais encore, qu’est-ce qui fait la différence entre la réception d’un programme de télévision et l’assistance à une représentation théâtrale, à un concert ou à un meeting ? […] Dans quelle mesure (qu’il faudrait mesurer) la différence dépend-elle du rapport numérique entre émetteurs et récepteurs ou bien de la qualité propre de la communication, de ses formes et de son

contenu ? Si les expériences de celui qui émet et de celui qui reçoit un message individuel ou un message collectif, seul ou collectivement, diffèrent essentiellement, il faudrait dire en quoi et pourquoi, et tout particulièrement, à partir de quel seuil le nombre de récepteurs (selon le type de relation qu’ils entretiennent) en transforme la modalité. La différence ne tient-elle pas en effet à la structure du groupe dans lequel s’accomplit la réception ? ».

Ainsi les sociologues condamnent-ils l’idée d’une « réception massive, passive, docile et crédule » (id. : 1002). Les auteurs n’ont pas réalisé d’enquête en réception médiatique – ni avant 1963, ni depuis lors – et ils ont peu traité le sujet par la suite83 ; pourtant, ce texte comporte nombre d’assertions reprises depuis lors dans les recherches sur les téléspectateurs. D’abord, la question de la spécificité de l’expérience téléspectatorielle – par rapport à d’autres formes de pratiques spectatorielles – est posée dans des recherches sur la place de la télévision dans la vie des individus. Par exemple, Sabine Chalvon-Demersay (1999) a enquêté sur la manière dont un programme sériel sur l’hôpital (la série télévisée Urgences) joue un rôle particulier dans la vie des individus selon leur propre expérience au monde médical. La sociologue explique qu’une spécificité de la télévision est « la continuité du lien qui s’établit à travers une fiction longue entre le téléspectateur et les personnages imaginés » ; cette continuité est « une donnée fondamentale de l’expérience télévisuelle » (ibid. : 239). La spécificité de la télévision est envisagée par rapport « au lien particulier qu’elle instaure entre les personnes qui la regardent : un lien répété, sans déplacement physique, sans coprésence, mais en même temps caractérisé par la fugacité, la répétitivité et la simultanéité » (Chalvon-Demersay, 2003 : 503).

Ensuite, on retrouve, d’une part, la notion de « publics éphémères », dans les théorisations de Daniel Dayan (2000). Certes, ce dernier n’envisage pas la diversité des ensembles spectatoriels en rapport avec l’existence de groupes sociaux, mais avec plusieurs situations de relation, voire d’interaction, entre des individus et des programmes. Ce qui le conduit à identifier plusieurs types de publics, parmi lesquels

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J.-Cl. Passeron a continué de traiter la question de la réception, mais dans le domaine de la sociologie de l’art. Par exemple, il a réalisé en collaboration avec E. Pedler (1999) une observation des comportements d’individus face aux œuvres picturales ; il a également théorisé la réception de la culture (2003). Nous verrons (chapitre 3) que la sociologie de la culture n’inscrit pas toujours les médias de masse, a fortiori la télévision, parmi ses objets de recherche.

103 celui des fans (« public pour rire ») et celui des grands événements télévisés : « le public d’un jour, ou de quelques jours, ou de quelques heures. Conçu pour être fugitif, un tel public est emblématique des émissions en direct » (ibid. : 452). D’autre part, l’auteur s’interroge sur la différence entre une audience et un public : « Peut-on […] faire partie d’un public par simple juxtaposition, voire même sans qu’il y ait juxtaposition, par la simple vertu d’un calcul statistique ? Quel rapport la notion de public entretient-elle avec la notion d’audience ? » (id. : 430).

- Un triptyque violence/télévision/jeunes

D’une manière plus générale, le triptyque violence/télévision/jeunes a constitué un axe de recherche traité à maintes reprises depuis lors. Les « jeunes » ont constitué un angle privilégié pour l’étude de la réception télévisuelle, notamment parce que le thème a été soutenu par nombre d’associations et organismes français, comme l’Organisation des nations unies pour la science, l’éducation et la culture (Unesco)84, l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP)85, l’Institut national de la jeunesse et l’éducation sportive (INJEP)86, mais aussi l’État87. Pour n’en citer que quelques-unes, il s’agissait des études suivantes :

« Les nouveaux téléspectateurs de 9 à 18 ans », une étude menée en 1981 dans le cadre du programme « Jeunes téléspectateurs actifs » du ministère de la Culture. Évelyne Pierre, Jean Chaguiboff et Brigitte Chapelain (1982) ont enquêté sur les effets de l’opération « jeunes téléspectateurs » auprès d’enfants de l’école primaire, du collège et du lycée. Celle-ci consistait à proposer une formation sur la télévision

84 La promotion de la qualité de l’éducation est une des missions principales de l’Unesco.

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Établissement public à caractère administratif, l’INRP a pour domaines de compétences la recherche, la pédagogie, la formation professionnelle et l’éducation : « En partenariat avec divers types d’établissements et de structures (universités, écoles normales supérieures, Centre national de la recherche scientifique, instituts universitaires de formation des maîtres), l’INRP participe au développement de la recherche en éducation au niveau national » (site Internet : www.inrp.fr).

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L’INJEP est un établissement public du ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Vie Associative qui a pour missions : promouvoir l’engagement (service volontaire européen, défi-jeunes), développer la recherche (études de terrain, comités scientifiques, bourses jeunes chercheurs), identifier et développer les pratiques artistiques (pôle culture) (site Internet : www.injep.fr). Signalons que le site Internet de l’organisme référence la thèse publiée d’É. Baton-Hervé (2000).

87Les discours ont aussi été largement diffusés par la presse. Sur le traitement médiatique de la violence à

la télévision, voir la revue de presse commentée et réalisée par C. Girard (2003), disponible en ligne : http://www.eleves.ens.fr/pollens/seminaire/seances/television/revuepressetelevision.htm.

(fonctionnement, usages, etc.) afin de rendre les jeunes critiques à l’égard du média. L’enquête portait sur les changements issus de cette formation : les auteurs, via des entretiens semi-directifs, ont analysé le rapport à la télévision manifesté par ces jeunes avant la formation (mode de réception télévisuelle : interdiction des parents de regarder à telle heure, telle chaîne, choix des chaînes au sein de la famille, activités des jeunes face au poste, etc.) ainsi que leur connaissance du dispositif médiatique. Le « Rôle des imageries technologiques dans la construction des savoirs et

savoir-faire en histoire » (enquête conduite par Brigitte Poirier entre 1988 et 1992), où l’on interrogeait « l’influence de la structure textuelle d’un document filmique sur l’appréhension et l’intégration des savoirs historiques par l’élève » (www.inrp.fr/recherche/Terminees/8995/A0035.htm) ;

L’analyse des compétences iconiques et communicationnelles d’un public d’élèves de 6e et seconde face à un document audiovisuel (un téléfilm de 4 épisodes sur la biographie de Christophe Colomb), et l’étude des « stratégies de résistance » à l’égard des modèles proposés (Chapelain, 1989)88 ;

« Les images, support de raisonnement dans les activités scientifiques à l’école élémentaire » (Gérard Mottet, septembre 1995-juin 1998) a consisté à « analyser plus particulièrement les activités mentales des élèves dans des situations impliquant lecture, production ou traitement d’images » (www.inrp.fr/recherche/Terminees/9699/Rec40409.htm) ;

Le rapport sur « La violence à la télévision » remis en 2002 par Blandine Kriegel à Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la Culture et de la Communication, où l’auteur souligne « un effet net de l’impact de la diffusion de spectacles violents sur le comportement des plus jeunes » (rapport en ligne à l’adresse http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/024000584/index.shtml).

Les enquêtes se traduisent parfois par la publication d’ouvrages ; citons le recueil de textes intitulé L’impact de la télévision sur les publics jeunes. Problématiques, réponses

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Pour ce travail, rapporte B. Chapelain, chercheur en sciences de l’éducation à ce moment-là (entretien téléphonique, 8 juin 2005), il s’est agi, d’une part, de procéder à une analyse des effets « souhaités » contenus dans les modes d’énonciation des produits audiovisuels diffusés, et, d’autre part, de mesurer les sens fabriqués par le « lecteur » à l’égard des images (comment les savoirs ont-ils été transformés à la suite de la lecture ?). Puis, l’auteur a évalué le croisement entre les images et ce que les enfants en avaient retiré. Notamment, elle montrait que les enquêtés avaient appris des « choses » à partir des films diffusés, leurs savoirs avaient été transformés. Par la suite, B. Chapelain a mené un travail de recherche sur les usages des vidéothèques en établissement scolaire, précisément sur l’apprentissage des savoirs via l’utilisation des documents ainsi mis à la disposition des enfants.

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et propositions, publié en 1999 dans la collection « Documents de l’INJEP ». Présenté

comme un rapport au Directeur de la jeunesse et de la vie associative, « cet ouvrage de référence, où s’expriment les experts de haut niveau et des politiques inquiets, propose, au-delà d’une analyse fine des effets complexes que la télévision véhicule à l’insu même des usagers et notamment des jeunes, une série de mesures opérationnelles » ; il interroge l’influence de la télévision sur le comportement et la personnalité des enfants : « La télévision distille-t-elle une sous-culture ? Est-ce cette "baby-sitter" un peu débile, sorte de Bécassine toujours disponible ? Ou bien le petit écran joue-t-il un rôle essentiel et irremplaçable dans la transmission des connaissances, pour le développement de la lecture et l’accès au monde de l’écrit. Et si oui, à quelle condition ? La violence à la télévision a-t-elle un effet de défoulement et de libération des pulsions agressives ? Entraîne-t-elle une répulsion de cette même violence ou, au contraire, a-t-elle, par imitation et suggestion, un effet contagieux voire amplificateur et finalement déclencheur des comportements violents dont nous constatons le développement ? » (source : www.injep.fr/publication/docu/PUBL_DOC-INJEP40.html). L’ouvrage réunit les contributions de chercheurs issus du champ universitaire – e.g. Pierre Bourdieu, « Une censure invisible » ; Philippe Viallon, « Du média de masse à la solitude du téléspectateur » ; Dominique Wolton, « La télévision entre les passions, la politique et les modes » –, de spécialistes de l’enfance, de politiciens et de praticiens de l’industrie médiatique et se conclue par « Quinze propositions. Pour une action significative du Ministère de la Jeunesse et des Sports ».

Souvent, ces enquêtes ont fait appel aux compétences des chercheurs universitaires, ou ceux-ci sollicitaient des financements auprès des organismes89. Mais, le tryptique violence/télévision/jeunes a alimenté une série d’interrogations plus spécifiquement dans le champ académique. Citons, pour exemple, les travaux de Geneviève Jacquinot (1995), ceux de Divina Frau-Meigs et Sophie Jehel (1997), la thèse d’Élisabeth Baton-Hervé (1998, voir supra), celle réalisée par Laurent Federspiel (2001) sur Télérama et le

débat sur la violence à la télévision (1960-2001), ainsi que le dossier « Les jeunes et

89 B. Chapelain explique (entretien téléphonique, 8 juin 2005) qu’elle soumettait au comité scientifique de

l’INRP (composé d’universitaires, précise-t-elle) tous les deux ou trois ans un projet qui s’inscrivait dans l’évolution de son propre parcours de recherche : « C’était une chance » affirme l’auteur. En revanche les études ont souffert d’une distribution restreinte ; l’Institut publiait les rapports de recherche mais n’engageait pas de politique de développement des publications. Ceci explique peut-être la faible diffusion de ces travaux au sein du champ académique : ils n’apparaissent pas ou peu dans les bibliographies et n’ont pas été commentés.

l’écran », dirigé par Josiane Jouët et Dominique Pasquier (1999) pour la revue Réseaux. Surtout, la thématique de la réception de la télévision par les adolescents est à l’origine de la première enquête empirique dans le champ académique français.

- L’étude de la réception de la télévision par des adolescents

En 1968, un étudiant en sociologie à l’École pratique des hautes études (EPHE), Michel Souchon, soutient une thèse intitulée La télévision des adolescents. Réalisée sous la direction du sociologue français Georges Friedmann et dans le cadre du Centre d’étude des communications de masse (Cecmas, voir infra), l’enquête semble s’inscrire tout à fait dans la mouvance des interrogations sur les rapports des jeunes aux nouveaux médias, bien que cette caractéristique ne soit pas explicitement revendiquée par l’auteur (voir notre entretien avec Michel Souchon, annexe 8g). L’intérêt accordé par Michel Souchon aux adolescents pour cette enquête originale peut être relié à une autre tendance de la décennie, représentée notamment par Edgar Morin (1962) – qu’il côtoie au Cecmas –, qui consistait à s’intéresser à la culture spécifique des 15-25 ans. Philippe Masson (2001 : 486) explique cette attention : « Le développement de la scolarisation d’une part, la diffusion de biens de consommation liés aux activités de loisirs ou destinés aux jeunes d’autre part […] pouvaient donner une certaine consistance à l’existence d’une classe d’âge aux comportements spécifiques, en particulier parmi les étudiants. Compte tenu de l’importance du marché de ces biens et de leur valeur symbolique, certains chercheurs pouvaient conclure à la diffusion de modèles de comportement étudiants, autrefois réservés aux classes sociales les plus aisées, à l’ensemble d’une classe d’âge ».

L’étude a consisté a recueillir les modes de réception de la télévision par des adolescents de Saint-Étienne, avec une démarche originale : « Il y avait une enquête sur un gros échantillon d’élèves des différents types de collèges, lycées, collège technique, école normale, instituteur, etc. ; j’avais fait de la statistique, je l’utilisais de manière un peu délirante ». Dans ce travail, Michel Souchon pose d’emblée l’activité des individus comme une caractéristique principale de la réception de la télévision ; il se démarque de ses enseignants à l’EPHE en choisissant de ne pas aborder les lectures et interprétation

107 des images dans les contenus mais sur le terrain, auprès de « vraies » personnes90 : « Assez vite, dans ce groupe qui essentiellement faisait des études de contenu, j’ai eu envie d’aller sur le terrain, voir les gens, les téléspectateurs. […] J’avais dans la tête un vieil adage de la philosophie scolastique : Quid recepitur ad modum recepientis

recepitur, ce qui veux dire – je prononce le latin d’Église naturellement – "ce qui est

reçu est reçu avec la capacité de réception, la manière de recevoir du récepteur". Donc cela m’intéressait de voir comment les contenus de ce que l’on appelait encore la culture de masse étaient reçus par des gens dans des conditions différentes. C’est un peu cette hypothèse que j’ai appliquée, en fait cela n’était pas d’une originalité fulgurante, cela me paraissait en tout cas une évidence : ce que les gens reçoivent, ils le reçoivent selon leurs attentes, leurs capacités, leurs désirs, leurs goûts, tout ce qui fait de chacun une personnalité singulière ou marquée par des conditions sociales x et y. Le fait d’aller voir ce qui se passe chez les gens me semblait tout à fait indispensable ».

Concrètement, le sociologue a réalisé une enquête de terrain comparative auprès d’adolescents dans leur école (Saint-Étienne), et les a interrogé sur leur réception de la télévision : « Ce travail avait deux grandes parties. La première était les entretiens qualitatifs et quantitatifs sur la télévision : ce qu’ils regardaient, ce qu’ils aimaient ou n’aimaient pas. Est-ce qu’ils regardaient en famille ? etc. Et puis, dans une deuxième partie, je demandais à ces jeunes de me raconter une émission, une série, une dramatique qu’ils avaient vue récemment. J’essayais alors de construire les catégories narratives qu’ils utilisaient pour recevoir ces émissions ; par exemple, il existait l’idée, à l’époque, qu’une fin pouvait être ouverte dans un récit. J’ai observé pourtant que lorsqu’une fin n’était pas conclusive, les jeunes la fabriquaient » (Souchon, 2004 : 196). Michel Souchon (1993a : 234) a alors mis en évidence l’existence de formes de jugement et de modes de réception pluriels et travaillés (réfléchis) : « Les entretiens révélaient le travail important de la réception : l’humour, la distance critique, le scepticisme, la sélectivité, le refus des émissions cryptées livrées sans clés d’accès, la réinterprétation des messages avec l’outillage intellectuel et psychologique disponible, la recomposition des fictions dans un système narratif souvent différent de l’original, etc. ».

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Publiée en 1969 aux éditions Ouvrières, l’étude de réception conduite par Michel Souchon a connu un écho important au sein du champ académique français – mais relativement tardif –, où elle est citée à maintes reprises, non seulement en tant que recherche originale voire fondatrice, mais aussi pour ses apports en terme de