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Mêler l’art et la vie : cette attitude contestataire qu’ont épousée certaines des avant-gardes artistiques du début du XXe

début des années 1960 en faisant progresser d’une manière importante la cause du bruit277. Le

terrain est préparé par l’aventure du bebop, qui généralise les harmonies complexes et leurs enchaînements rapides, les dissonances ainsi que l’affranchissement de la section rythmique. Avec lui, des musiciens de jazz revendiquent à la fois dans leur art et dans leur vie des pratiques libres : un art affranchi du commerce et une vie où le musicien n’est plus le Nègre qui divertit. Le critique français Hugues Panassié accompagne la naissance du bebop d’une flopée de critiques tournant autour du même thème : ce n’est plus de la musique à danser, c’est trop intellectuel – le bebop n’est pas une musique de jazz, il n’est pas une musique noire, puisque n’est « noire » que la musique qui fait danser, qui ne fait pas réfléchir278… – les dissonances du bebop ainsi que sa

complexité harmonique et rythmique constituent le strict équivalent des turbulences qu’il introduit dans l’histoire raciste du jazz. Thelonious Monk, quant à lui, « a porté au plus haut point l’art de la dissonance – mais pas n’importe laquelle, interrompant par exemple un enregistrement en prétendant qu’il a fait une wrong mistake (“une fausse erreur”) ! »279. Et il est important de

relever qu’il l’effectue dans un contexte musical truffé de silences (parties entières de chorus où il n’égrène qu’une ou deux notes, ou même aucune), que jalonne une improvisation où l’on hésite, où l’on refuse les automatismes, où l’on réfléchit, c’est-à-dire une pratique musicale où l’intelligence a un rôle important à jouer.

Le free, lui, apparaît en même temps qu’une nette radicalisation des luttes politiques des Afro-Américains : il s’en fera même l’un des porte-paroles majeurs. Dès le début des années 1960, les intellectuels (au sens large) noirs américains parlent de l’oppression des Noirs, de leur acculturation forcée, de la récupération de leur culture. Blues People (1963) de LeRoi Jones est l’un des premiers travaux mettant en étroite relation la musique noire américaine avec l’histoire des Afro-Américains280. Un dilemme, dont héritera la culture noire américaine, se dessine : faut-

il revendiquer une culture noire, libre, mais spécifique ? Ou bien se lancer dans un combat global où l’oppression spécifique vécue pourrait servir à une protestation contre toutes les injustices ? Le débat a été difficile, car ces deux positions ne sont pas nécessairement inconciliables – par exemple, le combat des Noirs américains, même s’il est jugé spécifique, peut faire alliance avec des combats anti-colonialistes africains. La première ligne de conduite – à laquelle la philosophie différentialiste et culturaliste des années 1980-90 a donné un sérieux coup de pouce en présentant les luttes contre l’injustice comme des « revendications » de « minorités » – a fini par l’emporter.

277 Pour le rôle du bruit dans le jazz en général, cf. Christian Béthune, Le jazz et l’Occident, Paris, Klincksieck,

2008, chapitre 5.

278 Cf. Hugues Panassié, La bataille du jazz, Paris, Albin Michel, 1965 : ce livre développe les critiques que

Panassié avait adressées au bebop dans les années précédentes. Panassié n’a pas été le seul à critiquer le bebop, mais son cas est un cas d’école, car, dans les années 1940, sous prétexte de valoriser le jazz, il l’avait rivé à des notions comme « authenticité », « race », « essence », etc., dans un contexte idéologique très proche de la Révolution Nationale de Vichy (cf. Ludovic Tournès, « Le jazz : un espace de liberté pour un phénomène culturel en voie d’identification », in Myriam Chimènes, La Vie musicale sous Vichy, Paris, Complexe, 2001, p. 324-325).

279 Philippe Baudoin, notice du CD Thelonious Monk and his Quartet en concert : Olympia, mars 1965, Trema,

1992, 710377-8.

280 Traduction française : Le peuple du blues. La musique noire dans l’Amérique blanche, traduction Jacqueline

Dans le débat historique des années 1960, où les deux conduites sont encore possibles, le free jazz participe pour beaucoup à la seconde. Comme l’écrivaient Philippe Carles et Jean-Louis Comolli dans Free jazz. Black power, l’évolution

« et de la musique et des mouvements politiques noirs a dépassé le niveau de l’exclusion réciproque des deux races [Noirs et Blancs] et des deux cultures : les musiciens de free jazz noirs jouent avec des musiciens blancs dans la mesure où la remise en cause de ce qu’était le jazz, des valeurs occidentales greffées sur lui, peut être le fait commun de ceux qui pour des raisons raciales et/ou politiques refusent ces valeurs ; de même, les militants révolutionnaires noirs acceptent de s’allier (alors qu’ils rejettent l’influence des “libéraux” blancs qui ont longtemps “guidé” les mouvements noirs) avec les militants révolutionnaires blancs, leur but commun étant la destruction du système capitaliste (en Amérique, dans le monde) »281.

Et il est vrai que de nombreux musiciens du free assimilent leur révolution musicale à la contestation politique globale en cours, à la manière d’Archie Shepp, qui écrit en 1965 :

« Le jazz est une des contributions, sociales et esthétiques, les plus signifiantes pour l’Amérique. Et certains l’acceptent pour ce qu’il est : une contribution signifiante, profonde, à l’Amérique – il est contre la guerre ; contre la guerre du Vietnam ; il est pour Cuba ; il est pour la libération de tous les peuples. C’est cela la nature du jazz. Sans aller chercher très loin. Pourquoi ? Parce que le jazz est une musique née elle-même de l’oppression, née de l’asservissement de mon peuple »282.

Les bruits qu’intègre le free jazz appartiennent à cette nature de bruits – « cacophonie » – qui rend insupportable à un auditeur réticent des sons dont il ne dénie pourtant pas le qualificatif de « musicaux », puisqu’il s’agit de musique instrumentale. Le premier facteur est le type d’improvisation mis en œuvre par le free. Il y a d’abord une absence délibérée du repère le plus évident : le thème tend à disparaître et tout semble emporté par l’improvisation. Pareillement, l’improvisation se libère de la grille harmonique ; d’ailleurs c’est la notion même d’harmonie qui se liquéfie, du fait du flirt avec l’atonalité et de la polyphonie libre généralisée. Enfin, on renoue avec l’improvisation collective, souvent sans pulsation commune ou même sans aucune pulsation. La transcription (exemple 18) par Ekkehard Jost du début de « Enter, Evening » de l’album Unit Structures (1966) de Cecil Taylor illustre pleinement les principes d’une telle improvisation. Par ailleurs, si l’on se centre sur le rythme, dont la stabilité garantissait pour certains l’essence du jazz, on constate que, à côté de l’instabilité ou de la disparition de la pulsation et en même temps que la généralisation de la polyrythmie et de la polymétrie – qui se dessinaient déjà dans le bebop et que LeRoi Jones interprète comme un ressourcement dans l’Afrique283 –, s’instaure un échange permanent des fonctions mélodiques et rythmiques. C’est

une autre disparition de repères, car la section rythmique semble se diluer, entraînant avec elle la dissolution du rythme comme soutien, de même que l’harmonie s’était liquéfiée. Cette remise en cause du rôle traditionnel de la batterie conduit vers un dernier facteur. Le batteur Milford Graves disait :

« Jusqu’à présent un batteur avait pour tâche de maintenir le rythme. Il battait la mesure, rien de plus, même si parfois il s’échappait dans un solo. Maintenant il doit créer des sons s’accordant avec ce qu’il joue et avec ses possibilités d’expression. Vous pouvez utiliser n’importe quelle partie de votre batterie, de

281 Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, Free jazz. Black power, première édition : 1971, réédition : Paris,

Gallimard, 2000, p. 110-114, p. 41.

282 Archie Shepp, cité par Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, op. cit., p. 47. 283 LeRoi Jones, Le peuple du blues, op. cit., p. 206-207.

n’importe quelle manière, à n’importe quel moment. À présent, la batterie est un instrument ; vous devez l’utiliser pour faire de la musique et non plus pour relier entre eux les autres instruments »284.

Que la batterie devienne un « instrument », avec ses timbres spécifiques – souvent dans une tentative de ressourcement d’une Afrique mythique –, signifie que l’on écoutera ces derniers pour eux-mêmes et non pour leur fonction rythmique. Or, ces sons sont bruiteux au sens acoustique du terme : les cymbales en continu, les roulements de toms ou les irruptions de grosse caisse que l’on adore dans le free, sont des sons sans hauteur déterminée. La même chose vaut pour les autres instruments. Libérés de leur fonction mélodique ou harmonique et improvisant librement, ils explorent volontiers les limites de leurs modes de jeu : très importantes variations dynamiques, registres suraigus, multiphoniques, bruits de souffle, bruits de clefs, sifflements de anche, etc.

Exemple 18.

Cecil Taylor : « Enter, Evening » (Unit Structures, 1966). Cecil Taylor (piano), Eddie Gale Stevens (trompette), Jimmy Lyons (saxophone alto), Ken McIntyre (hautbois) Transcription d’Ekkehard Jost285.

Rock

La contestation que mène le rock dans les années 1960-70 est de nature plus hétérogène. La notion de rock constitue une catégorie moins homogène que le free jazz, aussi bien au niveau proprement musical qu’au niveau social. En outre, sont traitées ici deux décennies et il n’y a pas de filiation directe entre les sons bruiteux d’un Hendrix et ceux de la musique punk. Par ailleurs, si le rock a été – et continue parfois à être – auréolé de l’image de la révolte, les études récentes sont revenues sur « ce point de vue naïvement romantique qui suppose simplement que le rock a et est supposé être résistant, oppositionnel ou, d’une manière ou d’une autre, situé en dehors du courant politique dominant de la culture américaine »286 – dans De la culture rock, Claude

Chastagner résume les diverses positions qui ont été adoptées face à cette question délicate287. Il

reste cependant indéniable que le rock a tenté d’échapper à cette culture, même si ce ne fut pas

284 Milford Graves, entretien de 1969 avec Daniel Caux, cité par Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, op. cit., p.

359.

285 Ekkehard Jost, Free Jazz. Une étude critique et stylistique du jazz des années 1960 (1974), traduction Vincent

Cotro, Paris, Outre Mesure, 2002, p. 86.

286 Lawrence Grossberg, « The Framing of Rock : Rock and the New Conservatism », in Tony Bennett, Simon Frith,

Lawrence Grossberg, John Shephed, Graeme Turner (éd.), Rock and Popular Music. Politics, Policies, Institutions, London, Routledge, 1993, p. 201.

287 Selon Claude Chastagner (De la culture rock, Paris, P.U.F., 2011, chapitre « L’argent »), deux conceptions

s’affrontent quant à la question de la relation du rock au capitalisme. D’un côté, les chercheurs issus du marxisme, mais opposés aux conceptions de l’École de Francfort, qui pensent le rock comme résistance au capitalisme. De l’autre, la critique postmoderne, qui, désabusée, estime que le rock a été récupéré. Chastagner lui-même propose une critique beaucoup plus radicale : « c’est dans les principes mêmes, de l’hédonisme à la révolte, de la jouissance à la transgression, que la culture rock sert les intérêts du capitalisme, car ces principes lui sont consubstantiels » (ibid., p. 169). Pour aller vite, on dira qu’on revient ainsi – en partie – à Adorno et à sa critique du jazz commercial des années 1930 (cf. Theodor W. Adorno, « Du fétichisme en musique et de la régression de l’audition » (1938), traduction Marc Jimenez, InHarmoniques n°3, 1988, p. 138-167).

d’une manière globale et clairement politique, même s’il ne l’a pas fait sans ambiguïtés (commercialisation oblige), même si son échec fut terrible et même si, en fin de compte, il a donné de forts aliments à cette culture. Dans les années 1960, il est en tout cas porté par diverses formes de contestation, allant de la remise en cause concrète du modèle familial à la critique plus abstraite de la société uniformisée théorisée par Marcuse en 1964 (L’homme unidimensionnel), sans oublier les luttes plus clairement politiques contre la guerre du Vietnam qui ont su fédérer la contestation. Dans les années 1970, on assiste à une tentative d’instaurer une contre-culture. Si l’épisode se clôt rapidement, la contestation bruiteuse reprend dans la seconde partie de la décennie avec les punks, qui doivent affronter la crise économique et le puritanisme anglais288.

C’est presque dès le début que le rock est bruit, bruit dans un sens littéral : l’amplification des sons, de laquelle il est indissociable, flirte, dans certaines de ses manifestations (concerts en lieu fermé), avec la nuisance sonore – les bruits nuisibles avec lesquels a commencé cette petite histoire des bruits musicaux. On a souvent relevé que le niveau sonore des groupes de rock pouvait approcher du seuil de la douleur289. Cependant, il ne faudrait pas céder à ce cliché, qui

conduirait à penser que la contestation dans le rock a été un embrigadement (voire, un suicide collectif), comme d’autres ont pu penser que la techno est une musique de fascistes…290 Il

convient plutôt de constater que l’image des canons que voyaient les auditeurs de Berlioz jugeant sa musique trop bruyante s’applique aussi au rock. Surtout, à partir du milieu des années 1960, le bruit nuisible est certes l’image même du rock, mais d’autres bruits, guère nuisibles, sont entrés en scène.

La dernière chanson de l’album Revolver (1966) des Beatles, « Tomorrow Never Knows », l’une des premières élaborations électroacoustiques dans le domaine du rock, va dans ce sens. Cette chanson – la première a être enregistrée pour l’album, initialement sous le titre « The Void », avec la participation de George Martin et de l’ingénieur Geoff Emerick – est en relation immédiate avec l’expérience de Lennon du LSD, auquel il semblerait qu’il se soit initié seul, à partir du livre – qui allait connaître une très grande notoriété – de 1964 des ex-psychologues de Harvard Timothy Leary et Richard Alpet, The Pychedelic Experience, un livre qui vante une « révolution » qui, « fondée sur un mélange de psychologie post-freudienne, de bouddhisme zen

288 Il serait impossible de citer ici les innombrables études traitant de la contestation politique menée par le rock et

l’associant parfois au bruit. Renvoyons seulement à l’ouvrage There’s a Riot Going On. Revolutionaries, Rock Stars

and the Rise and Fall of ‘60s Counter-culture de Peter Doggett (Edinburgh, Canongate Books, 2007) qui, dans le

chapitre dédié à l’année 1968, sous-titre « Radical Noise » une partie consacrée à des musiciens contestataires tels que Phil Ochs ou Country Joe McDonald (Country Joe & the Fish), dont la musique est pourtant fort sage.

289 110dB(A) pour Alain Muzet, op. cit., p. 13, qui, je le rappelle, fixe le seuil de la douleur à 115 dB(A).

290 On pourrait par contre faire un lien entre l’importance du bruit dans le rock et son « analyse comme survivance

du rite sacrificiel », telle que la pratique Claude Chastagner (La loi du rock, Castelnau-le-Lez, Climats, 1998). Cette analyse a entre autres le mérite de se démarquer du livre souvent cité de Jacques Attali, Bruits. Essai sur l’économie

politique de la musique (Paris, P.U.F., 1977), lequel contient des phrases aberrantes telles que : « Le bruit comme

meurtre et la musique comme sacrifice ne sont pas des hypothèses aisées à recevoir. Elles impliquent que la musique

fonctionne comme le sacrifice ; qu’écouter du bruit, c’est un peu être tué soi-même ; qu’écouter de la musique, c’est

assister à un meurtre rituel avec ce que cela a de dangereux, de coupable, mais aussi de rassurant ; qu’applaudir, c’est réaffirmer, après la violence canalisée, le possible retour à l’exercice, par les spectateurs du sacrifice, de la violence essentielle » (ibid., p. 50-51).

et d’utopisme “nouvelle gauche”, n’avait rien de commun avec celle de Lénine. Son ennemi, c’était le Système. […] Le cœur de ce système, du point de vue des partisans du LSD, était l’intelligence rationnelle insensible, l’esprit déconnecté du corps, le moi distinct du reste de la création »291. La chanson matérialise la quête d’une dépersonnalisation par son bourdonnement

permanent – le bruit dont il est question – réalisé grâce au mixage de cinq boucles :

« (1) un effet ressemblant à une mouette ou au cri d’un Indien (en réalité le rire de McCartney), créé – comme la plupart des autres boucles – par superposition et accélération (0’07’’) ; (2) un accord orchestral de si bémol majeur (0’19’’) ; (3) un Mellotron avec son “flûte” (0’22’’) ; (3) un second Mellotron oscillant (en 6/8) de si bémol et do avec son “cordes” (0’38’’) ; et (5) une phrase ascendante jouée au sitar, enregistrée avec force saturation et accélération (0’56’’).

Les plus en évidence dans le mix sont (5), qui constitue les quatre premières mesures de la partie centrale instrumentale, et domine ensuite le reste du morceau ; et (3) qui, en produisant un effet de rythmes croisés, invite l’auditeur à perdre sa perception du temps, dans une évocation brillante d’authenticité de l’expérience du LSD »292.

À la même époque, grâce à la voix de Mick Jagger qui n’hésite pas à se lancer dans le chanté-parlé ou à chanter d’une manière délibérément imprécise, avec des batteries parfois très répétitives et omniprésentes, les Rolling Stones juxtaposent, à une facture harmonique et mélodique simple, un son parasitaire. Dans le domaine de la seule voix, c’est le travail de Janis Joplin qui est le plus impressionnant : voix éraillée, cris prolongés et maîtrisés et, plus généralement, changements inattendus de timbre et d’épaisseur de la voix, le tout contrastant avec des moments intenses de pureté tonale.

Par le biais du parasitage du son, le bruit s’introduit d’une manière beaucoup plus prononcée avec le Velvet Underground, par exemple dans l’album White Light / White Heat (1968) :

« White Light est le produit de nos expériences sur scène. Comme on était sur la route, on a vite réalisé que les gens étaient là pour danser, alors on s’est mis à jouer du rock’n’roll. Mais personne n’avait plus la patience de chercher des arrangements et ça se sentait. On est allé au studio, on a allumé les amplis le plus fort possible et on a tout fait péter. Les nerfs de tout le monde étaient à plat, on était enragés. C’et là que j’ai décidé de partir »,

écrira John Cale293. Quelques années plus tard, Lou Reed seul réalisera un album très bruitiste,

Metal Machine Music (1975), tout entier composé de feedbacks de guitare. En ce qui concerne les bruits introduits par la guitare électrique, il faudrait bien entendu consacrer des analyses approfondies à Jimi Hendrix, qui explore la saturation, la distorsion, ainsi que toutes les autres techniques transformant, enrichissant, le spectre de l’instrument. Les années 1960 se concluent avec l’enregistrement live à Woodstock (1969) de « Star Spangled Banner », où le parasitage de l’hymne américain marque toute la complexité qu’a acquis le rock à la fin de cette décennie. Il s’agit peut-être encore d’un acte de contestation (équivalent sonore du drapeau brûlé), mais on a pu également y établir un parallèle avec le dernier Coltrane et son envolée mystique. Peu auparavant, il avait enregistré Purple Haze, devenu un classique, repris dans son premier album, Are You Experienced (1967). L’introduction, bâtie sur le triton mi-la#, introduit la dissonance

291 Ian MacDonald, Revolution in the Head. Les enregistrements des Beatles et les sixties, traduction d’Aymeric

Leroy, Paris, Le mot et le reste, 2010, p. 268.

292 Ibid., p. 274.

(troisième blue note). Le jeu de la guitare, quant à lui, est d’une grande richesse grâce aux modes de jeu utilisés (slide down — glissé vers le grave —, pinch harmonic —faisant ressortir les harmoniques —, vibrato…), à la distorsion (pédale Fuzz Face) (cf. l’exemple 19, qui fournit une transcription de la version jouée à Woodstock)…294.

Exemple 19.

Jimi Hendrix, Purple Haze (à Woodstock) : transcription musicale du début295.

Dans les années 1970, le développement progressif du hard rock et de ses dérivés débouchera sur une immersion dans le bruit au sens de parasitage. On pourrait rependre ici la définition de Michel Serres en la détournant :

« Nos langues latines appellent […] parasite le bruit constant qui circule dans les canaux de communication : pas de passage sans cet obstacle, ni langage sans chicane où se termine le sens, pas de dessin sans tremblé, de dialogue sans malentendu, de canaux sans grésillement accidentels ni de nature, en somme, sans bruit de fond »296.

En effet, dans le hard rock, les structures « musicales » sont simples : ce sont celles du bagage minimal de la musique tonale, qui ont pu faire croire que celle-ci était communication (langage).