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Identification des acteurs des recherches

Chapitre 2. Premiers textes dans le champ académique

2.2.2. Place de la télévision dans la société française

En 1965, 59 % des Français affirment que la télévision a changé leur vie, rapportent Fabrice d’Almeida et Christian Delporte (2003 : 199). Dès lors, on comprend combien le phénomène pouvait susciter la curiosité des chercheurs en sciences humaines et sociales. La télévision peut devenir une préoccupation qui n’est plus uniquement publique mais aussi scientifique, parce qu’elle se démocratise, elle poursuit son institutionnalisation et elle devient un enjeu politique, sociétal voire économique77. Comment ces caractéristiques ont-elles été reprises au sein du champ scientifique et quels en ont été les effets sur les recherches sur les téléspectateurs ? La problématique s’est alors inscrite dans trois axes de recherche : la sociologie des loisirs, l’étude des industries culturelles et celle des médias de masse.

- Société de consommation et loisirs télévisuels

La pratique de la télévision se généralise : elle devient un loisir, quasi démocratique78, d’autant plus que les programmes sont officiellement animés, pour partie, d’une ambition de distraction (voir infra la mission de service public définie pour l’ORTF)79. Pour le sociologue Georges Friedmann, cette caractéristique a constitué une porte

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Au cours des années 60, l’évolution de la télévision est de plus en plus liée aux événements sociaux et aux décisions politiques. La décennie est traversée par des interventions des autorités, mesures de censures, grèves et départs de journalistes, qui connaissent leur apogée au moment des événements de 1968 (voir le chapitre 3).

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L’usage quotidien de la télévision n’est pas soumis à un droit d’entrée systématique comme l’est la séance de cinéma ou l’achat d’un journal, pourvu que l’on possède un téléviseur et que l’on ait acquitté sa redevance.

79 Le sociologue E. Morin (1962 : 119) a également abordé la question de la télévision comme loisir

d’entrée vers l’étude des médias de masse. Au début des années 60, ce directeur d’études en sociologie à l’École pratique des hautes études est connu et reconnu comme un spécialiste de la sociologie du travail : « La référence de base en sociologie du travail, c’était lui, indiscutablement » assure le sociologue belge Marcel Bolle De Bal (2004 : 55). L’analyse du travailleur face à ses tâches de travail conduit Georges Friedmann à penser cet homme aussi comme un consommateur de biens, de services et de loisirs, lorsqu’il n’est plus face à ses tâches de travail : « Les études de Friedmann sur le travail et la technique l’ont amené à se consacrer aux problèmes de la civilisation technicienne, à ses "phénomènes de masse" : production et consommation de masse ; audience de masse ; apparition du temps de non-travail ; généralisation du loisir » (Mattelart, 1995 : 51).

En effet, durant cette décennie, la France est le théâtre de la naissance d’une société de consommation de masse : l’accès aux biens et aux services se démocratise, avec, par exemple, l’ouverture des premières grandes surfaces et l’arrivée de la télévision dans tous les foyers (d’Almeida, Delporte, 2003 : 198). Hervé Michel (1995 : 42) parle des années 60 comme des « années télévision » ; les programmes deviennent accessibles à une majorité de français, en raison de l’expansion de leur zone de diffusion et d’un nombre croissant de récepteurs : « On passe de 13 % des foyers équipés, en 1960, à 70 % en 1970 » (ibid.). À mesure des acquisitions de récepteurs, l’ensemble des téléspectateurs tend à s’homogénéiser (en terme d’équipement, l’écart entre les classes sociales diminue progressivement) : on parle alors d’un grand public. Par ailleurs, les émissions de télévision tiennent une place accrue dans la vie quotidienne et elles sont un objet de socialisation : « Désormais, la télévision contribue à structurer les modes de vie et à nourrir l’univers mental des Français. Les émissions diffusées la veille offrent un fonds commun de références qui alimentent les conversations, suscitent des débats parfois animés sur les lieux de travail, les dîners en ville ou au café du commerce » (d’Almeida, Delporte, 2003 : 199).

Pour Georges Friedmann (1966), les mass media font parti d’un ensemble nommé « civilisation technicienne ». D’une part, celle-ci possède des outils de diffusion à grande échelle. Les médias sont des techniques de l’ordre de ce que l’auteur nomme le « machinisme » : ce dernier « transforme chaque jour davantage les conditions d’existence de l’homme, pénétrant tous les instants de sa vie [… et] soumet ainsi

97 l’individu à une foule de sollicitations, d’excitations, de stimulants naguère inconnus » (ibid. : 120). D’autre part, la civilisation technicienne se caractérise par des périodes de non-travail, i. e. de temps libre : l’évolution des réglementations sociales en terme d’horaires de travail a libéré des moments où l’individu est disponible pour des loisirs. Le sociologue passe en revue différents comportements des individus hors du travail et en vient naturellement aux mass media. À ce sujet, il évoque une ambivalence (id. : 137-141) : « Capables d’assurer la diffusion d’informations, de susciter des curiosités, de nouveaux intérêts, d’accroître l’instruction, d’élargir l’horizon, d’intégrer l’individu à sa région, à son pays, à sa planète, de développer son goût, sa culture intellectuelle, artistique », ils sont aussi des outils de manipulation pouvant être dangereux. À partir de ce constat – notamment affirmé à partir des travaux menés par Paul Lazarsfeld à Columbia qu’il connaît bien –, l’auteur (id. : 144) amorce l’annonce d’un programme de recherche destiné à étudier le rapport de l’homme au loisir : « Pour juger ici de la signification du loisir dans nos sociétés, il faudrait encore connaître avec précision (ce qui n’est pas le cas) les réactions différenciées de l’homme – ou de la femme – d’après-le-travail, selon les âges, situations socio-profesionnelles, contextes culturels, aux formes possibles de compensation, de participation, ou d’absence qu’ils trouvent dans les mass media et qu’ils organisent selon leurs tendances individuelles. En particulier par le contenu, la quantité et la qualité des informations répandues, des modèles diffusés, les mass media proposent à leurs usagers des formes très variées de présence au monde ».

Un an plus tard, Georges Friedmann (1967 : 125) affirme l’activité des usagers de télévision qui peuvent développer « une sorte de "défense perceptuelle" (visuelle et auditive) ou d’"immunité" face au flot montant des informations ». Ce faisant, il discute l’influence de la télévision, puisque « rien de plus simple que de tourner un bouton, de couper une émission, de changer de chaîne, d’éliminer ce qui n’est pas désiré à l’instant

t » (ibid.). Est-ce parce que ces assertions n’ont pas été vérifiées empiriquement en

France que les tenants du champ académique n’ont pas repris les textes de Georges Friedmann ? Semblaient-elles soit trop évidentes, soit trop absurdes pour être explorées davantage ? En effet, à notre connaissance, ces énoncés ne sont pas repris dans les discours sur la réception depuis lors. Plusieurs chercheurs, comme Dominique Wolton (entretien avec Edgar Morin, 2004), trouvent « injuste » ce silence sur Georges Friedmann ; certains lui rendent hommage ou proposent une relecture de ces travaux

(Grémion, Piotet, 2004). À ces occasions, il est surtout fait mention du « fondateur d’une sociologie du travail humaniste » (Vatin, 2004) ou de son rôle dans la mise en circulation de la pensée nord-américaine en France (voir infra). Il est vrai que les propositions pour l’étude des effets des médias sont une partie minoritaire de l’œuvre du chercheur. Pourtant les réactions des individus face aux médias et la manière dont ceux-ci influencent leur rapport au monde sont au cœur d’enquêtes menées sur les téléspectateurs depuis lors (voir Boullier, 2003 ; Pasquier, 1999).

- La reprise du débat sur le rapport culture et télévision par les sociologues

En 1964, la création du statut de l’Office de radiodiffusion et télévision française (ORTF)80 définit la mission de service public : satisfaire les besoins d’information, de culture, d’éducation et de distraction du public. En ce sens, la télévision diffusait un panel varié de programmes, dont certains à caractères culturels : retransmission du premier vol spatial habité et des premiers pas sur la Lune (1961 et 1969), interventions du Général de Gaulle, pièces de théâtre, programmes de découvertes géographiques, magazines d’actualités, journaux d’information, émissions politiques, campagne télévisée à l’occasion des élections présidentielles de 1965. Ainsi a-t-on commencé à penser le média via les problématiques développées à l’École de Francfort autour du concept d’« industrie culturelle » – en 1963, une traduction d’un texte écrit par Theodor Adorno est publiée dans la troisième livraison de Communications. Le rapport entre culture et télévision est particulièrement traité durant la décennie ; il est notamment alimenté par la revue Communications, qui fait appel aux expériences de chercheurs français et étrangers – e.g. l’universitaire Abraham A. Moles (1966), le chargé de recherches CNRS Michel Crozier (1966), le new-yorkais Léo Bogart (1969) et le belge Robert Wangermée (1969). La problématique peut être résumée en ces termes : à mesure que le nombre de possesseurs de postes de télévision croît, la question de satisfaire le plus grand nombre se pose. Les téléspectateurs deviennent un grand public : avant même de parler de chiffres d’audience, les tenants de l’industrie médiatique s’interrogent sur la pertinence de la diffusion de programmes dits culturels (correspondent-ils aux attentes du plus grand nombre ?). Le risque du développement

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99 d’émissions populaires – vu comme une perte de qualité pour certains – pose le problème de la mission de service public du média. Face à cette situation, deux attitudes clairement définies par Michel Crozier (1966 : 11) sont possibles : « Chercher à satisfaire le public doit constituer la règle d’or » ou « déterminer des critères de qualité et à les imposer au public, car celui-ci doit être éduqué ».

Ce débat, qui dépasse les frontières de l’industrie médiatique car il devient un problème social, est repris par les sociologues, qui se donnent pour mission de théoriser le « rôle des mass media dans l’édification de la culture » (Moles, 1966 : 1). Edgar Morin (1961) est un des premiers à avoir réfléchi à la question en France, dans l’article « L’industrie culturelle ». Certains, comme Abraham A. Moles (1966 : 10) soutiennent la création d’un service chargé d’évaluer le degré d’accessibilité des programmes et de les rendre plus abordables au plus grand nombre si besoin, via des procédés de vulgarisation : « Les systèmes de radiodiffusion devraient être conduits à disposer de services de "mise en place" assurant un contrôle conscient et précis de l’accès à l’auditeur d’un certain nombre d’éléments culturels »81. Michel Crozier (1966) et Léo Bogart (1969) dénonce cette proposition. Pour ce dernier, le problème est de déterminer qui dispose des compétences nécessaires à l’évaluation, d’une part, des capacités de réception des programmes dits culturels, et, d’autre part, du degré culturel d’un produit audiovisuel : « Aucun individu ou aucun groupe, si qualifié soit-il par sa sensibilité ou sa formation, ne peut prétendre décider infailliblement de ce qui mérite ou non d’être écouté, de ce qui devrait faire ou non l’objet d’un spectacle de première importance » (Bogart, 1969 : 106). Cependant, tous deux s’accordent sur la nécessité de définir une « politique culturelle ». Celle-ci doit être, pour Michel Crozier (1966 : 23), fondée sur les résultats de recherches sur les processus d’apprentissage mis en œuvre par les médias, et non uniquement sur des questions de besoins et de gratifications. Les investigations auraient la forme suivante : « En quoi la télévision peut-elle contribuer au développement culturel d’un tel téléspectateur ? En quoi peut-elle lui apprendre quelque chose ? Des prestations culturelles lui sont offertes. Il les accepte ou les refuse, il en est satisfait ou mécontent. Nous avons là une situation "commerciale" ».

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