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Autre domaine où, durant les années 1960-70, le bruit se généralise : la production instrumentale de la musique contemporaine qui s’est installée dans l’après 1945. Au sein de l’orchestre traditionnel, certains compositeurs affinent, dans les années 1960, la dissolution du ton par des techniques micropolyphoniques (Ligeti) ou des glissandi (Xenakis). L’utilisation des clusters est poussée dans ses extrêmes avec Thrène (1959-61) de Penderecki ou Praxis for 12 (1966-69) de Christou. La génération des Berio, Ligeti, Stockhausen, Xenakis, etc. réussit, dès la fin des années 1950, à transposer à l’orchestre des techniques électroacoustiques tendant vers le bruit. Dans la seconde partie des années 1970, la musique spectrale reprendra ce travail avec un regard différent : en simulant instrumentalement des procédés électroacoustiques – dans Mémoire/Érosion (1975-76) de Murail, les instruments imitent des boucles de réinjection et la pièce se conclut sur un léger bruit qu’on peut entendre comme un clin d’œil au « clic » marquant l’arrêt d’un magnétophone. Par ailleurs, les pièces pour percussions seules prolifèrent de plus en plus et l’on assiste à la création d’ensembles spécialisés, tels que les Percussions de Strasbourg (créées en 1962), qui contribuent fortement à la création d’un répertoire. Enfin, on commence à exploiter l’infinie variété de modes de jeu de la voix et des instruments, où le jeu « normal », produisant une hauteur déterminée et stable, n’est plus qu’un cas particulier. Dans cette extraordinaire recherche de timbres nouveaux, la part du bruit (au sens d’un son dont la morphologie est plus importante que la hauteur) est très importante. De la Sequenza III (1965) de Berio aux Récitations (1978) d’Aperghis en passant par les Song Books (1970) de Cage, nombreuses sont les pièces pour voix qui vont dans ce sens. À partir de la fin des années 1960 et durant toutes les années 1970, on « découvre » sur la clarinette, la flûte, le saxophone ainsi que d’autres vents une pléthore de modes de jeu – en fait, connus par le passé, mais comme des défauts à gommer. Des instrumentistes, qui ont suscité de nombreuses créations, précisent avec détail ces nouveaux modes de jeu, globalement bruiteux (brouillant ou effaçant la hauteur), dans

298 Greil Marcus, Lipstik Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle, traduction Guillaume Godard, Paris,

Gallimard, 1998, p. 58. Il s’agit des Slits. Sur l’apparition de femmes musiciennes dans la scène rock et punk de la fin des années 1970 et du début des années 1980, cf. Helen Reddington, The Lost Women of Rock Music. Female

des traités : Bruno Bartolozzi, Phillip Rehfeldt, Pierre-Yves Artaud, Daniel Kientzy299, etc. Avec

eux et avec des pièces comme Discours II (1967-68, pour cinq trombones) de Globokar ou Unity Capsule (1976, pour flûte) de Ferneyhough300, entrent dans le langage musical des mots comme

sons fendus, multiphoniques, bisbigliandos, percussion de clefs, tongue-ram, sons éoliens, whistle-tone, etc.

Peut-on appréhender ces recherches comme contestation, comme critique politique et sociale ? En un sens, non. Il vient d’être dit, à propos de l’ouverture à tous les modes de jeu possibles des instruments traditionnels, que ces recherches sont avant tout inscrites dans la logique de prolifération de timbres (nouveaux). On peut donc les inclure, en simplifiant, dans la quête d’une substitution du timbre à la hauteur, une hypothèse qui a été discutée dans le premier chapitre. On peut également parler tout simplement d’une extension considérable des matériaux musicaux possibles. Il en va donc du bruit que portent ces nouveaux timbres comme il en allait de la dissonance. Il a été dit précédemment que la thèse adornienne, selon laquelle la dissonance constitue le facteur de la critique musicale à l’encontre de la société, s’applique merveilleusement à la première musique atonale de Schönberg et à quelques autres situations musicales, mais qu’on ne pouvait pas la généraliser : héritée de l’époque où la dissonance était bien une dis-sonance et pouvait par conséquent posséder une vertu expressive, elle perd son sens dès qu’elle se généralise et devient simple matériau (neutre) possible. Aussi, de même que, malgré ses dissonances, Structures (premier livre, 1951-52) de Boulez constitue bien une apologie de la société technocratique qui se construit dans l’après 1945 – ce qui ne fait pas nécessairement de Boulez un musicien soumis : l’automatisme de Structures constitue une exception dans son œuvre, de même que le froid automatisme des pièces ST (1956-62) de Xenakis en est une chez ce dernier –, la quantité de pièces instrumentales ou vocales généralisant les modes de jeu bruiteux n’est pas à entendre d’une manière générale comme contestation politique – le cas contraire est peut-être plus fréquent. Enfin, le climat contestataire qui gagne une partie de l’avant-garde des années 1960-70 s’exprime parfois d’une manière plus directe, par exemple avec le théâtre musical naissant d’un Berio, d’un Evangelisti301 ou d’un Kagel, ou, encore plus, avec les compositions

clairement politisées d’un Nono.

On peut toutefois changer de perspective en partant de la constatation que, dans les années 1960-70, le bruit continue à être globalement entendu comme son non musical : à l’exception de la musique contemporaine, du free jazz et du rock, le champ musical continu à l’exclure. Considérant ensuite que ne compte pas tant l’attitude de l’interprète et du compositeur – qui, parfois, n’utilise le bruit que pour accroître son matériau – que la perception du bruit, et notamment sa perception sociale, on en tirera la conclusion que ce dernier est à entendre comme

299 Cf. Bruno Bartolozzi, New Sounds for Woodwind, Oxford, Oxford University Press, 1967 ; Phillip Rehfeldt, New

Directions for Clarinet, Berkeley, University of California Press, 1976 ; Pierre-Yves Artaud (et Gérard Geay), Flûtes au présent, Paris, Jobert/Transatlantiques 1980 ; Daniel Kientzy, Saxologie, thèse de Doctorat, Université Paris 8,

1990.

300 Cf chapitre 1.

301 Cf. Giordano Ferrari, Les débuts du théâtre musical d’avant-garde en Italie. Berio, Evangelisti, Maderna, Paris,

contestation. Ce point de vue est développé dans le livre de Pierre Albert Castanet, Tout est bruit pour qui a peur. Pour une histoire sociale du son sale. Opposé au son musical, le bruit est le grand exclu de la musique : l’y intégrer, c’est faire entendre la voix des exclus. Par ce geste, l’avant-garde de l’après 1945 renoue avec les gestes contestataires des avant-gardes du début du XXe

siècle et développe une attitude critique à l’encontre de la société technocratique. D’une manière plus générale, le bruit s’insère dans la chaîne des autres gestes contestataires et on pourrait développer une vision homogène de toutes les avant-gardes du XXe

siècle, qui les appréhenderait comme un élan globalement contestataire, que la contestation soit consciente ou non :

« Les actions menées à bras-le-corps par les artistes engagés ou opérées sans conscience apriorique de la crise ambiante par les avant-gardistes sincères stigmatisent positivement la face moderne de notre siècle mouvementé : agression, altération, anarchie, artifice, bruit, cri, dégoût, dénaturation, impureté, laideur, merde, parasite, pollution, révolution, souffrance, souillure, violence de l’art contemporain montrent les fiers signaux d’un dynamisme belliqueux, garants d’un désir d’existence, d’une présence ferme, d’une opposition saine et d’une vitalité tenue pour optimisme »302,

écrit Pierre Albert Castanet. Il est important de noter que la prise de conscience n’est pas la donnée fondamentale dans cette vision des choses. À la différence des avant-gardes politisées des années 1910-20, les avant-gardes des années 1950-60 ne peuvent pas se permettre de prendre une position franchement politique. D’une part, elles sont encouragées par les gouvernements (occidentaux) en place : le début de la guerre froide a été marqué par une aide globale au développement de l’art moderne apportée par ces derniers, qui construisirent ainsi la « vitrine » du « monde libre ». D’autre part, le faire signifierait renoncer à pratiquer une musique d’avant- garde : le « réalisme socialiste » continue à être le dogme de la gauche. C’est seulement à la fin des années 1960 que celle-ci évolue et il est trop tard pour que la jonction entre la contestation des avant-gardes et cette dernière s’opère – dans bien des cas, ce sont d’autres formes de pratique musicale (chanson, rock, etc.) qui ont été politisées. La politisation de la musique contemporaine ne s’est opérée que dans quelques cas particuliers, par exemple en Italie où, dès les années 1960, le Parti Communiste était particulièrement ouvert en matière de culture. Dans les deux cas, on peut considérer que le bruit, toujours en tant qu’élément habituellement exclu en musique, constitue la manifestation musicale de la mauvaise conscience des avant-gardes : « La part croissante que prend le bruit dans la musique savante atteste l’irruption d’un élément plébéien refoulé et révèle la mauvaise conscience des détenteurs du pouvoir symbolique »303, note Hugues

Dufourt dans la préface du livre de Castanet.

Dans un sens plus adornien, on peut également considérer que le bruit, dans les années 1960-70, se substitue à la dissonance – désormais banalisée dans la musique d’avant-garde – comme élément musical de la critique sociale. Un compositeur fera sienne cette thèse et la développera dans sa musique : Helmut Lachenmann. L’itinéraire de Lachenmann est aujourd’hui avancé et révèle des aspects complexes304. On se limitera ici à la « musique concrète

302 Pierre Albert Castanet, op. cit., p. 18.

303 Hugues Dufourt, « Préface », in Pierre Albert Castanet, op. cit., p. 9.

instrumentale », selon sa propre expression, qu’il compose à partir de la fin des années 1960. Lachenmann part du constat adornien que le matériau musical n’est pas neutre, qu’il est déjà confrontation avec la réalité :

« Le matériau musical est autre chose qu’une simple matière première docile qui attend uniquement que le compositeur la charge d’expression, et ainsi lui donne vie, au sein de tel ou tel ensemble de relations : il est déjà, lui-même, inscrit dans des relations et marqué expressivement, avant même que le compositeur ne s’approche de lui. Ces traits qui se sont gravés dans le matériau proviennent de la même réalité qui nous a marqués nous-mêmes, compositeurs et auditeurs – qui a marqué notre existence et notre conscience »305.

Aussi, à l’encontre d’une domination autoritaire du matériau, qui le vide de ses qualités concrètes – de sa part de réalité – en le transformant en quelque chose de neutre, et cela quelle que soit sa nature (matériau tonal, dissonances, bruits), il développe, pour employer un langage adornien, une véritable maîtrise, qui lui permet de conserver ces qualités. Pour ce faire, il avance l’idée que composer signifie « construire un instrument » : la composition n’est pas une tâche abstraite (une domination aveugle), mais une confrontation avec la matière, à la manière de la confrontation du musicien avec son instrument. Il s’agit en somme de « tâter un son » :

« Cette idée de “tâter” un son me conduit […] vers une autre image […] : celle d’un instrument que je construis en en explorant la facture, l’univers sonore, les fonctions et les possibilités, ce rituel devant lui- même découler de la structure de cet “instrument” »306.

« Tâter » une note n’a jamais été réellement possible : avec une hauteur, un intervalle, on peut seulement « vibrer ». Seuls les sons les plus proches de la vie concrète peuvent susciter l’impression qu’on les frôle, qu’on les touche. Un lent et méthodique frottement de l’archet, le grincement d’une corde procurent la sensation d’un contact avec la matière, avec du concret. D’où le choix d’explorer minutieusement le monde délicat et infini des bruits que l’on peut produire avec des instruments de musique.

Avec sa « musique concrète instrumentale », Lachenmann compose des pièces qui se frottent en permanence avec la matière. D’ailleurs, l’action littérale de frottement est très importante dans ses œuvres, comme on le constate dans le début de Pression (1969), une pièce pour violoncelle des débuts de la musique concrète instrumentale (cf. exemple 20). La partition, qui constitue une tablature – Lachenmann indique l’action à effectuer et non le résultat sonore – indique le mouvement de l’archet (en haut) et celui des doigts sur les cordes (en bas) ; les divisions verticales de chaque système correspondent à une noire valeur 66 MM. Au début, l’archet frotte en pianissimo la première corde, tandis que la main gauche « entre » en glissant avec le bout du doigt sur la même corde, d’une manière très lâche afin de produire des quasi- harmoniques. Puis, le glissement s’opère sur les deux premières cordes alors que l’archet s’arrête (fin du premier système). Des coups en forte ou fortississimo portés par l’ongle du pouce sur la seconde corde interviennent, le mouvement de l’archet reprend brièvement sur la quatrième corde mais sans produire de hauteur (fin du second système) et le glissement conquiert la troisième

305 Helmut Lachenmann, « Quatre aspects fondamentaux du matériau musical et de l’écoute », traduction Jean-Louis

Leleu, in InHarmoniques n°9, 1991, p. 262-263.

306 Helmut Lachenmann, « De la composition », in Christine Buci-Glucksmann, Michaël Levinas (éd.), L’Idée

corde (troisième système). D’une manière générale, dans Pression, Lachenmann récuse les opérations qui portent sur la notion de note, car celle-ci ne peut être obtenue que par l’abstraction : le matériau musical est uniquement constitué des sons concrets du violoncelle et des actions qui permettent de les obtenir.

Exemple 20.

Helmut Lachenmann, Pression : début307.

En mettant l’accent sur la matière, sur le concret, sur le vivant, sur le sensible, la musique de Lachenmann nous fait prendre conscience que la domination de la nature conduit à sa disparition. C’est en ce sens que le bruit constitue, chez lui, le signe musical de la critique. Bien sûr, sa sympathie pour le bruit peut également s’entendre comme solidarité avec les exclus : « comparées aux symphonies rutilantes de Henze, qui évoluent parmi de riches bibelots et de lourdes tentures chatoyantes, les œuvres de Lachenmann ressemblent […], en leur douceur fragile, leur désaccord pesé, à une musique de forçats », écrit joliment Martin Kaltenecker308.

Mais la critique sociale est plus générale : c’est surtout le frottement avec le concret, avec la matière, qui vaut comme critique. En ce sens, Lachenmann prolonge la critique qu’avaient menée Horkheimer et Adorno dans leur Dialectique de la Raison (1944) à travers l’analyse du devenir de la raison qui, instrumentalisée, tend vers la domination aveugle de la nature.

B

RUIT ET SON