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Composer à partir de ce que l’on perçoit

Jusqu’à présent, il a essentiellement été question d’« écoute ». Mais un autre terme a également participé à cette interrelation entre l’ouverture au son et la focalisation sur l’oreille : la perception. Il a été utilisé précédemment, en suivant Schaeffer qui suivait Merleau-Ponty, pour le distinguer de la « sensation » et pour constater que, à cet égard, Schaeffer pourrait être considéré comme l’un des pères fondateurs de la psychoacoustique, qui est précisément centrée sur les mécanismes de la perception. Or, les progrès de la psychoacoustique sont allés de pair avec des compositions qui, dans certains cas, en ont tiré profit pour leur propre finalité et, dans d’autres cas, ont été à l’origine de la recherche. D’une manière plus générale, un nombre important de musiciens ont tenté, à partir de la fin des années 1960, de composer à partir de ce que notre oreille perçoit. Dans le premier chapitre, il a été dit que cette idée n’était pas nouvelle : le traité d’orchestration de Rimski-Korsakov mentionne déjà des opérations orchestrales « qui sont basées sur certains défauts de l’audition et de la faculté de perception »470. Mais il est vrai que, jusqu’aux travaux des psychoacousticiens, les musiciens n’avaient qu’une connaissance

467 Ibid., p. 132. 468 Ibid., p. 189. 469 Ibid., p. 189-192.

470 Nikolaï Rimski-Korsakov, Principles of Orchestration, traduction américaine d’E. Agate (d’après l’édition russe de 1922), New York, Dover, 1964, p. 116.

empirique de tels phénomènes, ce qui les empêchait de les exploiter d’une manière systématique et programmatique.

L’un des premiers musiciens à avoir simultanément fait avancer la psychoacoustique et la composition est Jean-Claude Risset, dont il a déjà été question dans le premier chapitre. Réécoutons-le longuement dans un article de 1988, « Perception, environnement, musique » :

« Le lecteur pourra penser que les idiosyncrasies de la perception, bizarreries, insuffisances ou illusions, ne présentent guère d’intérêt ou de signification pour la musique. La perception gauchit, distord, trompe parfois : il nous faut viser le monde au-delà de la vue amoindrie, altérée, que nous transmettent les fenêtres sensorielles. Descartes se méfiait des sens, qui ne nous donnent que des certitudes trompeuses. […] » Et pourtant, avant Descartes, le chancelier Francis Bacon, frappé au début du 17e siècle par les promesses du progrès scientifique de son temps, prévoyait déjà dans la société idéale de son continent utopique La Nouvelle Atlantide “une maison spécialement consacrée aux expériences qui peuvent tromper les sens”. Tromperie des sens, les illusions sont des vérités de la perception, dira en substance le physiologiste tchèque Purkinje deux siècles plus tard : et la perception, en dépit des points de vue intellectualistes, est notre voie de passage obligée, notre accès au monde.

» Je n’ai pu quant à moi l’oublier, cet intermédiaire de la perception, car il s’est trouvé sur mes chemins musicaux, incontournable […] Bien sûr, avec l’apprentissage d’un instrument, puis de l’écriture, j’ai développé cette “oreille intérieure” qui permet au musicien de prévoir l’effet auditif de tel accord, de telle combinaison de timbre. […] Les instruments nous sont familiers […]

» Avec le “son électrique”, la notion d’instrument est plus floue. Les sources sonores perdent leur identité : elles ne sont plus visibles, elles deviennent difficiles à repérer, il ne suffit plus de les désigner pour spécifier leur timbre. […] Avec l’ordinateur, on peut bâtir un son de structure physique arbitraire : mais ce qui importe, c’est son effet sensible. L’un des premiers à explorer les ressources de la synthèse des sons par ordinateur, j’en ai fait l’expérience souvent décevante : les opérations qu’on stipule en termes physiques ne modifient pas toujours le son de la façon prévue. L’effet sonore obtenu est souvent inattendu, ne paraissant pas toujours correspondre à l’agencement objectif. L’oreille intérieure est ici de peu d’utilité, à moins de se limiter à des sons proches de sons instrumentaux. L’audition a des modalités très spécifiques : la relation “psychoacoustique” entre structure physique et structure perçue est bien plus complexe qu’on ne le croit, elle est parfois même contraire à l’intuition. Si l’on veut tirer parti des ressources de l’ordinateur, il faut tenir compte des particularités de la perception »471.

En tant que compositeur, Risset, a donc parfois écrit en partant des « particularités de la perception ». Pour illustrer ses « idiosyncrasies », il a mis en scène les fameuses « illusions auditives » (ou « paradoxes auditifs ») dans de véritables œuvres musicales, excédant ainsi le contexte scientifique qui leur était en général imparti. C’est le cas de l’une des toutes premières pièces produites entièrement par synthèse sur ordinateur (réalisée à l’aide du programme MUSIC V), la Suite pour Little Boy (1968), qui fait partie d’une musique composée pour la pièce de théâtre éponyme de Pierre Halet, laquelle venait d’être publiée. Le thème de cette dernière est le bombardement d’Hiroshima « revécu à travers les fantasmes du pilote Eartherly. Dans la pièce, certains aspects sont réalistes, mais d’autres indices de la mise en scène ou de la musique indiquent que l’action n’est que rêvée. Ainsi, avions ou sirènes sont évoqués par la musique, mais leur simulation par synthèse sonore leur confère un caractère irréel et permet de les relier harmoniquement avec les structures musicales présentées dans les sections instrumentales et vocales »472. La Suite, elle, condense l’action en trois mouvements. Le second, intitulé « Chute », est sans doute le plus impressionnant. « Le son [y] parcourt parmi diverses fusées les

471 Jean-Claude Risset, « Perception, environnement, musique », InHarmoniques n°3, 1988, p. 11-12.

472 Jean-Claude Risset, « Composer le son : expériences avec l’ordinateur, 1964-1989 », Contrechamps n°11, 1990, p. 125-126.

grands cercles d’une descente infinie : en effet, le pilote s’identifie à la bombe, dont le nom de code est Little Boy, et la chute est imaginaire, dans un espace psychique sans fond »473. C’est ici que Risset explore les illusions auditives ou « sons paradoxaux », « allant au-delà de la gamme chromatique indéfinie de Shepard : sons descendant indéfiniment, qui forment la spirale indéfinie du second volet, la “Chute” […]. La synthèse permet de faire surgir des illusions en construisant des structures sonores spécialement conçues pour faire jouer certains mécanismes perceptifs »474. Robert Cogan est le premier analyste à avoir donné une image spectrale de la « Chute » (cf. exemple 9). Dans la première partie (ligne du haut), on voit que Risset réalise l’illusion de la descente infinie par le procédé suivant : un glissando démarre dans le registre 6 et, au moment où il atteint le registre 5, un second glissando commence au registre 5 – l’entrée de chaque glissando va crescendo et est donc peu perceptible ; de même pour la suite. On notera que, en opposition à ces glissandos, Risset, inscrit, dans l’aigu, des glissandos clairement finis, eux (il s’agit des « diverses fusées » qu’il évoque). Dans la seconde partie (seconde ligne), le glissando donnant l’illusion de la descente infinie devient plus lent, puis, s’estompe progressivement. « Avant le développement des photos spectrales, il était difficile de décrire et comprendre ce type de relations spatiales, temporelles et sonores – en un mot, structurelles –, qui sont maintenant visibles dans la Chute », note Cogan475.

Exemple 9.

Jean-Claude Risset, Suite pour Little Boy, « Chute » : spectrogramme476.

Le programme de Risset est plus vaste : composer à partir de ce que l’on entend, de la manière avec laquelle nous percevons. Lui-même n’en a exploré qu’une partie. D’autres compositeurs ont épousé le même projet. C’est notamment le cas des musiciens spectraux qui, à la fin des années 1970 et durant les années 1980, souhaitant rompre avec le sérialisme, voulurent une musique qui « se perçoit » – c’est-à-dire dont l’auditeur peut comprendre les processus, à la différence de la musique sérielle, où ces derniers sont enfouis dans des couches profondes, difficilement pénétrables à la simple audition. Pour ce faire, l’un de leurs moyens fut précisément de composer à partir de certaines lois de la perception que des psychoacousticiens – dont certains se trouvaient dans leur entourage proche, notamment durant les années 1980, au sein de l’IRCAM, sans parler du rôle joué par l’acousticien Émile Leipp dont plusieurs compositeurs suivirent les cours ou lurent le livre Acoustique et musique publié en 1971477 – avaient formulées. « Les sons, et plus encore les relations entre sons, ont une réalité acoustique et une réalité perceptive qui ne sont pas nécessairement équivalentes ; l’étude de ce “sentiment” est l’objet de la psychoacoustique et de la psychologie de la perception, que l’on ne saurait ignorer »,

473 Idem. 474 Ibid., p. 112.

475 Robert Cogan, New images of musical sound, Harvard, Harvard University Press, 1984, p. 111. 476 Ibid., p. 109.

écrit Tristan Murail478. Dans sa musique, la psychoacoustique constitue parfois une référence concrète. C’est le cas lorsque, dans certains de ses processus, il utilise des courbes de durées logarithmiques, lesquelles sonnent plus naturelles pour l’oreille. Dans la première partie (mesures 17-70) d’Ethers (1978), qui se présente comme « une suite de vagues »479,

« Murail organise une accélération globale, chaque vague étant plus courte que la précédente : la première dure 20,2 secondes et la dernière 0,6 secondes. Cette accélération a été calculée à la manière d’une courbe logarithmique, courbe qui a cependant subi de légères déformations, pour des raisons pratiques, au cours du travail de transcription comme le montre [l’exemple 10] qui représente la durée réelle de chaque vague en vertu des indications de tempo mentionnées sur la partition. Néanmoins, le caractère global de l’accélération, douce progression d’une hésitante instabilité vers un mouvement de précipitation extrême, est, au bout du compte, soigneusement préservé »480.

Plus souvent, la référence à la psychoacoustique renvoie, chez Murail, à la métaphore. Par exemple, Mémoire/Érosion (1975-75) « simule » (imite – il ne s’agit pas de modélisation, puisque nous sommes dans la métaphore) certains phénomènes propres à la mémoire en faisant appel à des techniques d’écriture classiques481.

Exemple 10.

Tristan Murail, Ethers, première partie : analyse par Julian Anderson des durées des « vagues »482. La ligne pointillée indique les durées jouées, selon les tempi de la partition, qui dérivent de la courbe logarithmique (ligne

continue).

On retrouve chez Gérard Grisey ces deux types de référence à la psychoacoustique. Lui aussi utilise des courbes logarithmiques pour bâtir les évolutions de certains de ses processus. Par ailleurs, sa réflexion sur le temps musical – qui accompagne Tempus ex machina (1979) – est traversée de remarques de nature prospective : parlant des symétries rythmiques sur de longues séquences, il note :

« Puisque l’œuvre musicale et l’auditeur sont deux entités en mouvement, il nous faudrait imaginer une

anamorphose qui déformerait les structures symétriques de telle façon que leur estompage dans la mémoire soit rééquilibré. (Nous sommes, malheureusement, loin de posséder les données

psychoacoustiques d’une telle opération, mais il n’est pas impensable que nous y parvenions) »483.

Surtout, Grisey s’intéresse aux seuils de la perception, à tous ces moments très particuliers à partir desquels la fusion des paramètres (notamment timbre et harmonie) s’opère ou ne s’opère pas – le rêve de l’alchimie est omniprésent chez lui, car il est revitalisé par la découverte que l’oreille est beaucoup plus fluctuante que la réalité physique des sons.

478 Tristan Murail, « Question de cible », Entretemps n°8, 1989, p. 148 (repris dans Tristan Murail, Modèles et

artifices, textes réunis par Pierre Michel, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004).

479 Tristan Murail, cité par Julian Anderson, « De Sables à Vues aériennes. Le développement d’un style »,

Entretemps n°8, 1989, p. 126.

480 Julian Anderson, op. cit., p. 128.

481 Sur Murail, on lira d’Anne Sedes, Les modèles acoustiques et leurs applications en musique : le cas du courant

spectral français, thèse de doctorat, Université Paris 8, 1999.

482 In Julian Anderson, op. cit., p. 129.

483 Gérard Grisey, « Tempus ex machina », Entretemps n°8, 1989, p. 88 (repris in Gérard Grisey, Écrits ou

l’invention de la musique spectrale, édition établie par Guy Lelong avec la collaboration d’Anne-Marie Réby, Paris,

Pour revenir à l’électronique, un autre moment intéressant concernant ces recherches portant sur la possibilité de composer à partir de ce que l’on perçoit (ou de ce que l’on ne perçoit pas) est constitué par certains musiciens expérimentaux de l’electronica, à propos desquels on peut parler de minimalisme. C’est le cas de Ryoji Ikeda et de son +/- (1997), un ensemble de sept pièces. La sixième, intitulée -.., n’est pas sans affinités avec La Légende d’Eer (1977) de Xenakis : comme ce dernier, Ikeda cumule progressivement des sons sur une échelle temporelle vaste (plus de 13 minutes, ce qui, dans le genre musical pratiqué par Ikeda correspond aux 46 minutes de La Légende d’Eer, qui appartient à l’électroacoustique). Ici s’arrête le parallèle, car Ikeda travaille uniquement avec des sons électroniques, qui plus est, minimaux. Intéressons-nous au début de la pièce, dont l’exemple 11a analyse la forme d’onde stéréo sur 46 secondes. Un son simple se répète à intervalles réguliers, jusqu’à l’arrivée (un peu avant la 45e

seconde) d’un son plus dense. Entre les répétitions semble dominer le silence. Or, le sonagramme des sept premières secondes (exemple 11b), qui va de la première occurrence du son simple jusqu’au début de sa seconde occurrence, montre que le silence est relatif. En conséquence, ce qui est entendu dépend des capacités d’écoute (ici, en termes d’intensité) de chaque auditeur : un homme âgé entendra du silence, à la différence par exemple d’un chat. Dans cette pièce, comme dans d’autres, Ikeda pratique le même « test » quant aux fréquences, en jouant sur notre capacité à percevoir.

Exemple 11a.

Ryoji Ikeda, +/- : -.. , 00’’-46’’ : analyse de la forme d’onde484.

Exemple 11b.

Ryoji Ikeda, +/- : -.. , 00’’-07’’ : sonagramme485.

Il est probable que le maître dans l’art de travailler consciemment à partir de la perception, et notamment dans tout ce qui concerne les illusions auditives, restera, pour le XXe

siècle, Ligeti. L’un de ses premiers chefs-d’œuvre dans ce domaine est la pièce pour clavecin seul Continuum (1968), où l’interprète joue sans discontinuité, pendant presque quatre minutes, des valeurs rythmiques égales « le plus rapidement possible, de telle sorte que les notes individuelles puissent être difficilement perceptibles, comme dans un continuum »486. Ce continuum est pourtant hautement différencié, d’une manière très fine487. En effet, Ligeti crée une polyphonie virtuelle, un peu comme Bach le faisait dans ses Sonates et partitas pour violon seul ou ses Suites pour violoncelle seul, à la différence que la polyphonie concerne ici le rythme. Dans les termes de Ligeti lui-même, il s’agit d’une « rythmique multidimensionnelle » :

« Ce que j’entends ici par “multidimensionnel” n’a rien d’abstrait, il s’agit simplement de l’illusion acoustique d’une profondeur de champ qui n’existe pas objectivement dans la pièce musicale, mais qui se

484 Réalisé sur le logiciel Audacity. 485 Réalisé sur le logiciel Audacity.

486 György Ligeti, partition de Continuum, Mainz, B. Schött’s Söhne, 1970, p. 1.

487 Sur la notion de continuum et de répétition chez Ligeti, cf. Joseph Delaplace, György Ligeti. Un essai d’analyse

produit dans notre perception à la manière d’une image stéréoscopique. C’est dans […] Continuum […] que j’ai réalisé pour la première fois de telles illusions acoustiques, sous l’influence des graphismes de Maurits Escher »488.

L’exemple 12 fournit la reproduction d’une réalisation d’Escher, Reptiles (lithographie, 1943), qui suscite une illusion optique grâce à la technique de la transformation progressive (les reptiles « entrent » et « sortent » du livre en « perdant » ou en « gagnant » progressivement « chair »). La même technique est employée par Ligeti comme le montre l’exemple 13, qui propose un extrait de Continuum allant du 4e

système de la page 2 de la partition jusqu’au 4e système de la page 3. En α, une transformation, amorcée précédemment, élimine progressivement des notes : périodes de 3 puis de 2 pour la main droite, périodes de 5, 4 et enfin 3 pour l’autre main. Durant cette évolution, l’oreille perçoit le fa# (et peut-être également le sol#) comme appartenant à une voix autonome, qui répète cette note de plus en plus vite. En β, la pièce se fige sur une seconde majeure. La transformation reprend en γ, où, en principe, la note la plus grave, le ré# deviendrait pour notre perception la voix autonome, avec d’abord une impression d’accélération, puis de ralentissement, impressions qui résultent de l’apparition du ré# aux deux mains et de la transformation de la longueur des périodes. Enfin, en δ, l’écoute tendrait à distinguer du flux continu les deux notes extrêmes, le do# et le si# comme voix autonome avec des fluctuations rythmiques (qu’elle pourrait également interpréter comme des fluctuations de tempo).

Exemple 12.

Maurits Escher, Reptiles489.

Exemple 13.

György Ligeti, Continuum : page 2, 4e système – page 3, 4e système490.