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Identification des acteurs des recherches

1.1. La formation de paradigmes distincts sur les effets des médias

1.1.3. Le paradigme des effets limités à Columbia

En parallèle au modèle de la piqûre hypodermique, des enquêtes empiriques ont été mises en place à l’École de Columbia : elles ont conduit à montrer que les effets des médias sont en réalité limités et indirects. Ces travaux remettent en cause les thèses des effets puissants ; c’est pourquoi on parle du paradigme des effets limités (voir la figure 2). Mais, dans une Europe dominée par la pensée de Harold Lasswell ces résultats ont eu une diffusion plus discrète (voir le chapitre 3). De plus, ils ont contribué à affirmer la

Gustave Le Bon [1841-1931] France La psychologie des foules (1895, thèse de la manipulation) Thèses behavioristes John B. Watson États-Unis Étude des comportements comme

réponses à des stimuli

Walter Lippmann [1889-1974] Journaliste américain Public opinion (1922) Thèse du public irresponsable Harold Lasswell [1902-1978] Politologue, Yale, Chicago

Thèse des médias instrumentalisés

Serge Tchakhotine [1883-1973] Russe, émigré en

France

Le viol des foules par la propagande (1939) Payne Fund Studies États-Unis Influence du cinéma (1933)

Thèse de la seringue hypodermique

Les médias injectent dans le corps social leurs messages à l’image d’une seringue dans le

corps humain Ivan P. Pavlov [1849-1936] Physiologiste russe Thèse du conditionnement des comportements

73 problématique de l’influence au détriment de celle de la constitution des publics, qui émergeait à Chicago.

Nous avons évoqué supra la pensée de John Dewey qui consistait à affirmer les capacités d’activité des publics. Celle-ci s’est développée dans le cadre de l’approche pragmatique auprès des membres de l’École de Chicago, notamment Georg Simmel, à laquelle le philosophe était rattaché. Le pragmatisme américain consistait à penser la communication interpersonnelle – et les nouvelles voies de communication (infrastructures, médias) – comme les lieux de l’expression d’une opinion publique à laquelle les individus prennent part de manière active, et d’interroger la notion de « public » : « Le pragmatisme […] s’intéresse surtout à travers la diffusion des moyens matériels d’échange à la démultiplication des contacts entre les personnes comme remède concret aux pathologies modernes qui ont pour nom ignorance et indifférence. […] La communication […] ouvre un espace original, celui d’un "public" qui n’est pas une masse désorganisée et perverse mais une communauté en attente de réflexivité, d’instruments d’analyse et d’auto-représentation […] » (Maigret, 2003a : 43). En 1922, un élève de John Dewey et Georg Simmel, Robert E. Park a réalisé une thèse sur la foule et le public : dans le domaine de la presse, il s’est intéressé à « la formation effective des publics, dans le but de comprendre ce que les gens font de l’information » (ibid. : 45). L’ancien journaliste est connu comme étant l’un des introducteurs des travaux de Gabriel Tarde aux États-Unis (Mattelart, 1995 : 15). Il s’agit alors des prémisses de réflexions sur la constitution des usagers en public ; mais, elles ne sont pas poursuivies par les chercheurs de la deuxième génération de l’École de Chicago, qui ont davantage travaillé sur les institutions et les milieux professionnels (voir Coulon, 1992). De plus une rupture s’était produite au sein de l’École avec les travaux de Harold Lasswell. Ainsi, la problématique n’a-t-elle pas été exploitée davantage, a fortiori dans le domaine des recherches sur les téléspectateurs. Nous verrons qu’elle réapparaît en France dans les années 2000, et se traduit, notamment, en 2003, par la première traduction française de l’ouvrage de John Dewey – soit près de 80 ans après sa publication originale (voir la partie 8.1).

À partir des années 40, le développement des Mass Communication Researches aux États-Unis a entraîné la conduite d’enquêtes empiriques sur les effets des médias. Ce courant est initié par la sociologie fonctionnaliste américaine dont le programme est

formulé par Harold Lasswell, l’un de ses pères fondateurs54 : « L’attention aux effets des médias sur les récepteurs, l’évaluation constante à des fins pratiques, des changements qui s’opèrent dans leurs connaissances, leurs comportements, leurs attitudes, leurs émotions, leurs opinions et leurs actes, sont soumises à l’exigence de résultats formulée par des commanditaires soucieux de chiffrer l’efficacité d’une campagne d’information gouvernementale » (Mattelart, 1995 : 21). Dans ce cadre – mais en rupture avec les travaux de Harold Lasswell –, un autre courant de recherche s’est développé sous l’égide du psychologue autrichien émigré à New York Paul Lazarsfeld et de Robert K. Merton, à l’École de Columbia55. Dans un premier temps, « Paul Lazarsfeld et les membres de ses équipes espéraient établir de manière scientifique la nature exacte des impacts des médias sur les gens » (Maigret, 2003a : 44). En 1938, le chercheur autrichien met au point en collaboration avec Franck Stanton « l’analyseur de programme » : la première forme mécanique, à domicile, de l’étude de l’audience d’un média (la radio dans un premier temps, puis le cinéma). Cet appareil, « chargé d’enregistrer les réactions de l’auditeur en terme de goût, de dégoût ou d’indifférence » (Mattelart, 1985 : 23), a permis de mener les premières enquêtes élaborées à partir d’un « panel ». Dans un deuxième temps, les chercheurs de Columbia se donnaient pour objectif « d’évaluer précisément le rôle des médias […] dans la formation des opinions et dans la prise de décision individuelle » (Breton, Proulx, 2002 : 147). Dès 1944, l’étude de l’influence des médias dans les décisions de vote menée auprès de 600 électeurs dans l’Ohio les conduit à suggérer que « la transmission des communications de masse pouvait être moins directe qu’on ne le supposait généralement » (Katz, 1956 : 705). L’opposition entre la thèse de la seringue hypodermique et l’équipe dirigée par Paul Lazarsfeld est alors manifeste.

Une série d’enquêtes menée par la suite par une équipe dirigée par Paul Lazarsfeld est ponctuée par la théorie des « deux étages de la communication » formulée par Elihu Katz (1956). On retrouve alors les prémisses de la théorie de l’influence des relations interpersonnelles énoncée par Gabriel Tarde56 (voir supra). Celle-ci est prolongée

54 Celui-ci, en parallèle des théories sur la manipulation des médias, en a fondé le cadre conceptuel avec

la question énoncée en 1948 : « Qui dit quoi par quel canal à qui et avec quel effet ? ».

55 Les deux hommes sont également considérés comme les pères fondateurs de la sociologie

fonctionnaliste.

56 E. Katz établit le lien entre l’héritage de la pensée de G. Tarde et la recherche sur les effets des médias

75 autour de trois constats constitutifs de la thèse du Two-step flow of communication : d’abord, « l’influence personnelle était à la fois plus fréquente et plus efficace que celle des mass media » (ibid. : 710) ; ensuite, il existe des leaders d’opinions qui jouent un rôle important dans la transmission de l’information au sein d’un groupe social ; enfin, « les leaders d’opinion sont plus exposés aux mass media que ceux qu’ils influencent » (id. : 712). Ainsi, Elihu Katz conclut-il à une influence sélective et limitée des médias (figure 6).

Figure 6. La formation intellectuelle du paradigme des effets indirects et limités. École de Chicago Pragmatisme Georg Simmel [1858-1918] John Dewey [1859-1952]

The public and its problems (1927)

Robert E. Park [1864-1944]

2e génération

Travaux sur les institutions et les milieux professionnels Harold Lasswell [1902-1978] Théorie de la seringue hypodermique (1948) Robert K. Merton [1910-2003] Paul Lazarsfeld [1901-1976] Elihu Katz [1926-]

« Les deux étages de la communication » (1956) École de Columbia Sociologie fonctionnaliste Gabriel Tarde [1843-1904] L’opinion et la foule (1901)

Mass Communication Researches