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Cage n’a jamais aimé les notes, les hauteurs déterminées, les sons musicaux et l’art musical suprême qui vous apprend à les associer, l’harmonie. Cela, non par manque de culture et d’éducation musicales, puisqu’il étudia avec le maître de l’harmonie moderne, Schönberg. On sait que ce dernier introduisit l’atonalité tout en restant attaché aux notes, aux tons. Pour lui, rompre avec la tonalité n’a jamais signifié renier la focalisation sur cet aspect du son. Prenant à la lettre l’expression a-tonalité, il la récusait, expliquant que sa musique ne pouvait pas être atonale, puisqu’elle était écrite avec des tons, des hauteurs, qui associent presque spontanément, comme une seconde nature, les sons entre eux363. Cage, lui, a toujours été fasciné par les sons pris individuellement. Malgré toute sa bonne volonté, il resta étranger à l’harmonie et à son art d’établir des relations entre les sons364. Comme il aimait dire :

« Lorsque Schönberg me demanda si je consacrerais ma vie à la musique, je dis : “Bien sûr”. Après que j’eus étudié avec lui pendant deux ans, Schönberg dit : “Pour pouvoir écrire de la musique, vous devez avoir le sens de l’harmonie”. Je lui expliquais que je n’avais pas le sens de l’harmonie. Il dit alors que je rencontrerai toujours un obstacle, que j’aboutirai toujours à un mur que je ne pourrai pas franchir. Je dis : “Dans ce cas, je consacrerai ma vie à taper ma tête contre le mur »365.

L’absence de relations constitue un moyen pour éviter les relations imposées, contraignantes, qui ne découlent pas des sons eux-mêmes :

« Etudiant avec un professeur, j’appris que les intervalles avaient un sens ; ce ne sont pas simplement des sons, ils impliquent dans leurs enchaînements un son qui n’est en réalité pas présent à l’oreille [… Par exemple,] il existe des enchaînements appelés cadences rompues366. L’idée est la suivante : enchaînez [des accords] de telle sorte que soit impliquée la présence d’une note qui n’est en fait pas présente ; puis, trompez tout le monde en n’atterrissant pas sur elle —atterrissez ailleurs. Qu’est-ce qui a été trompé ? Pas l’oreille, mais l’esprit. Toute cette question est très intellectuelle »367,

363 « Permettez-moi de mentionner ici que je considère l’expression “atonale” comme vide de sens […] Un morceau de musique est toujours nécessairement tonal, du fait qu’une parenté existe toujours entre un son et un autre son et qu’en conséquence deux sons, disposés l’un à côté de l’autre ou l’un au-dessus de l’autre, se trouvent en condition d’association perceptible » (Arnold Schönberg, Le style et l’idée, écrits réunis par Léonard Stein, traduction Christiane de Lisle, Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 219-220).

364 Il faut cependant préciser que Cage développera plus tard un intérêt pour « l’harmonie horizontale. Cette conception de l’harmonie n’est pas sans rapports […] avec le principe de la grande Harmonie, ce qui conduit le compositeur à opposer l’harmonie occidentale à l’orientale en concevant cette dernière selon les taoïstes classiques » (Carmen Pardo Salgado, Approche de John Cage. L’écoute oblique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 81).

365 John Cage, « Indeterminacy » (1958), in John Cage, Silence, Middletown (Connecticut), Wesleyan University Press, 1961, p. 261. Les traductions de tous les textes cités d’après l’original américain sont de moi. Pour ne pas alourdir le texte, je ne donne l’original que lorsqu’il pose des problèmes de traduction.

366 En américain, cadence rompue se dit deceptive cadence, cadence trompeuse… 367 John Cage, « Lecture on Nothing » (1949), in ibid., p. 116.

écrit Cage dans sa célèbre « Lecture on Nothing ». C’est pourquoi il délaissa les notes, qui entraînent automatiquement un ensemble de relations que nous n’avons pas choisies. Pour ce faire, il se tourna vers les bruits :

« Je commençais à comprendre que la séparation de l’esprit et de l’oreille avait abîmé [spoiled] les sons, qu’une table rase était nécessaire. Cela fit de moi non seulement un contemporain, mais aussi un “avant- gardiste”. J’utilisai des bruits. Ils n’avaient pas été intellectualisés ; l’oreille pouvait les entendre directement et, pour eux, elle n’avait pas besoin de passer par une quelconque forme d’abstraction »368.

La première musique de Cage sera donc bruiteuse. Les percussions deviennent son véhicule privilégié, selon le modèle donné par Ionisation de Varèse. Ses premiers concerts soulèvent l’intérêt amusé des critiques, qui y relèvent leur étrange instrumentarium ainsi que certaines réactions enthousiastes du public – « “C’est mieux que Benny Goodman”, dit un homme dans le public, qui avait annoncé auparavant : “Bach m’ennuie” »369. Dans son premier chef-d’œuvre, la First Construction (In Metal) de 1939 pour six percussionnistes et un assistant (cf. exemple 1), prédominent les sons métalliques, dont le plus prégnant est fourni par des plaques de tôle de différentes tailles : une infinité de sons en sont extraits, presque déjà comme dans Mikrophonie I (1964) de Stockhausen qui explore tous les sons que l’on peut produire avec un tam-tam.

Exemple 1.

John Cage, First Construction in Metal: première page370.

Mais le bruit ne peut être qu’une étape dans la recherche cagienne et, comme Varèse, il se sert des percussions en attendant l’apparition d’un univers sonore totalement ouvert : comme il l’explique dans sa première conférence majeure, au ton très varésien, « The Future of Music : Credo » (1937), la musique pour percussions devrait constituer la transition entre « la musique influencée par le clavier » et la « musique tout-son [all-sound music] du futur »371. D’où l’invention du piano préparé, dès 1940, qui rend disponible une pléthore de sons à partir d’un clavier (l’exemple 2 donne la table des préparations du piano des Sonatas and Interludes, 1948). À la même époque, Cage tente également quelques autres manières pour réaliser une « musique tout-son » : tourne-disques à vitesse variable et oscillateurs de fréquence (Imaginary Landscape n°1, 1939), sons de radio (Imaginary Landscape n°4, 1951), etc. Dans un texte de 1942, intitulé « For More New Sounds », il rêve de « boîtes technologiques compactes, dans lesquelles tous les sons audibles, y compris les bruits, seraient mis à la disposition au compositeur »372 – en somme, un synthétiseur/échantillonneur avant la lettre.

Exemple 2.

368 Idem.

369 Pence James, « People Call It Noise – But He Calls It Music » (1942), in Richard Kostelanetz (éd.), John Cage.

An Anthology, New York, Da Capo Press, 1991, p. 61.

370 © Édtions Peters. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur, Peters Edition Limited, Londres. 371 John Cage, « The Future of Music : Credo » (1937), in ibid., p. 56.

John Cage, Sonatas and Interludes : table des préparations du piano373.

Cage aurait pu continuer dans cette voie – il le fera – et démultiplier les trouvailles et bricolages variés pour inventer de nouveaux sons. Précisément, il « n’est pas un compositeur, mais un inventeur de génie », dira Schönberg. Sa plus grande invention n’est pas le piano préparé, mais de grandes oreilles toutes neuves. En effet, l’idée d’une « musique tout-son » ne va pas de soi, face à une tradition qui, à l’époque, limite la musique aux sons dits musicaux. Pour intégrer les bruits, Russolo avait tenté de les musicaliser. Varèse le fit en indiquant que, dans les sons, l’important n’était pas leur nature, mais le fait de les organiser. Parce qu’il dénie toute organisation qui ne découle pas de la simple existence des sons, Cage pose la question autrement. Pour accepter l’ouverture de la musique à tous les sons possibles, nous dit-il, il suffit d’écouter autrement. Ecouter autrement : ne cherchons pas à tout prix à sauver la musique en apprivoisant les sons nouveaux ; apprenons seulement à les écouter : ils sont déjà musique. L’essentiel n’est donc pas d’articuler ces sons, mais de tendre l’oreille et de les accepter en tant que tels, sans poser de questions. « Je garde simplement mes oreilles ouvertes »374, dira Cage à Daniel Charles. Tout son mérite d’être entendu : « Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique »375. Parce qu’ils sont déjà musique, les sons nous suffisent, à condition que nous en prenions conscience, c’est-à-dire que nous sachions (les) écouter. Le problème réside donc dans l’écoute : pour accepter l’ouverture à tous les sons, il suffit d’écouter (autrement).