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communications de masse

2.3.1. Création du Centre d’étude des communications de masse

Plusieurs chercheurs français s’accordent à voir dans la création du Centre d’étude des communications de masse (Cecmas), en 196091, le cadre original du développement des recherches en communication et sur les médias : il représente « la première tentative sérieuse de constituer en France un milieu et une problématique de recherche en communication » (Mattelart A. et M., 1995 : 49), son projet consistant à analyser « les rapports entre la société globale et les communications de masse qui lui sont fonctionnellement intégrées » (ibid.) (voir aussi Lochard, Soulages, 1998 : 23). À une question sur la naissance des études de réception en France, la sociologue des médias Sabine Chalvon-Demersay (entretien, 19 mars 2004) répond : « En France, c’est ce qui s’est passé autour de la revue Communications, dans les années 60, avec les travaux aussi bien d’Edgar Morin que de Georges Friedmann, Roland Barthes, Jean Cazeneuve et très vite Michel Souchon »92. Pour certains, comme Dominique Pasquier (2003b), il

91 Certains énoncés datent la création du Centre de 1961 ou encore 1962. Nous nous fondons sur les

données du Centre d’études transdisciplinaires, sociologie, anthropologie, histoire (Cetsah) dont l’ancêtre est le Cecmas (http://www.ehess.fr/centres/cetsah/Historique.html).

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109 représente le courant de recherches qui devait « proposer une véritable analyse du rôle de la télévision dans la montée d’une culture de masse » mais qui « ne l’a pas fait ». Qu’en est-il exactement ? Quel rôle a joué ce foyer scientifique pour les recherches sur les médias de masse, a fortiori la réception télévisuelle ?

- Légitimation des sciences sociales

Le développement du Cecmas s’est inscrit dans un mouvement qui voit les sciences sociales se diffuser et devenir légitimes ; ce, consécutivement, notamment, à la période de crise qui caractérisait la sociologie française (voir le chapitre 1) depuis 1945. Durant la décennie, nombre de chercheurs emblématiques des sciences sociales – e.g. Roland Barthes pour la linguistique, Pierre Bourdieu pour la sociologie, Michel Foucault pour l’épistémologie, Claude Lévi-Strauss pour l’anthropologie – sont rattachés à la pensée structuraliste qui se caractérise par un anti-académisme. Le structuralisme se développe dans des lieux marginaux par rapport à l’Université, comme le Collège de France, l’École pratique des hautes études, le CNRS (voir Goetschel, Loyer, 1995 : 138-141). Les événements de mai 68 ont contribué à diffuser les sciences sociales vers les universités nouvellement créées, et, de facto à reconnaître intellectuellement et institutionnellement les approches sociologiques, linguistiques, sémiologiques.

- La genèse du Cecmas : une initiative nord-américaine

Mais, la création du Centre, à l’EPHE93 à Paris, peut être vu surtout comme un effet des influences nord-américaines contrastées sur la sociologie française (voir le chapitre 1). Dans un entretien accordé à Dominique Wolton, Edgar Morin (2004 : 78) rapporte que le chercheur autrichien de l’École de Columbia Paul Lazarsfeld est à l’initiative du projet, par l’intermédiaire du sociologue français Georges Friedmann : « L’idée du Cecmas est de Georges Friedmann, après que Lazarsfeld lui eut dit : "Il faut faire un centre sur l’étude des communications" ». Paul Lazarsfeld, conscient de la relativité des effets des médias depuis les résultats de l’enquête People’s Choice (voir le chapitre 1),

93 L’EPHE est l’ancêtre de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) que nous connaissons

souhaitait diffuser les études sur les médias de masse en Europe. Il le fait par le biais de ses relations avec Georges Friedmann, qui occupe alors une position haute au sein du champ de la sociologie française : en 1948, ce dernier est nommé directeur d’études en 6e section à l’École pratique des hautes études (EPHE) ; après avoir dirigé le Centre d’études sociologiques (seul laboratoire de sociologie à ce moment-là) entre 1949 et 1951, il crée (avec Fernand Braudel) le Laboratoire de sociologie industrielle (1958) et encourage ses élèves à fonder la revue Sociologie du travail. La « position haute » de Georges Friedmann (voir Bourdieu, 1997 : 18), associée à celle de Paul Lazarsfeld sur le plan international placent l’étude des communications de masse au rang des objets importants. Pour animer le Cecmas, Georges Friedmann réunit autour de lui Edgar Morin et Roland Barthes : « Pourquoi moi ? » explique le premier (2004 : 78), « parce que j’étais en train d’écrire L’Esprit du temps, je traitais à fond le problème de la culture de masse. Et pourquoi Barthes ? Parce qu’il avait écrit les Mythologies, se trouvait en plus dans une situation difficile, rejeté de la section linguistique du CNRS »94.

- Un programme pour l’étude des communications de masse

Ainsi, le Centre d’études des communications de masse n’est-il pas directement crée à partir d’un projet porté par trois chercheurs français animés d’une problématique commune, celle de l’étude des communications de masse95 ; il réunit un spécialiste de la sociologie du travail humaniste amené à s’intéresser au rapport entre l’individu et les loisirs, a fortiori les médias de masse (voir supra), un sociologue travaillant sur la notion de culture de masse – celle-ci intègre les médias mais n’en est pas exclusive – et un analyste des mythes engendrées par le développement des communications de masse (Barthes, 1957), amorçant par là les fondements d’une approche sémiologique. Le Centre traduit un croisement, à l’échelle internationale, entre un intérêt académique croissant pour les communications de masse (a fortiori les médias), le développement de travaux sur les effets des médias et sur la notion de masse, et l’essor de l’industrie télévisuelle. Il incarne la nécessité d’un cadre institutionnel pour ces réflexions. En ce sens, nous pensons que le Cecmas, à ses débuts, n’était pas structuré par un programme

94 En outre, les trajectoires biographiques et les engagements politiques des acteurs interviennent

également dans leurs coopérations.

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111 de recherche fort96. Edgar Morin (2004 : 80) confie que le nom de la revue – qu’il dirigeait –, créée dans le cadre du laboratoire, i. e. Communications, lui « a servi pour faire quelques numéros sur les communications entre les disciplines, sur le retour de l’événement, sur l’épistémologie de la complexité » : on est assez loin d’interrogations spécifiques aux médias de masse. De plus, ajoute-t-il, « les phénomènes pris sous l’angle de la communication, pour beaucoup auraient pu être pris sous l’angle du mot

culture » (l’auteur souligne)97.

Le Centre représentait plutôt une alternative, d’une part, aux approches classiques des sciences sociales (linguistique, philosophie, épistémologie, etc.), et, d’autre part, aux autres courants sociologiques. Pour certains étudiants, comme Michel Souchon (entretien, 2 fév. 2005), il était la destination adéquate pour celui qui envisageait des recherches sur les médias : « C’était le moment où la télévision explosait, milieu des années 60 ; j’ai choisi de travailler sur la télévision, et venait de se créer 2-3 ans avant le Cecmas, qui publiait la revue Communications, un des représentants importants était Edgar Morin qui venait de publier L’Esprit du Temps, 1ère édition. Je me suis dit : c’est là qu’il faut que j’aille ». La modification du nom du laboratoire en 1973 par Roland Barthes et Edgar Morin98 témoigne de la confusion liée sa création et, peut-être, de l’engagement vers un programme de recherche, cette fois défini au préalable.

- Des ambitions allouées a posteriori

La genèse du Cecmas nous invite à penser que des ambitions ont été prêtées au Centre,

a posteriori. Quatre décennies après sa création, celui-ci apparaît comme un foyer qui

aurait pu (dû ?) institutionnaliser l’étude des publics de télévision dans le champ académique français. Cela n’a pas été le cas, d’une part, pour les motifs que nous venons d’évoquer (absence de programme de recherche fort sur les médias, faible

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C’est une des raisons pour laquelle, au moment de sa création, il suscitait de « l’indifférence » (Morin, 2004 : 78).

97 Une des premières activités du Cecmas est l’organisation de journées d’étude sur la culture de masse

(1960).

98 Les chercheurs abandonnent symboliquement l’étude des « communications de masse » : le Cecmas

devient le Centre d’études transdisciplinaires. Sociologie, anthropologie, sémiologie (Cetsas) ; en 1983, la « sémiologie » est remplacée par la « politique » (Cetsap), qui, depuis 1992, a laissé sa place à l’« histoire » (Cetsah).

intérêt pour la question a priori), et, d’autre part, en raison de facteurs externes au Centre, voire au champ académique (domination des thèses de Francfort, déficit de légitimité sociale et scientifique de la télévision, voir le chapitre 3). Cette représentation du laboratoire crée par Georges Friedmann pourrait entraîner une mauvaise interprétation des critiques adressées à ses représentants principaux, à qui on reproche de ne pas avoir suffisamment traité de la télévision et des téléspectateurs. Par exemple, Dominique Pasquier (2003b) : « Paradoxalement, l’autre courant de recherche qui aurait pu à la même époque, proposer une véritable analyse du rôle de la télévision dans la montée d’une culture de masse, ne l’a pas fait. Il s’agit des chercheurs du Cecmas et surtout bien sûr d’Edgar Morin. L’Esprit du Temps est publié en 1962, la revue

Communications a été créée une année plus tôt. On a là un courant de pensée très

différent, beaucoup plus proche en fait de ce que vont confirmer les évolutions à venir. […] Dans le travail de Morin, la télévision occupe une place totalement marginale par rapport au cinéma, à la radio, à la musique ou à la presse. […] Morin est pourtant certainement à l’époque un des meilleurs connaisseurs de l’abondante littérature nord-américaine sur la télévision – il a même contribué à la divulguer en France –, mais dans les problématiques qu’il développe, le média télévisuel français "en l’état" cadre apparemment mal. Du coup, il l’évacue ». Toutefois, le centre a été à l’initiative, de manière plus ou moins directe, d’un traitement académique du thème de la réception télévisuelle.