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Cette critique se mesure bien sûr à l’aune des musiques les plus automatiques, les plus mécaniques et donc les plus dépersonnalisées des années 1950. Cependant, même par rapport à ces pièces, la notion de « matière sonore » dont parle Mila est problématique. En réalité, le recentrement, l’immersion dans le matériau dont il est question ne signifie nullement la mise en avant d’une pure matière sonore, c’est-à-dire d’un matériau objectif, autrement dit, naturel.

En effet, durant son évolution tout le long du XXe

siècle, le matériau est de moins en moins « tangible », de moins en moins « matériel », il se présente de moins en moins comme une

670 Cf. Pierre Boulez, « Perspective-prospective » (1974), in Brigitte Ouvry-Vial (éd.), Recherche et création. Vers

de nouveaux chemins, Paris, IRCAM/Centre Georges-Pompidou, 1992, p. 125-126.

671 Ibid., p. 126. Je souligne.

672 Pierre Boulez, « Schönberg est mort », op. cit., p. 271.

673 Massimo Mila, « La ligne Nono » (1960), traduction française V. Aliberti, in « Luigi Nono »,

« matière sonore » : il a tendance à se dissoudre. Dit autrement, il est caractérisé par une extrême fluidité, au moins depuis le « flou » impressionniste. Si l’on aimait les métaphores, on dirait, concernant Debussy, chez qui l’on connaît l’importance du thème de l’eau674, qu’il s’est liquéfié.

Par la suite, avec les « nuages de sons » d’un Xenakis, il passe à l’état gazeux. Avec la révolution spectrale, il se sublime – « le matériau n’existe plus en tant que quantité autonome, mais est sublimé en un pur devenir sans cesse en mutation », écrit Grisey675. En quelque sorte, il se

déleste de sa qualité d’objet et c’est pourquoi Jean-François Lyotard et Jacques Derrida évoquent « la disparition […] du matériau comme objet opposé à un sujet »676. Le matériau lui-même tend

à devenir sujet, du moins il tend à contenir une part importante d’esprit : comme l’écrit Adorno dans sa Théorie Esthétique, la maîtrise du matériau constitue un « processus prédominant de spiritualisation »677. D’où les tendances spiritualistes qui ont été évoquées dans le chapitre

précédent à propos de l’« immersion » dans le son – autre manière de nommer la dissolution du matériau –, que l’on peut confondre avec une « vie » (spirituelle) intérieure à la matière.

Influencé par Max Weber, Adorno s’est centré sur un concept qui peut expliquer cette « dématérialisation » du matériau : sa rationalisation progressive ; dit autrement, un accroissement de sa maîtrise. Adorno distingue entre domination aveugle et maîtrise. La première s’érige en fin en soi, tandis que la seconde n’est qu’un moyen, le meilleur moyen précisément pour laisser le matériau révéler ses propres potentialités. Alors, le matériau n’est pas traité comme de la « matière » qu’on combinerait avec une autre matière. C’est en ce sens que maîtriser le matériau revient à se focaliser sur lui : émanciper la dissonance, le bruit ou, plus généralement, le son ne signifie pas être à la recherche perpétuelle, selon une logique de fuite en avant, de nouveaux objets insolites que l’on continuerait à traiter à distance, mais, au contraire, inscrire l’insolite au cœur de la démarche compositionnelle, placer au centre d’intérêt le son lui-même dans sa généralité. C’est pourquoi le matériau prolifère ou, plus exactement, tout a tendance à devenir matériau. La musique tonale concevait la maîtrise comme domination et c’est pourquoi son matériau, étroitement surveillé, était très limité. Au XXe

siècle, au contraire, la maîtrise du matériau est synonyme de sa prolifération. « Avec la libération du matériau, écrit Adorno, s’est en même temps accrue la possibilité de le maîtriser techniquement »678. Cette proposition est

réversible : le recentrement sur le matériau, la richesse en matériaux de la musique du XXe siècle ne découlent pas d’une simple recherche de renouvellement dans le cadre de laquelle les matériaux continueraient à être traités comme par le passé (par le biais d’un langage ou syntaxe, c’est-à-dire d’une domination) ; ce recentrement résulte d'une conscience aiguë de la notion même de matériau, de la possibilité de le maîtriser.

674 Cf. notamment Vladimir Jankélévitch, Debussy et le mystère de l’instant, Paris, Plon, 1976, passim.

675 Gérard Grisey, notice du disque ERATO STU 71157, à propos de son œuvre Modulations, composée en 1978. 676 Cités par Marie-Élisabeth Duchez, op. cit., p. 75.

677 Theodor W. Adorno, Théorie Esthétique (1970), Traduction Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1982, p. 127. 678 Theodor W. Adorno,Philosophie de la nouvelle musique (1947), trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris,

Gallimard, 1962, p. 62. Par souci de cohérence avec ce qui précède, j’ai modifié la traduction en employant « maîtriser » au lieu de « dominer ». Dans la Philosophie de la nouvelle musique, Adorno emploie les termes uniques de Beherrschung (maîtrise, domination) et de Materialbeherrschung (maîtrise, domination du matériau).

Le recentrement sur le matériau, dans le cas des musiques qui intéressent ce chapitre, est donc synonyme de sa dissolution, c’est-à-dire de sa rationalisation et c’est pourquoi, en définitive, le matériau n’est plus « matière sonore » : il n’est plus donné par la nature ; il tend à être intégralement composé, construit. C’est bien sûr le cas de la musique électronique faisant appel à la synthèse du son. Mais c’est aussi le cas des musiques instrumentales avancées où la « matière » sonore (naturelle, acoustique) que fournissent les instruments ne constitue pas le matériau, mais un simple point de départ que ce dernier transmute. Le matériau échappe également à l’idée de seconde nature, c’est-à-dire aux constructions – comme celles de la tonalité – qui ont cherché à se faire passer pour naturelles : il ne se fonde plus sur une typologie préétablie, héritée.

En définitive, le matériau n’est plus la « base » de l’édifice musical. Intégralement composé, il ne se distingue plus nécessairement des autres « étages », le langage ou la forme, auxquels la musique tonale reconnaissait un caractère de construction. D’où, en fin de compte, pour toutes ces musiques qui ont œuvré en direction d’une maîtrise du matériau, une tendance à niveler l’édifice musical : le recentrement sur le matériau, sa prolifération ne signifient pas que le langage ou la forme disparaissent, mais qu’on a de plus en plus de mal à les distinguer du niveau du matériau. Relevant tout autant, désormais, du principe de construction, ce dernier n’a plus de raisons de s’en différencier679.

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ÉSONANCES COMPOSÉES