• Aucun résultat trouvé

L’historicité du matériau et de la notion de matériau

L’époque durant laquelle émergea la tonalité connut une révolution sur le plan de la grammaire musicale, du fait de l’établissement d’une nouvelle fonctionnalité. Pour s’affirmer, celle-ci restreignit le matériau. Aussi, le matériau musical de l’époque où la tonalité est particulièrement stable, l’époque classique, est moins riche que le matériau d’époques antérieures, tant tonalement (c’est-à-dire au niveau du jeu des hauteurs) que rythmiquement. À l’inverse, l’après tonalité se déploie comme une émancipation du matériau et une déliquescence de la fonctionnalité. Cela se produit, en premier lieu, avec la progression du chromatisme et des dissonances, dont la prolifération culmine dans la « nouvelle musique » (École de Vienne), ainsi qu’avec l’autonomisation rythmique et métrique (Stravinsky, Bartók). Eu égard au chromatisme et aux dissonances, on aurait pu croire que leur émancipation – leur prolifération anarchique – aurait constitué un premier stade détruisant l’ancienne fonctionnalité afin de mieux préparer un second stade construisant une nouvelle fonctionnalité. C’est ce que tenta Schönberg en énonçant les lois du dodécaphonisme. Mais l’après 1945 bouleversa la donne en poursuivant l’accélération de l’affranchissement du matériau : à côté des hauteurs, désormais dispersables sur tout le registre, et des rythmes dont on démultiplia les valeurs dites irrationnelles, le timbre, les modes de jeu, les dynamiques, bref, les nouveaux « paramètres », s’autonomisèrent. Certes, les lois sérielles, généralisant le dodécaphonisme, furent censées gouverner le tout, mais le système sériel lui-même finit par éclater au contact de nouvelles matières sonores. Et le mouvement ne s’arrêta pas là : à chaque fois que s’établissaient de nouvelles lois censées rétablir l’ordre dans le foisonnement anarchique du matériau, ce dernier recommençait à proliférer, les détruisant.

D’une manière plus générale, l’histoire de la modernité musicale pourrait s’écrire comme une succession de plus en plus rapprochée de nouveaux matériaux, allant de l’émancipation de la dissonance jusqu’aux sons inouïs de la synthèse granulaire, en passant par le « bruit-son » (Russolo), l’« ouverture des sons » (Varèse), l’infrachromatisme (microtonalité), la paramétrisation intégrale (sérialisme), les « objets sonores » de la musique concrète, la première musique électronique, les masses de sons (Xenakis), l’exploration foisonnante des nouveaux mode de jeux instrumentaux, les sons de la synthèse par modulation de fréquence, les accords- timbres de la musique spectrale, les multiples modalités de la spatialisation du son…

C’est dire que la modernité, par cette succession de nouveaux matériaux, a mis en avant l’historicité du matériau musical, une historicité que le musicologue formé à l’aune de cette modernité a totalement intégré dans son discours. S’il se limite à celle occidentale, il dira par exemple que le matériau a évolué

« du continuum formulaire de la voix chantée (VIe-VIIe siècle) à l’échelle chromatique des sons discrets instrumentaux, puis au retour au continuum sonore dans le matériau électronique contemporain (XXe siècle) – en passant par le matériau sonore intervallique (IXe-Xe siècle), les sons discrets hiérarchisés dans l’échelle diatonique (Xe-XIe siècle), l’échelle diatonique fixée (XIe-XVe siècle), l’échelle diatonique et le chromatisme (XVI-XIXe siècle). Cette historicité concerne la conception du son aussi bien comme phénomène naturel (structure physique et réception psychoacoustique dont la connaissance évolue) que comme phénomène culturel (moyens de production, caractère esthétique, valorisation philosophique). Que le son soit un “fait de culture”, un “phénomène de civilisation”, est devenu une idée triviale »666.

Pour imposer cette reconnaissance du caractère historique du matériau musical, il aura fallu convaincre que le matériau tonal n’est nullement « naturel », qu’il constitue lui aussi un fait de culture. En effet, les adversaires historiques de l’atonalité tels qu’Ernest Ansermet ou Claude Lévi-Strauss667 ont toujours avancé comme argument l’idée que la tonalité est fondée dans la

nature, du fait du principe de la résonance. Mais quiconque a étudié la question du tempérament sait que l’accord parfait du tempérament égal n’est pas plus naturel qu’un accord chromatique, ce second n’étant en réalité que la conséquence (historique) du premier. En outre, les défenseurs du caractère prétendument naturel du matériau tonal ont été court-circuités par des compositeurs tels que John Cage ou François-Bernard Mâche qui, introduisant en musique des sons directement puisés dans la nature, se réclamèrent d’un retour à la nature, ou par des compositeurs tels qu’Harry Partch qui tentèrent de revenir au tempérament naturel.

Dans le présent chapitre, on s’intéressera aux courants musicaux qui soulignent volontiers l’historicité du matériau, qui, en conséquence, mettent l’accent sur le fait que le musicien n’a pas à s’en tenir à un matériau hérité – que ce soit par la tradition ou par la nature –, qu’il doit inventer sans cesse son matériau.

À vrai dire, avec ces courants musicaux, ce n’est pas seulement l’historicité des matériaux qui est mise en avant, mais également le caractère historique de la notion même de matériau. En effet, on sait que la notion de matériau musical est récente. Certes, elle est sous-jacente à la théorie de la musique occidentale depuis au moins la naissance de la polyphonie668, mais,

jusqu’au XXe

siècle, elle reste diffuse, on ne la rencontre pas en tant que telle. C’est dans les années 1920-30, dans les cercles de la musique atonale, qu’elle commence à être explicitée, notamment dans les débats entre Krenek et Adorno qui culminent, au début des années 1940, avec la Philosophie de la nouvelle musique du second. Puis, dans l’après 1945, tout se passe comme si cette notion devenait centrale à la musique, allant même jusqu’à évincer d’autres notions.

666 Marie-Élisabeth Duchez,« L’évolution scientifique de la notion de matériau musical », in Jean-Baptiste Barrière

(éd.), Le timbre. Métaphore pour la composition, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 54.

667 Claude Lévi-Strauss, dans l’« Ouverture » de Le cru et le cuit (Paris, Plon, 1964, p. 32), reproche à la musique

contemporaine d'avoir éliminé un des deux « niveaux d'articulation » de la musique, celui « physiologique », « naturel ». Ernest Ansermet, lui, dans Les fondements de la musique dans la conscience humaine (1961, réédition :

Les fondements de la musique dans la conscience humaine et autres écrits, Paris, Bouquins, 1989) – un ouvrage par

ailleurs passionnant, marqué par la lecture d’Husserl – récuse en bloc la musique atonale en comparant la mort de la tonalité à la mort de Dieu.

668 « La notion de matériau musical est solidaire de la notion de composition et est née sans doute en même temps,