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Il en résulte un recentrement sur l’écoute. Apprendre à écouter autrement, c’est apprendre tout simplement à écouter. Chez Cage, écouter est aussi important que composer et jouer de la musique. Il ne s’agit pas d’opposer une attitude musicale passive (l’écoute) à une attitude active (composer, jouer) pour revaloriser la première – et encore moins d’opposer théorie (contemplation) et pratique : l’écoute est une occupation éminemment active et pratique. Il ne s’agit pas non plus de parier sur une lutte de classes où l’on prendrait le parti des auditeurs contre les compositeurs et les interprètes : le recentrement sur l’écoute signifie avant tout prendre conscience de cette dernière et du fait qu’elle est partout à l’œuvre – elle n’est pas le propre des auditeurs. Placer l’écoute au cœur de l’activité musicale, apprendre à écouter constituent un changement de paradigme musical, une nouvelle conception de la musique, qui la modifie dans sa totalité. On pourrait évoquer l’épochè husserlienne et sous-entendre que, avec le recentrement sur l’écoute, Cage insiste sur la condition même d’existence de la musique. Dans le langage de Daniel Charles : « Il s’agit […] d’atteindre, chez le compositeur comme chez l’auditeur, à une

373 © Éditions Peters. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur, Peters Edition Limited, Londres. 374 John Cage, Pour les oiseaux. Entretiens avec Daniel Charles, Paris, Pierre Belfond, 1976, p. 72.

375 John Cage, Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique, traduction Daniel Charles, s.l., La main courante, 1994, p. 21.

réceptivité à l’événements qui précède toute position d’un principe de l’agir ; et de démentir toute opposition hâtive entre l’activité créatrice et la perception qui en recueille le résultat. Revenir en deçà de l’objet musical, ce serait donc, en fin de compte ouvrir une brèche dans l’espace de la perception et de la vérité »376. À partir de là, toutes les possibilités sont ouvertes.

Écouter, c’est d’abord se rendre disponible. Dans sa « Conférence sur rien » (Lecture on Nothing), Cage commence ainsi : « Je suis ici, et il n’y a rien à dire [I am here, and there is nothing to say] […] Je n’ai rien à dire et je le dis. […] Il ne faut pas craindre ces silences, il se peut que nous les aimions ». Cependant, il ajoute par la suite : « La plupart des discours sont plein d’idées. Celui-ci n’a pas besoin d’en avoir. Mais à n’importe quel moment une idée peut se présenter. Il se peut alors que nous y prenions plaisir »377. Sur ce point, l’influence de la philosophie « orientale » sur Cage fut importante. Il en prit connaissance au milieu des années 1940, grâce à une étudiante indienne, qui lui expliqua que, dans son pays, le rôle de la musique est « d’apaiser l’esprit, le disposant à l’influence divine » [to quiet the mind thus making it susceptible to divine influence]378. Dans l’interprétation personnelle de Cage, les « influences divines » sont « l’environnement dans lequel nous sommes »379.

Écouter, c’est également écouter les autres. De cela, Cage en a toujours été soucieux, comme l’en atteste un très beau texte politique, « Other People Think », qu’il rédigea à l’âge de quinze ans (1927) pour un concours oratoire (qu’il remporta). En voici quelques extraits choisis :

« Aujourd’hui, les Etats-Unis constituent une puissance mondiale […] Nous croyons [It is the popular

belief] que nous avons promu des relations amicales avec toute l’Amérique latine. Notre politique

étrangère a visé, en règle générale, à promouvoir le bien-être des peuples du Sud. Sans notre intervention en Équateur, ce pays, à cause de ses conditions insalubres, risquait de déverser son poison dans tout le Nouveau Monde. […] Grâce à la puissance militaire de l’Oncle Sam, le Venezuela a été protégé de l’Allemagne, Cuba de l’Espagne, le Mexique de la France ; nous avons défendu tous les pays faibles contre la domination européenne. […] Notre intervention en Amérique latine a été déclenchée par des raisons altruistes.

» Alors pourquoi existe-t-il un malentendu entre les Latins et les Anglo-Saxons de ce continent ?

» Il y a deux aspects pour chaque question. Car les autres [other people] pensent autrement. En ce qui concerne l’intervention américaine en Amérique latine, nombreux sont ceux qui pensent autrement. […] Ces pensées, qui ont pénétré si efficacement la vie intellectuelle des républiques latines, ont été influencées par les actions de certains citoyens des États-Unis. La majeure partie de ces derniers est constituée de capitalistes qui ont investi avec zèle de l’argent dans les républiques du Sud et qui les exploitent avidement. Ils n’ont aucune foi dans le progrès des autres, ils n’ont que le désir de leur propre progrès matériel. Ils appartiennent à la famille des purs égoïstes. […] Aux yeux des peuples du Sud, ces hommes sont les Etats-Unis. […] C’était pour protéger les “vies et la propriété” de tels grippe-sous […] que les Marines des Etats-Unis sont entrés au Nicaragua il y a quinze ans. Ils y sont toujours. Ayant pris en charge les affaires politiques du pays, ils se sont arrangés pour que le Président soit un Conservateur. L’Amiral en charge, dans son rapport à Washington, a noté que seul un quart de la population de ce pays était conservateur et que toutes ses actions étaient réalisées contre les trois quarts des Nicaraguayens. […] Les autres peuples commencent à penser qu’aucun gouvernement ne pourrait exister en Amérique centrale sans l’autorisation des Etats-Unis. […] Nombreux ont été ceux qui craignaient notre ingérence par le passé. Nombreux seront ceux qui haïront notre intervention dans le futur. […]

» Qu’allons-nous faire ? Que devons-nous faire ?

376 Daniel Charles, La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, PUF, 2001, p. 248. 377 John Cage, « Lecture on Nothing », op. cit., p. 109-110 et 113.

378 John Cage, « [Memoir] » (1966), in Richard Kostelanetz (éd.), John Cage…, op. cit., p. 77. 379 Idem.

» Un des plus grands bienfaits qui pourraient survenir aux Etats-Unis dans le futur proche serait de voir ses usines s’interrompre, ses activités commerciales cesser, son peuple devenir muet, un grand silence marquer son monde des affaires et, enfin, de voir s’arrêter tout ce qui fonctionne, jusqu’à ce que tout le monde entende la dernière roue tourner et le dernier écho s’éteindre […] Alors serons-nous capables de répondre à la question : “Que devons-nous faire ?”. Car nous serons silencieux et muets [hushed and

silent] et aurons alors la possibilité d’apprendre que les autres [other people] pensent »380.

Écouter signifie bien d’autres choses : être attentif, se recueillir, méditer etc. Mais c’est également oublier. Cage, note Carmen Pardo Salgado,

« a montré quel chemin il faut parcourir pour apprendre cette écoute [non intellectuelle], pour montrer qu’un son est un son. Pour se mettre à l’écoute du son, il faut oublier les noms, les rapports, les limites, les préjugés et les sous-entendus avec lesquels la pensée conduit le son. […] Il est donc question de déstabiliser l’espace qui soutient les représentations des sons afin de les laisser être. De ce fait, le premier pas est d’interroger ces éléments qui constituent la mesure de l’espace de l’homme, bref, l’espace de cette écoute intellectuelle. […] L’oubli devient un exercice de discipline, une responsabilité face aux sons et face à la vie. Oublier, c’est s’éloigner d’une voie qui se croyait l’unique voie possible et opérer un passage vers la création d’un paysage mental où tous les chemins sont encore à dessiner. Dans ce désert de la mémoire, il devient possible de commencer à se poser des questions telles que : l’homme peut-il entendre sans la nécessité de reconnaître ? Peut-il entendre tous les sons comme s’ils étaient les sons de la mer ? Comme le son tout court ? »381.

Et, finalement, écouter, c’est se taire. L’apprentissage de l’écoute passe par l’expérience du silence, qui pointe déjà dans les Sonatas and Interludes, et qui deviendra, au début des années 1950, à commencer par la Music of Changes (1951), le centre de la pratique musicale cagienne. L’expérience décisive fut celle de la chambre anéchoïque. Cage visita une chambre anéchoïque en 1951, en pensant que le silence c’était … le silence :

« J’avais pensé, réellement et naïvement, qu’il existait quelque silence véritable. Mais je n’avais jamais cherché à situer ce silence, à le localiser. Je ne m’étais donc nullement posé la question du silence. Je n’avais pas vraiment mis le silence à l’épreuve. Je n’avais jamais recherché son impossibilité. Quand j’entrai, donc, dans cette chambre anéchoïde, je m’attendais réellement à ne rien entendre. Sans avoir songé à ce que cela pourrait être, de ne rien entendre. À l’instant où je m’entendis moi-même produisant deux sons, celui des battements de mon sang et celui de mon système nerveux en opération, je fus stupéfait. Cela a été pour moi le tournant »382.

Si le silence n’existe pas, c’est parce qu’il y a toujours quelque chose à écouter. Il suffit que moi, auditeur ou compositeur, je me taise, pour que j’en prenne conscience. Le silence, ce sont donc « tous les sons que je ne détermine pas »383, qu’ils proviennent de moi – je ne contrôle pas les battements de mon sang – ou d’un autre : ce sont tous les sons non intentionnels, qui ne dépendent pas de mon intention.

La célèbre 4’33’’ (cf. exemple 3) rend compte, musicalement, de cette expérience où, par l’intermédiaire du silence ainsi défini, l’écoute est ce qui permet d’accueillir tous les sons possibles. Dans une lettre à un critique, Cage explique qu’avoir écrit de la musique pour la radio lui a permis d’accepter tous les sons, même ceux de la Muzak qui, auparavant, l’irritaient. Car, dit-il, « je réalise de plus en plus […] que j’ai des oreilles et que je peux écouter. Mon travail

380 John Cage, « Other People Think » (1927), in Richard Kostelantez (éd.), John Cage…, op. cit., p. 45-48.

381 Carmen Pardo Salgado, « Written on water / Un rêve sur le sable ». Cf. également Carmen Pardo Salgado,

Approche de John Cage…, op. cit..

382 John Cage, Pour les oiseaux…, op. cit., p. 110.

383 John Cage, entretien avec Jean-Yves Bosseur (1970), in, Jean-Yves Bosseur, John Cage, Paris, Minerve, 1993, p. 137.

souhaite être une démonstration de ce phénomène ; peut-être appellerez-vous cela une affirmation de la vie. La vie se passe très bien de moi, et ce fait vous expliquera ma pièce silencieuse, 4’33’’, que vous avez peut-être trouvée inacceptable »384. 4’33’’ avait été pensé dès 1948, sous le titre de Silent Prayer, mais, à l’époque, l’idée de silence relevait d’une volonté d’ascèse ou de méditation, comme l’explique James Pritchett385. Le 4’33’’ que nous connaissons est tout autre chose car, entre-temps, est survenue l’expérience de la chambre anéchoïque et le constat que le silence, c’est l’écoute de tous les sons possibles, de tous les sons qui ne dépendent pas de nous. Cette pièce pouvant être jouée par « tout instrument ou combinaison d’instruments »386, est composée de trois parties (mouvements), dont l’interprétation a connu au moins trois versions. Lors de la première, le 29 août 1952, le pianiste David Tudor « indiquait les débuts des parties en fermant le couvercle du piano et les fins en l’ouvrant » ; les parties duraient 33’’, 2’40’’ et 1’20’’387. Une seconde version propose 30’’, 2’23’’ et 1’40. Enfin, une troisième indique seulement « I », « II » et « III »388. La volonté de Cage est d’accueillir dans l’exécution musicale les bruits divers du public, qui réalise progressivement ce qui se passe – à savoir : que le musicien sur scène ne « jouera » pas –, ainsi que les bruits autres de l’environnement, à l’intérieur ou à l’extérieur de la salle de concert. Lors de la première, « on entendait dehors un vent léger pendant le premier mouvement. Pendant le deuxième, des gouttes de pluie se sont mises à danser sur le toit, et pendant le troisième ce sont les gens eux-mêmes qui ont produit toutes sortes de sons intéressants en parlant ou en s’en allant »389.

Exemple 3.

John Cage, 4’33’’390.

Avec 4’33’’ s’accomplit le recentrement sur l’écoute, qui permet l’intégration sans heurts des bruits et, plus généralement, de tous les sons possibles. Le compositeur reste le compositeur – il fournit l’occasion et le cadre temporel –, mais, comme le note Susumu Shono, il devient un virtuose de l’écoute, « capable de trouver le sens dans n’importe quel son »391. L’interprète ne se déleste pas de son rôle d’exécutant, puisqu’il doit respecter des consignes (aussi minimales soit- elles), mais il est invité à écouter. Enfin, l’auditeur, s’il devient l’agent principal de la production des sons, c’est malgré lui : il est invité, plus que jamais, à tendre l’oreille392.

384 John Cage, « [Letter to Paul Henry Lang] » (1956), in Richard Kostelanetz (éd.), John Cage…, op. cit., p. 118. 385 Cf. James Pritchett, The music of John Cage, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 59.

386 John Cage, 4’33’’, partition, édition Peters 1960 et 1993. 387 Cf. John Cage, 4’33’, partition, édition Peters, 1960.

388 La seconde version, exécutée en 1953 par Irwin Kreme, correspond à l’édition de 1993. La dernière, à l’édition de 1960.

389 John Cage, entretien avec Michael John White (1982), in Richard Kostelanetz, Conversations avec John Cage, traduction (modifiée) Marc Dauchy, Paris, Editions des Syrtes, 2000, p. 105.

390 D’après l’édition Peters.

391 Susumu Shono, « Une poétique d’écoute », Revue d’esthétique n°13-14-15, 1987-88, p. 453.