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communications de masse

3.1. Les téléspectateurs, absents des recherches ?

3.1.2. Développement de l’approche sémiologique

Nous avons évoqué que le changement d’intitulé du Cecmas en Centre d’études transdisciplinaires. Sociologie, anthropologie, sémiologie (Cetsas) en 1973, traduit une réorientation des problématiques, sous l’impulsion notamment de Roland Barthes et Edgar Morin. Michel Souchon (entretien, 2 fév. 2005) témoigne combien le linguiste Roland Barthes était une, sinon « la », figure dominante à ce moment-là : il « donnait

113 Cl. Dubar (2006 : 1) atteste de l’existence d’un « pluralisme des théories, méthodes et points de vue de

la discipline, […] des pratiques de la sociologie, […] recevable et co-existant dans chaque pays à l’intérieur de la sociologie comme discipline "académique" ».

des instruments pour l’analyse de contenu des médias, donc l’analyse de contenus était le domaine noble des études sur les médias ». Dès lors, « les gens avaient un peu tendance à penser que, à partir du moment où ils étudiaient le contenu des médias, ils avaient un bon aperçu de ce qu’il y avait dans la tête des gens, de l’identité des lecteurs, auditeurs, téléspectateurs »114.

- Les capacités limitées des récepteurs

Après avoir expliqué comment les communications de masse sont pourvoyeuses de mythes (1957), Roland Barthes (1964) inscrit les images médiatiques parmi les objets d’étude de la sémiologie, ou science des signes115. Il déplore que les médias reproduisent l’ordre établi en diffusant des systèmes de signes perçus comme naturels par les publics : ceux-ci sont « incapables de percevoir les messages comme connotés […] car ils sont peu informés, peu cultivés ou n’ont pas le temps de développer leurs compétences » (Maigret, 2003a : 119). Ainsi, aux fondements de la sémiologie barthsienne y a-t-il une approche théorique et méthodologique (notamment héritée de la linguistique saussurienne), et une représentation de l’incapacité des récepteurs à interpréter les messages médiatiques autrement que dans leur signification immédiate (le sens dénoté). La domination de cette approche en France a pu freiner la conduite d’enquêtes empiriques sur les téléspectateurs : celles-ci semblaient inutiles en raison des capacités de décodage limitées de ces derniers. En résumé, l’analyse de la signification d’une image revenait à identifier sa réception.

114 La thèse réalisée par M. Souchon entre 1965 et 1968 constituait déjà un écart par rapport aux

problématiques développées par les représentants du Cecmas, explique le sociologue (entretien, 2 fév. 2005) : « Assez vite, dans ce groupe qui essentiellement faisait des études de contenu, j’ai eu envie d’aller sur le terrain, voir les gens, les téléspectateurs ».

115

É. Maigret (2003a : 117-118) livre une définition de l’approche sémiologique : « La sémiologie des communications de masse des années 60-70 construit la science des signes sur le modèle linguistique en étendant à tous les supports médiatiques (cinéma, télévision, bande dessinée, etc.) et à tous les systèmes de signes (des images aux produits de consommation tels que le vêtement ou la nourriture) la distinction entre signifiant et signifié et celle entre dénotation et connotation. Pour des auteurs tels que Roland Barthes ou Umberto Eco, issus du champ littéraire, le phénomène permettrait de décrire l’univers social dans lequel nous sommes plongés comme recouvert d’une large couche de signes véhiculés par les médias, sorte de seconde peau étouffant l’expression et la liberté ».

127 Par la suite116, ces thèses ont été reprises par Christian Metz pour l’étude des films cinématographiques ; diffusées dans des séminaires à l’EHESS117, elles ont été appliquées aux images de télévision. Par exemple, une des étudiantes du sémiologue, Rosemarie Meyer (1993), a réalisé une enquête sur la réception d’un film scientifique par des africains et par de jeunes enfants : l’auteur a diffusé un film expérimental scientifique muet préalablement réalisé par ses soins, sur le thème des énergies renouvelables et non renouvelables à des groupes d’individus en Afrique, plus ou moins analphabètes et plus ou moins habitués à recevoir ce type de produit audiovisuel. Lors d’un entretien téléphonique (31 mai 2005), Rosemarie Meyer118 explique que l’étude, menée dans le cadre d’une thèse en linguistique et sémiologie dirigée par Christian Metz et soutenue en 1989 à l’EHESS, s’est organisée en trois phases : l’analyse sémiopragmatique du film – d’autant plus précise que celui-ci avait été construit par l’auteur, à dessein –, la diffusion puis l’étude de réception via l’observation, pendant la séance de la présentation du document (explications, utilisation…) par un animateur, l’enregistrement de celle-ci afin de saisir quelques réactions visibles (rires, manifestation d’émotion…), la conduite d’entretiens individuels. Les entretiens avaient pour objectif principal, précise-t-elle, de « faire parler l’individu » afin de relier les propos aux différents éléments du film – cela n’étant possible que par une connaissance intime de la construction du produit119.

116

Ici, nous dépassons le cadre de la période étudiée (pour ce chapitre), afin de présenter une filiation intellectuelle française initiée dans les années 60 et poursuivie jusqu’à aujourd’hui, mais pouvant être considérée comme dominante entre 1974 et 1987.

117 L’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) succède à l’École pratique des hautes études

(EPHE) en 1975.

118 À la suite de cette thèse, R. Meyer a mené une carrière d’enseignant-chercheur en sciences de

l’éducation de l’université Paris 8 où elle a continué à travailler sur les médias et sur les aptitudes cognitives et sémiotiques des récepteurs. Sa thèse a été publiée en 1993 aux éditions Argument qui ne l’ont pas beaucoup diffusée, indique-t-elle lors de notre conversation. Elle a constitué en 1990 une partie d’un rapport de recherches pour l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) intitulé « À propos de la réception d’un film de vulgarisation scientifique par des enfants de 7 à 9 ans en situation scolaire ».

119 Une démarche similaire a été conduite, avec le même film, auprès d’enfants de classes de CE1 et CE2

(âgés de 7 à 9 ans) de milieux urbains et ruraux, afin d’identifier « ce que les spectateurs attendent » et surtout « ce qu’ils comprennent ou non dans le film ». Ce travail de recherches a permis à l’auteur d’identifier un problème de compréhension récurrent, manifesté par une attitude de rejet, lorsque les images présentaient une scène « étrangère » (souvent en terme de culture) au spectateur, qui la traduisait comme une « erreur ». Ces différences dans les représentations l’ont conduite à identifier trois éléments intervenant dans la relation construite par les enfants à ce qui est montré : le contexte (culturel, social, etc.), l’école (ce qu’on en dit à l’école) et les habitudes télévisuelles – à ce moment-là (milieu des années 80), les médias et notamment la télévision étaient encore peu présents dans les programmes scolaires et les systèmes de références (voir Meyer, 1993).

- L’étude des téléspectateurs dans les textes

Surtout, dans les années 80 à 90, les héritiers français de cet axe, devenus pour certains des sémio-pragmaticiens120, ont développé les « théories de la réception idéale », pour reprendre l’expression de Guy Lochard et Jean-Claude Soulages (1998 : 205-206). Celles-ci consistent à étudier les décodages possibles des œuvres médiatisées : les chercheurs reconnaissent les capacités d’interprétation des individus, mais ne procèdent pas « à une vérification autre qu’intuitive de cette autonomie spectatorielle dont ils analysent cependant les conditions de possibilité. […] Tout document audiovisuel est donc, à l’origine, chez le spectateur, de processus de construction inférentielle de "figures anthropoïdes" (témoin, artiste, etc.) qui règlent sa réception et qui sont au fondement […] de typologies progressivement affinées de positions de réception "idéale" possiblement soumises à des vérifications empiriques »121 (ibid.). Il ne s’agit donc pas de nier l’existence du spectateur dans l’acte de communication médiatique, mais ses décodages « possibles » sont formulés par le chercheur à partir d’une analyse des contenus audiovisuels.

Selon nous, le linguiste Patrick Charaudeau et le littéraire François Jost122 sont les deux principaux théoriciens de la réception idéale en France. Pour le premier, l’analyse des communications médiatiques repose sur l’idée de « contrat de communication ». Postulant que tout acte de communication est interactionnel et contractuel, Patrick Charaudeau (1991 : 16) affirme qu’il existe un contrat médiatique, qui « relie une

instance de production qui est composée de professionnels des médias […] et une instance de réception qui est composée de récepteurs-citoyens, tout venant (lecteurs,

auditeurs, téléspectateurs), absents » (l’auteur souligne). En ce sens, l’efficacité d’une communication médiatique, i.e. l’intercompréhension entre les deux instances, repose uniquement sur les stratégies de discours mises en œuvre par les protagonistes – d’un débat médiatisé par exemple –, c’est-à-dire leur adéquation ou non aux termes du

120

Sur l’évolution entre sémiologie et pragmatisme, voir Maigret, 2003a : 117-123.

121 Aux théories de la réception idéale, G. Lochard et J.-Cl. Soulages (1998 : 207-210) opposent celles de

la réception effective, développées dans le cadre de l’ethnographie de la réception(voir le chapitre 7):

elles consistent, dans une démarche empirique, à s’interroger « sur les compétences en réception de publics concrets, sur leurs capacités à construire les sens des messages, autrement dit à les interpréter et à se les approprier ».

122 F. Jost soutient une thèse en lettres en 1983, sous la direction de G. Genette, sur le thème : Du

129 contrat. Dans ce cadre, l’étude de la réception consiste à mesurer les écarts entre les effets possibles engendrés par la mise en scène des débats et les effets perçus par différents types de spectateurs.

Le second, François Jost, engage une polémique avec le linguiste, lorsqu’il pose l’existence d’attentes des téléspectateurs : pour lui, l’activité de réception d’une image télévisuelle consiste à réinvestir des savoirs au sujet du dispositif télévisuel afin de (se) « constituer des attentes ». L’étude des communications médiatiques doit donc consister à repérer les différentes instances énonciatrices d’une œuvre, « non pour soutenir que le film ou le document audiovisuel ne prennent leur sens qu’en fonction de l’intention de l’auteur, mais pour montrer que l’hétérogénéité de leurs réceptions s’ancre dans des constructions spectatorielles différenciées de cette intention » (Jost, 1992 : 12) : la diversité des réceptions est ici étroitement liée à la pluralité des intentions auctoriales. Il théorise la « promesse des genres », « qui entraîne, chez le spectateur des attentes, que la vision du programme met à l’épreuve (l’écart entre les deux expliquant parfois la différence entre l’audience d’une émission et son indice de satisfaction) » (Jost, 1997). Pour l’auteur, l’instance de réception n’est pas complètement absente de la communication médiatique, puisqu’elle est présente au moment de la fabrication des dispositifs. Par exemple, il montre comment le titre de certains programmes télévisuels indique de manière explicite le public auxquels ceux-ci s’adressent, et/ou contient le type de relation que la télévision met en place avec le spectateur. Mais, ajoute-t-il, l’idée de promesse est unilatérale dans la mesure où elle n’engage que son émetteur ; l’étude des communications télévisuelles doit prendre en compte les compétences interprétatives du récepteur : « Si la finalité rhétorique des étiquettes est de peser sur les attentes, elles doivent composer avec la compétence du téléspectateur, qui interprète les documents en fonction de savoirs et de croyances attachés à des genres audiovisuels préexistant parfois à la télévision (les actualités, le documentaire, le film de fiction), et en fonction de savoirs et de croyances propres à la relation de l’image à son objet » (ibid.). Dès lors, trois attitudes interprétatives – « c’est pour de vrai », « c’est pour de faux », « c’est pour rire » – peuvent se manifester à l’instant T du contact entre l’image médiatique et l’individu, correspondant à autant de modes d’énonciation – « informatif, fictif, ludique » –. La production de sens d’une œuvre audiovisuelle se constitue autour de sa réception telle que celle-ci peut être imaginée et/ou préconçue via les intentions auctoriales.

Que l’on se réfère au « contrat de communication » ou à la « promesse des genres », il faut retenir que l’approche sémiologique n’envisage pas directement d’enquête sur le terrain destinée à mesurer empiriquement l’efficacité des communications médiatiques. Cette étape est confiée à d’autres, par exemple aux tenants de la psychologie sociale langagière pour Patrick Charaudeau123. De fait, elle peut être perçue comme une impasse pour les études de réception, puisque l’activité du téléspectateur n’est prise en compte qu’à travers le texte télévisuel124. De plus, ceci nous conduit à interroger la définition des travaux sur les téléspectateurs : étudie-t-on l’objet quand on ne l’interroge pas directement (voir le chapitre 9) ?

Nous avons dépassé le cadre prévu pour ce chapitre, afin de présenter une lignée de chercheurs inscrits dans une filiation intellectuelle sémiologique initiée en France par Roland Barthes (voir la figure 10). Cette approche a pu être dominante entre 1974 et 1987, en l’absence d’autres : nous représentons également, sur la figure, trois étudiants de l’École pratique des hautes études qui, durant cette période, se trouvent à l’étranger (Daniel Dayan est entre les États-Unis et Israël, Serge Proulx enseigne dans son pays natal, le Canada) ou ont intégré l’industrie télévisuelle (Michel Souchon). En effet, face à la domination des analyses sémiologiques de contenu, certains comme Michel Souchon n’ont pas trouvé leur place au sein du champ académique : « J’ai eu envie de continuer à faire des études empiriques, cela me semblait intéressant et important. Il n’y avait pas beaucoup d’endroits où aller, j’ai pensé à un moment aller à la Sofres, un des grands instituts qui faisait des études pour le compte de l’ORTF ; finalement, je me suis dit : pourquoi ne pas aller à l’ORTF, et avec la recommandation de ma thèse… C’était encore le moment, c’étaient les dernières années, où on pouvait pousser la porte sans trop de difficultés. Toutes ces années 60, il y avait beaucoup d’argent, il y avait un million de postes nouveaux, donc c’est une période où on pouvait construire la maison de la radio, lancer la deuxième chaîne, passer à la couleur, etc. Donc c’est un moment

123 À plusieurs reprises, des travaux ont été conduits au Centre d’analyse des discours (CAD) dirigé par P.

Charaudeau, qui associaient une étude de contenu d’un dispositif médiatique (e. g. l’émission de débat littéraire Apostrophes) et une étude de leur réception, menée par Cl. Chabrol dans une optique psycho-socio-langagière (voir Charaudeau, 1991).

124 Ceci renvoie à la critique formulée par Daniel Dayan (1992 : 147) au sujet des travaux qui parlent

131 où on pouvait relativement facilement rentrer à l’ORTF. C’est comme ça que je suis passé du côté académique au côté professionnel » (entretien, 2 fév. 2005)125.

Figure 10. La filiation intellectuelle sémiologique en France, des années 60 aux années 90.

3.2. Du paradigme dominant de la seringue hypodermique à celui du

conformisme

Au cours des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, le paradigme dominant en Europe et aux États-Unis était celui de la « seringue hypodermique », i. e. des effets des médias. D’une part, les événements durant le conflit international ont entraîné une crainte des médias de masse et de leur pouvoir de diffusion, voire de propagation des idéologies. D’autre part, en 1948, la « question programme » énoncée par Harold Lasswell (voir le chapitre 1) a fait figure d’autorité jusqu’en 1960. Pourtant, d’autres travaux américains ont relativisé l’idée de la toute-puissance des médias ; de même, en France, très tôt, la question de l’activité des usagers face aux messages a figuré dans les discours des chercheurs. Néanmoins, au cours des années 70, le climat est encore à la

125 D’autres chercheurs, à l’instar de D. Boullier (voir l’annexe 8h), étudiant au début des années 80, ont

traversé l’Atlantique afin de se familiariser avec le courant empirique nord-américain.

R. Barthes

[1915-1980]

G. Friedmann

[1902-1977]

C. Metz (Assistant R. Barthes D. Dayan

1967-68 Doctorat 1973) M. Souchon (Doctorat 1968) S. Proulx (Doctorat 1973) F. Jost (Doctorat 1983) P. Charaudeau (Doctorat 1977) Cecmas

École pratique des hautes études

États-Unis Israël

Canada ORTF

Univ. Paris 13 Univ. Paris 3

« Contrat de communication »

« Promesse des genres »

1960

crainte des effets de la télévision, alors que la question est dépassée depuis plusieurs années.