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communications de masse

3.1. Les téléspectateurs, absents des recherches ?

3.2.2. Des réceptions standardisées

En France, la réception de la thèse de la seringue hypodermique a été davantage nuancée qu’aux États-Unis. En réalité, il n’y a pas eu de débat sur la passivité des usagers dans l’Hexagone, dans la mesure où les capacités d’interprétation et de réaction de ceux-ci ont été établies de facto : dès les années 50, la RTF cherchait à connaître les opinions et attentes des individus tandis que ceux-ci se manifestaient eux-mêmes (voir la partie 2.2.1). En revanche, l’activité de réception a été pensée sur le mode de la standardisation, de l’identification et de la propagande. Autrement dit, la télévision n’injecte pas des effets puissants aux individus, mais elle exerce une influence, négative pourrait-on dire, puisqu’elle conduit à des comportements conformistes.

- L’affirmation canadienne des capacités de réaction de l’usager

Pour comprendre le système de pensée développé à l’égard de la télévision et de son influence en France, l’exploration de l’ouvrage Pour comprendre les média écrit par le sociologue canadien Marshall Mc Luhan (1968) est éclairante. Publié en 1964 sous le titre Understanding Media, l’essai est traduit en français quatre années plus tard, soit assez rapidement en comparaison d’autres textes (voir infra). À la suite du paradigme des effets forts, le chercheur y reconnaît un pouvoir de la télévision : il s’interroge sur la possibilité de « s’immuniser contre l’action subliminale d’un nouveau médium comme

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M. Mc Luhan explique (1968 : 375-376) que la télévision exerce une influence dès lors que l’individu exprime une réaction. Ceci signifie que les contenus doivent faire participer le téléspectateur pour remporter son adhésion : « Quand sa simple apparence classe une personne, comme c’était le cas de Nixon, le téléspectateur n’a rien à compléter où à "remplir". Il éprouve un sentiment de malaise devant l’image. […] Le médium froid de la télévision ne supporte pas les personnages typés, qui frustrent le téléspectateur du plaisir de "remplir" ou de compléter l’image. Le président Kennedy ne ressemblait ni à un homme riche ni à un politicien. Il aurait pu être épicier, professeur ou entraîneur d’équipe de football ».

135 la télévision » et affirme la nécessité de « résister » (ibid. : 373). Mais, il soutient la thèse selon laquelle l’usager est capable de réaction face à l’action des messages128, à l’encontre des partisans d’un téléspectateur passif et conditionné : « La réflexion banale et rituelle du lettré classique, que la télévision s’adresse à un public passif, est fort éloignée de la réalité » (id. : 382). Ainsi, le sociologue reconnaît-il que la télévision exerce des effets : ceux-ci sont activés par les comportements que les usagers mettent en œuvre, en réponse à ce qu’ils entendent et voient. Selon lui, la participation du public est intrinsèquement liée au phénomène d’influence : « Le téléspectateur est participant et profondément engagé. […] Un médium froid, qu’il s’agisse de la parole, du manuscrit ou de la télévision, laisse plus de place à la participation du lecteur ou de l’auditeur qu’un médium chaud » (id. : 362-363).

En ce sens, le constat de l’influence de la télévision n’est pas sous-tendu par des sentiments de panique, de crainte, de persuasion négative comme l’est la théorie de la seringue hypodermique (qui fait de l’individu un être passif). Au contraire, la télévision aurait une dimension cognitive enchantée, dans la mesure où elle suscite une soif euphorique de connaissance : « Depuis la télévision, le public exige non seulement de savoir mieux, mais de savoir davantage, dans tous les domaines du savoir » (id. : 377). Cette pensée est diffusée en France à la fin des années 60 ; elle y croise des identifications de la nature de cette influence, qui vont conduire à envisager la réception sous le sceau de l’uniformité.

- Domination des thèses de l’École de Francfort

Dès les années 30, le paysage scientifique européen a été dominé par les thèses de l’École de Franfort. Nous avons vu, au chapitre 1, comment Theodor Adorno a forgé le modèle d’une réception passive standardisée des moyens de communication de masse. Dans les années 70, la pensée est relayée par le philosophe Herbert Marcuse qui affirme – ou confirme – l’asservissement et l’instrumentalisation de l’individu par la société (voir Mattelart, 1995 : 44-45). À ce moment-là, ce courant de pensée a été dominant en Europe : de la théorie de la seringue hypodermique, i. e. le pouvoir des médias à injecter

128 M. Mc Luhan (1968 : 368) affirme : « La télévision n’est pas tant le médium de l’action que de la

des messages aux individus complètement perméables, à celle des comportements stéréotypés et standardisés dus à l’industrialisation des médias, il n’y avait qu’un pas à franchir, semble-t-il. Michel Souchon (entretien, 2 fév. 2005), acteur du champ académique au début des années 70, se fait l’écho de cette domination : « L’idéologie académique, en particulier après 68, c’était une mise au premier plan des thèses de l’École de Francfort, Adorno, Marcuse, Horkheimer, etc. Il y avait un grand mépris pour la télévision ; c’était Adorno qui disait : "La télévision fait la publicité pour le monde comme il va, point à la ligne". À partir de ce moment-là évidemment, tout ce qu’on peut faire de mieux c’est de ne pas regarder la télévision et d’encourager les gens à ne pas la regarder ».

Précisons cependant que la conception critique de la réception médiatique n’annihile pas toute activité de l’usager, mais elle la situe sur le plan du conformisme. Parce que le média est une industrie culturelle, il diffuse des productions (ou des reproductions) en face desquelles l’individu ne peut avoir que des réactions prévisibles, standardisées, ou encore conformes à l’ordre établi. Ainsi la passivité des masses n’a-t-elle pas la même signification pour l’américain Harold Lasswell que pour les théoriciens de Francfort : pour l’un, elle est absence de réaction, pour les autres, elle est conformisme129. Dans une certaine mesure, la conception critique des effets des médias a entraîné une interrogation plus fine de leur nature et de leurs conditions d’exercice.

En effet, dans les années 70, en Europe et aux États-Unis, plusieurs chercheurs « semblent reconnaître les pouvoirs persuasifs des médias et tenir pour acquis qu’"une influence peut être exercée sous l’emprise de thèmes impressionnants, de modèles cognitifs et de cadres de référence". Ils partagent la même conviction sur la nécessité d’accorder un plus grand intérêt aux effets à long terme des systèmes de valeurs véhiculés par les médias » (Schroder, 1997 : 779). En 1972, les américains Maxwell McCombs et Donald Shaw ont montré que la hiérarchie des sujets d’actualité au sein de l’espace public correspond à ceux traités par les médias ; autrement dit, il existe des

129 Dans les années 80, l’idée de conformisme est approfondie par la théoricienne allemande É.

Noëlle-Neumann (1989) ; celle-ci l’explique au niveau de l’expression des opinions publiques : partant de l’idée selon laquelle l’individu redoute l’isolement – « peur d’être mis à l’écart qui s’accompagne d’un doute sur sa propre capacité de jugement » (Rieffel, 2001 : 29) –, elle présente comment une majorité se rallie aux opinions dominantes formulées par des leaders d’opinion, les avis minoritaires étant soit non-exprimés, soit mis à mal et/ou considérés comme protestataires donc peu visibles dans la sphère publique. C’est pourquoi on parle d’une « spirale du silence ».

137 « effets d’agenda » (agenda settings) qui se manifestent par une corrélation entre les préoccupations des journalistes et celles des individus : en ce sens, les médias influencent sur ce à quoi il faut penser, et non sur ce qu’il faut penser, pour reprendre les propos d’Éric Maigret (2003a : 198) : « Si rien ne détermine les opinions, positives, négatives ou indifférentes à l’égard d’un événement, tout pousse à produire des opinions sur cet événement, donc à éliminer des possibles ».

3.3. Le déficit de légitimité de la télévision

Entre les années 60 et les années 80, le rapport des individus à la télévision a considérablement changé, dans la mesure où le phénomène d’attraction s’est transformé en pratique illégitime, i. e. peu avouable et peu honorable. En 1964, lorsque Michel Crozier (1966 : 18) interroge des paysans et des ouvriers français au sujet de leur pratique de la télévision, ceux-ci sont enthousiastes : « L’image de la télévision que l’on a dans cette population n’est pas une image dépréciée, vulgarisée ; tout au contraire la télévision est considérée comme un moyen culturel […]. Notons enfin qu’à cette image très vive, très valorisée, ne sont presque jamais associés des sentiments de culpabilité ». Deux décennies plus tard, la représentation du média au sein de la société française est à l’opposé : Dominique Boullier (1987 : 81-85) fait le constat d’une dénégation et d’une mise à distance de la pratique, qui se traduit dans les énoncés de téléspectateurs interrogés par l’assertion récurrente « On n’est pas télé »130. Cependant, le chercheur remarque que cette mise à distance s’estompe à mesure des entretiens : les individus s’avèrent finalement « être télé », mais cela n’est pas socialement avouable. On est bien de l’ordre de la représentation de la télévision, et non des pratiques effectives qui auraient évolué. De la même manière, si 76 % des téléspectateurs (les trois-quart) interrogés par Michel Crozier (1966 : 19) jugent « tout à fait faux » l’assertion selon laquelle la télévision peut influencer les opinions des gens, 48 % d’un autre panel

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d’individus (la moitié), consultés en 2004131, pensent que leur opinion sur les faits de société est influencée par la télévision.

Quels sont les facteurs de production d’une représentation illégitime de la télévision ? « Cette télévision de l’ORTF était formidable, elle était culturelle ; mais, elle était critiquée au nom d’une vulgate de prêt-à-porter intellectuel contre la culture de masse » témoigne Sabine Chalvon-Demersay (entretien, 19 mars 2004). Nous évoquions que des chercheurs ont fondé de premières réflexions sur la télévision à partir de démarcations avec le cinéma (voir le chapitre 1). Cela a conduit certains, comme André Bazin (1954) à s’interroger sur le média d’un point de vue esthétique, et à conclure que l’imperfection et la faible superficie de son image – par rapport à celle du grand écran – ne lui permettent pas d’accéder au rang d’art plastique132. Mais, le déficit de légitimité de la télévision est essentiellement né au sein de l’espace public, avant de franchir les frontières du champ académique.